Isabelle Bonnet nous invite à entrer dans les intérieurs britanniques des années 1970-1980 grâce aux photographes documentaires qui ont préféré le foyer intime à la rue. Ils nous offrent les signes d’un nouveau mode de vie désormais centré sur l’espace domestique. Là, le statut des choses en dit long comme leur nombre, leur profusion dans le monde ouvrier qui s’oppose au dépouillement chez les bourgeois. Quant au « goût », les photographes le rendent aux habitants de ces intérieurs sans croire qu’il en existe un « bon » ou un « mauvais ».
Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire de la Fondation Hartung-Bergman, septembre 2016
Les « portraits » d’intérieurs
dans la photographie britannique
de 1970 à 1980
Isabelle Bonnet
Jusqu’aux années 1960, la rue, figure emblématique de l’espace social et de la classe ouvrière, prédominait dans la photographie et dans l’imaginaire britannique. Au cours des années 1970, avec l’émergence d’une nouvelle génération de photographes documentaires, s’opère un glissement progressif de la rue au foyer et un intérêt de plus en plus marqué pour l’espace domestique. Ce tournant reflète un nouveau mode de vie, désormais centré sur le foyer, qu’encouragent la prospérité, l’apparition de schémas de consommation inédits et l’essor spectaculaire de la télévision.
Quatre séries de photographies réalisées en Grande-Bretagne entre 1970 et 1980 sont consacrées à des portraits d’anonymes dans leurs intérieurs : June Street [ref]Série réalisée en 1973 lors de leur dernière année d’études à la Manchester Polytechnic.[/ref] de Martin Parr et Daniel Meadows, Byker.[ref]Sirkka-Liisa Konttinen, Byker, Londres Jonathan Cape Ltd, 1983.[/ref] de Sirkka-Liisa Konttinen, Middle England [ref]John Myers, Middle England, Ikon Gallery, Birmingham, 2012.[/ref]de John Myers et Belgravia [ref]Karen Knorr, Belgravia, Londres, Stanley/Barker, 2015.[/ref] de Karen Knorr. Toutes offrent un panorama social et culturel du Royaume-Uni durant cette décennie : June Street et Byker se penchent sur la culture ouvrière, Middle England sur la vaste classe moyenne et Belgravia sur la haute bourgeoisie. L’esthétique commune de ces clichés puise aux sources du « style documentaire [ref]Olivier Lugon, Le Style documentaire d’August Sander à Walker Evans, 1920-1945 (2001), Paris, Macula, 2011.[/ref] » : la clarté et la netteté expriment une intention descriptive méticuleuse et une absence délibérée de hiérarchie entre les personnes et les objets.
La représentation des intérieurs : expression d’une identité individuelle ou sociale ?
L’espace domestique, à travers sa culture matérielle, est un univers polysémique. Il est un point de convergence de notre identité sociale et culturelle. Il révèle les interactions, la structure et les valeurs familiales. Il traduit notre appropriation du monde extérieur. Il incarne notre résistance ou notre soumission à la norme. L’espace, les objets, l’accumulation ou la sobriété, les meubles standardisés ou estampillés, toutes ces choses du quotidien signalent un goût forgé par ce que Pierre Bourdieu nomme l’habitus [ref]Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.[/ref], c’est-à-dire une vision du monde social produite par l’éducation et un inconscient de classe qui donne à chacun le « sens de sa place [ref]Erving Goffman, « Symbols of Class Status », dans The British Journal of Sociology, vol. 2, n° 4, 1951, p. 294-304, « sense of one’s place ».[/ref] ».
L’espace matériel et la place du corps
La plus grande disparité se trouve, sans aucun doute, entre les espaces représentés dans les photographies de Belgravia et celles de June Street ou de Byker. Les logements ouvriers sont exigus et sombres, à l’opposé des atmosphères aérées et lumineuses que l’on trouve chez les plus privilégiés (fig. 1). Mais le cadre de vie ne se limite pas à l’inégalité économique, il induit un rapport particulier de l’individu avec son corps et celui des autres. L’environnement – spacieux ou étriqué – détermine ainsi la perception que l’on a de sa valeur dans l’espace social. Les poses des modèles appartenant à la classe ouvrière ou à la petite classe moyenne sur ces photographies, comparées à ceux de Belgravia, sont de ce point de vue édifiantes (fig. 2).
L’enveloppe des murs et le mobilier
Parallèlement aux inégalités des espaces, ce sont les choix décoratifs de l’environnement domestique qui expriment le plus les différenciations sociales. À la surcharge de motifs des intérieurs ouvriers répond l’ascèse de l’uni et du discret des classes moyennes et supérieures (fig. 3). Pour les premiers, la profusion ornementale exorcise le spectre de l’indigence et de la précarité. Elle conjure aussi la tristesse et la saleté d’un extérieur sordide. Dans la haute bourgeoisie, en revanche, l’« économie de moyens [ref]Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 285.[/ref] » manifeste justement ses moyens et elle se fait modèle de réussite sociale pour la classe moyenne, souvent tiraillée entre la crainte de paraître vulgaire et le désir de faire distingué. Si cette dernière rejette la luxuriance quasi baroque des murs et des moquettes de la culture ouvrière, elle partage pourtant avec elle un goût pour le meuble fabriqué en série, de style incertain, souvent lourd et sombre.
