Elections et alternances : la résistance des partis dominants en Turquie

Benjamin Gourisse

04/2016

 « Le pouvoir n’use que ceux qui n’en ont pas ». Giulio Andreotti

Au terme d’une campagne pendant laquelle ses stratèges ont mobilisé tous les moyens à leur disposition pour remporter le scrutin après leur échec relatif de juin 2015, le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, est sorti par le haut des élections législatives du 1er novembre dernier. Le parti a flirté avec son record de 2011 et a pu former, une nouvelle fois, un gouvernement monopartisan. Ce résultat est d’autant plus remarquable que la campagne a été marquée par l’attentat le plus meurtrier de l’histoire du pays (10 octobre), que l’économie marque le pas (avec une inflation en hausse à 8,81% en 2015) et que la région est fortement déstabilisée (reprise des combats dans les régions kurdes du pays et arrivée de plus deux millions de réfugiés syriens). Cette large victoire de l’AKP a surpris la plupart des observateurs, aucun institut de sondage n’ayant prévu son ampleur.

Il convient de prendre un peu de recul historique afin de comprendre pourquoi, en dépit de tous ces éléments, les Turcs continuent à accorder leur confiance à l’AKP. La victoire de l’AKP atteste de la prégnance du vote conservateur dans le pays mais elle confirme surtout cette loi d’airain de la vie politique turque : une fois aux affaires, un parti ayant réussi à former seul un gouvernement majoritaire s’impose à chaque élection suivante, parce qu’il peut s’approprier de façon massive les institutions et les ressources de l’Etat.

La prégnance du vote conservateur

Le 1er novembre, l’AKP a recueilli 4,6 millions de voix de plus qu’aux élections de juin 2015. La fraude électorale, indéniable, ne peut seule expliquer l’ampleur de cette progression.
Il apparaît surtout qu’avec 49,4% des suffrages (soit 8,5 points de plus qu’en juin), l’AKP a réussi à s’imposer auprès de l’électorat conservateur, qui représente traditionnellement entre 60 et 65% de l’électorat turc. En effet, depuis le passage au multipartisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tous les partis dominants ? sont issus du courant conservateur (références publiques à l’islam, en contradiction avec le projet kémaliste à l’origine de la fondation du régime). Lors des élections de juin, la montée en puissance du Parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi, HDP, gauche pro-kurde) et la désaffection d’une partie de l’électorat conservateur de l’AKP passée au Parti de l’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP, extrême droite nationaliste) ont contribué au recul électoral de la formation d’Erdogan. En relançant la guerre contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et en adoptant un discours ultranationaliste et sécuritaire, l’AKP est parvenu à s’imposer au sein de la partie de l’électorat conservateur qui lui avait préféré le MHP cinq mois plus tôt. Il progresse dans l’ensemble des 81 provinces du pays. Le MHP, quant à lui, recule absolument partout. Ce parti, seul capable jusqu’alors de tenir tête à l’AKP en Anatolie centrale et dans les provinces côtières de la Mer noire, s’effondre littéralement. En intensifiant sa rhétorique sécuritaire et nationaliste, l’AKP a donc remporté cette bataille de l’Anatolie conservatrice et s’est donné les moyens de retrouver seul le pouvoir. Le HDP enregistre également un recul, notamment dans les zones kurdes, où il subit plus qu’ailleurs le renforcement de l’AKP. Il parvient toutefois à se maintenir à un niveau suffisamment élevé pour conserver une représentation parlementaire. La violence paroxystique déployée par les forces de l’ordre dans le Sud-Est du pays ainsi que les pressions et les agressions subies par ses militants depuis l’été expliquent aisément ce reflux, une partie de l’électorat kurde ayant visiblement préféré un retour à au statu quo ante à une exacerbation des tensions dans la région. Parmi les concurrents de l’AKP, seul le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP, gauche kémaliste) est parvenu à se maintenir au niveau du scrutin précédent.
Les stratèges de l’AKP ont ainsi réussi à siphonner le vote nationaliste et conservateur tout en affaiblissant – de façon certes relative – le vote kurde dans ses bastions historiques. C’est en prenant en compte ces deux dimensions qu’il estpossible de comprendre l’ampleur de la victoire du Parti de la justice et du développement.