Sur quelques photographies de June Street, Byker ou Middle England, on remarque le meuble vitrine dont la fonction est véritablement la monstration et la préservation de ce que l’on possède de plus précieux (fig. 4). Si ce meuble exprime bien une représentation de soi, il ne marque par pour autant un étalage de la dépense, une consommation ostentatoire telle que la décrivait Thorstein Veblen [ref]Thorstein Veblen, The Theory of Leisure Class (1899), New York, Modern Library, 1934.[/ref].
La présence de meubles véritablement anciens ou résolument contemporains est l’exclusivité des intérieurs cossus de Belgravia. Posséder de l’ancien symbolise une continuité dynastique ou, au contraire, une réussite matérielle en quête de légitimité. Les choses anciennes sont un signe d’héritage autant matériel que culturel parce qu’elles manifestent une familiarité avec les choses de goût. Elles effacent « les stigmates de la production industrielle [ref]Jean Baudrillard, « La Morale des objets », dans Communications, n° 13, 1969, p. 23-50.[/ref] » en s’opposant aux biens produits en série. En utilisant une esthétique glacée néo-classique, Karen Knorr donne à ses images de la classe dominante un caractère « scientifique de catalogage [ref]Quentin Bajac, « Karen Knorr et la photographie britannique des années 80 », dans Quentin Bajac, Kathy Kubicki, Alfonso de la Torre (éd.), Karen Knorr, Cordoue, La Fábrica/Universidad de Córdoba, 2012, p. 27.[/ref] ». Si les objets contemporains n’ont pas pour fonction de signifier le temps, ils distinguent de la même manière leurs propriétaires en revendiquant un style opposé à « l’absence de style » des fabrications sérielles.
L’éclairage comme marqueur social
La lampe, objet souvent peu remarqué, est pourtant un marqueur social essentiel. Sa multitude ou sa rareté signifie une reconnaissance ou une ignorance des besoins individuels à l’intérieur du cadre familial. Il y a une corrélation entre le nombre de lampes et la notion d’individualité, entre la quantité d’éclairage et l’éducation ou la culture. Richard Hoggart, qui évoquait la vie familiale dans les foyers ouvriers, écrivait : « Être seul, penser seul, lire dans le calme est quasi impossible [ref]Richard Hoggart, La culture du pauvre, trad. de l’anglais par F. et J.C Garcias et J.C Passeron (1957), Paris, Minuit, 1970, p. 69.[/ref]. » Une deuxième source lumineuse s’ajoute à la lumière du plafonnier dans trois salons seulement de la série June Street et d’un seul intérieur de la série Byker. Sur les photographies de Middle England ou de Belgravia, en revanche, une même pièce possède souvent plusieurs luminaires (fig. 5).
Les décors imagés
L’abstraction n’existe pas dans la culture ouvrière où la figuration naturaliste domine. À l’exception d’une petite reproduction de L’Angélus de Millet chez une vieille dame – rappel des lointaines origines rurales de la classe ouvrière ? – et d’une minuscule Joconde étrangement recadrée dans le salon d’un jeune couple de la série June Street, il n’y a dans ces intérieurs ni copies de « l’art légitime » des Beaux-Arts, ni toiles peintes. On y trouve de simples posters ou chromos, toujours proprement encadrées. Quelques artistes semblent largement plébiscités : les œuvres de Lou Shabner par exemple, dont les chastes pin-up ont inondé le marché de masse britannique, sont présentes sur plusieurs clichés. Déploiement constant de douceur sous toutes ses formes, ces images décoratives ne représentent jamais le travail ouvrier. En revanche, la nature est omniprésente sous toutes ses formes : nombreux sont les paysages, imprimés ou en relief sur les assiettes, les objets zoomorphes, les feuillages en pot ou en motif. Cet hymne permanent à la nature dans les intérieurs indique qu’elle est absente de l’environnement extérieur (fig. 6).
À l’opposé, les murs des salons de Belgravia regorgent de tableaux, lithographies ou gravures, souvent anciens. Ils s’inscrivent dans la même mythologie dynastique que l’objet ou le meuble. Cependant, si ces œuvres montrent un certain capital culturel, elles attestent aussi du goût conservateur de cette bourgeoisie : même contemporaines, elles ont été les avant-gardes d’hier et sont, depuis longtemps déjà, largement consacrées. Cette absence d’audace, qui prévaut aussi dans le choix des meubles, suggère que la plupart des résidents de la série Belgravia appartiennent à une bourgeoisie d’affaires, avec un fort capital économique sans posséder pour autant de grandes compétences culturelles (fig. 7).
La « bonne vie » dans les assiettes
S’il y a un objet décoratif que l’on ne trouve jamais sur les clichés des intérieurs bourgeois de Belgravia, c’est bien l’assiette murale. En revanche, elle se décline dans toutes les tailles, en faïence, en cuivre, peinte ou à relief dans une majorité d’intérieurs ouvriers de June Street ou de Byker et dans quelques-uns de ceux de Middle England. Placée de préférence au-dessus de la cheminée, dans l’espace convivial que représente le salon, tantôt seule pour marquer le milieu du mur, tantôt démultipliée pour rythmer la décoration d’une stricte symétrie, l’assiette est là pour rappeler l’importance de la bonne chère dans les classes populaires. Elle célèbre cette nourriture vitale qui donne sa force au corps et qui compense les jours de privations (fig. 8).
Les photographies exposées
Les photographies de famille, « emblèmes domestiques [ref]Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie (1965), Paris, Minuit, 1974.[/ref] » par excellence, sont peu présentes dans les appartements de Belgravia ou ceux de Middle England. Elles se déploient en nombre sur les dessus de cheminée ou sur les buffets des intérieurs ouvriers dans Byker ou June Street. Contrairement aux galeries de portraits d’ancêtres, ce sont ici les descendants qui apparaissent plutôt que les ascendants. Cette représentation autobiographique, longtemps absente des foyers ouvriers, explique leur exposition systématique et leur absence dans les milieux plus habitués à l’auto représentation (fig. 9).
Quand le « micro » reflète le « macro »
Ces portraits d’anonymes sont autant de portraits d’intérieurs qui révèlent combien la culture matérielle de l’espace privé s’avère conditionnée : ils reflètent une identité sociale plutôt qu’une expression individuelle. Les séries June Street et de Byker témoignent de la culture particulière de la classe ouvrière, mais aussi de sa résistance aux valeurs du bon goût bourgeois. Pour reprendre les mots de Joëlle Deniot, « il s’agit bien d’abord d’un acte de goût et non de mauvais goût [ref]Joëlle Deniot, Ethnologie du décor en milieu ouvrier, le bel ordinaire, Paris, L’Harmattan, 1995.[/ref]. » Les images très construites de Karen Knorr contredisent et soulignent de manière ironique « l’idéologie du goût naturel [ref]Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit.[/ref]» de la haute bourgeoisie pour légitimer sa domination. Si le contraste est tranché entre ces deux extrémités de la hiérarchie, il devient plus nuancé dans la classe moyenne de Middle England, dont l’esthétique – et la place – oscille entre celle de la grande bourgeoisie et celle de la classe ouvrière.
Ces photographies rassemblées offrent un tableau de la Grande-Bretagne pré-thatchérienne : une société de classes nettement hiérarchisée dans laquelle la classe ouvrière existe et jouit encore d’un statut respectable. Mais c’est aussi une société qui n’a toujours pas intégré son multiculturalisme : l’absence, sur ces photographies, de personnes originaires des anciennes colonies parle d’elle-même.
Bibliographie
Daniel MEADOWS, June Street, dans Living Like This, Around Britain in the Seventies, Arrow Books, Londres, 1975. Édition française : Val Williams, Martin Parr, Paris, Phaidon, 2004.
Karen KNORR, Belgravia, Londres, Stanley/Barker, 2015.
Sirkka-Liisa KONTTINEN, Byker, Londres, Jonathan Cape Ltd, 1983.
John MYERS, Middle England, Birmingham, Ikon Gallery, 2012.
Jean BAUDRILLARD, « La Morale des objets », dans Communications, n° 13, 1969. p. 23-50.
_____, Le Système des objets (1968), Paris, Gallimard, 1990.
Pierre BOURDIEU, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
Joëlle DENIOT, Ethnologie du décor en milieu ouvrier, le bel ordinaire, Paris, L’Harmattan, 1995.
Richard HOGGART, La culture du pauvre, trad. de l’anglais par F. et J.C Garcias et J.C Passeron (1957), Paris, Minuit, 1970.
Daniel MILLER, Home Possessions, Material Culture behind Closed Doors, Oxford, Berg, 2001.
Martine SEGALEN, Béatrix LE WITA (éd.), Chez soi, objets et décors : des créations familiales ?, Paris, Autrement, série Mutations, n° 137, 1993.
Jean-François STASZAK, « L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur », dans Annales de Géographie, t. 110, n° 620, 2001, p. 339-363.
Après avoir travaillé durant vingt-cinq ans dans la photographie de mode, Isabelle Bonnet reprend des études d’histoire de l’art en 2011. Son mémoire de master 2, rédigé sous la direction de Michel Poivert à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, réunit un corpus de photographies britanniques réalisées entre 1970 et 1980 sur le thème du portrait dans l’espace domestique. Elle vient de publier un article sur la photographie de travestis dans le livre Mauvais genre, Les travestis à travers un siècle de photographie amateur de Sébastien Lifshitz aux éditions Textuel (2016).