La résilience des partis dominants

L’analyse resterait cependant partielle si elle s’en tenait à ces éléments. Comprendre la victoire de l’AKP nécessite de se replacer dans le temps long des pratiques de pouvoir dans la Turquie républicaine. Le coup tactique réussi lors des élections de novembre 2015 résulte d’un apprentissage long de plus d’une décennie de la mobilisation de l’appareil d’Etat par les cadres du parti. En s’appropriant les institutions publiques depuis son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP a reproduit – en les développant largement – les pratiques de pouvoir des partis dominants qui l’ont précédé.
En effet, depuis 1950 et la première alternance électorale, chaque fois qu’un parti a pu former seul un gouvernement majoritaire, il a réussi à remporter les élections suivantes et à se maintenir sans subir l’usure du pouvoir caractéristique ailleurs. C’est le cas du Parti démocrate (Demokrat Parti, DP), qui a formé un premier gouvernement en 1950 et s’est ensuite imposé aux élections législatives de 1954 et de 1957, ainsi que du Parti de la justice (Adalet Partisi, AP) entre 1965 et 1971. Il existe une seule exception : le Parti de la mère patrie (Anavatan Partisi, ANAP), qui a perdu les législatives de 1989 après six années où il a gouverné seul. Toutefois, la formation n’a jamais véritablement été seul aux affaires, les militaires disposant à l’époque de nombreuses positions institutionnelles.
Ce constat s’explique par le fait qu’en intervenant dans les procédures de nomination des fonctionnaires et des employés des entreprises publiques, les partis de gouvernement disposent d’un puissant moyen de rétribution de leurs militants et d’entretien de leurs clientèles électorales, ce qui leur permet de trouver le concours humain indispensable à leurs activités politiques et de contrôler les institutions visées. La présence de soutiens au sein de ces dernières constitue un atout en période électorale, les militants fonctionnarisés pouvant utiliser les moyens de l’Etat pour soutenir le travail de mobilisation électorale du parti. En Turquie, contrôler l’Etat permet, davantage que dans d’autres régimes pluralistes, de maîtriser l’ensemble des secteurs sociaux en intensifiant les contrôles transversaux sur la société, de disposer des moyens d’élargir sa clientèle électorale par l’allocation des ressources publiques et la distribution des marchés, mais aussi de mobiliser des moyens d’actions multiples pour réprimer l’opposition et instrumentaliser les processus électoraux.
C’est donc, in fine, bénéficier d’une position de domination qui n’est pas simplement politique mais repose sur les collusions entre bureaucratie, institutions sécuritaires et judiciaires, partenaires sociaux, médias et groupes économiques permettant d’utiliser simultanément un répertoire hégémonique et coercitif afin de reconduire les positions de pouvoir occupées.
Dans ce contexte, seuls les coups d’Etat ont permis à l’armée de mettre fin cette consolidation d’un parti au pouvoir. Le coup d’Etat du 27 mai 1960 a ainsi mis un terme à dix ans de pouvoir du Parti démocrate ; celui du 12 mars 1971 a obligé le gouvernement AP de Süleyman Demirel à démissionner au terme de plus de cinq années passées au gouvernement. Enfin, le mémorandum du 28 février 1997, par lequel l’armée a exigé la dissolution du gouvernement, visait à briser l’élan du Refah, parti islamiste membre de la coalition au pouvoir, dont les précédents résultats électoraux laissaient présager qu’il pourrait rapidement conquérir la majorité absolue.
Comme le Parti démocrate dans les années 1950 et le Parti de la justice dans les années 1960, l’instrumentalisation que l’AKP peut faire des ressources et des institutions publiques lui permet de remporter tous les scrutins auxquels il participe. L’unique différence entre la situation actuelle et celle des prédécesseurs de l’AKP réside dans la marginalisation et la neutralisation politique de l’armée, qui, dans l’histoire du pays, a été la seule force capable de mettre fin au pouvoir d’un parti dominant.

La marginalisation et la neutralisation de l’appareil militaire

Après 1980, l’importance accordée aux questions de sécurité nationale (milli güvenlik) justifie le rôle politique des militaires, que les ennemis désignés soient communistes (comme en 1980), kurdistes (pendant les années 1980 et 1990) ou islamistes (lors du coup d’Etat de 1997). Elle légitime la diffusion d’un référentiel sécuritaire dans de nombreux secteurs sociaux (information, enseignement, économie, politique) et la mise en place d’un mécanisme de double commande politique par lequel l’armée s’impose sur les gouvernements civils. Depuis 2002 et la constitution du premier gouvernement AKP, ce régime sécuritaire mis en place par les militaires au lendemain du coup d’Etat du 12 septembre 1980 s’est peu à peu effondré. La vague de réformes liées à la candidature du pays à l’Union européenne et les exigences des bailleurs de fonds internationaux et du Fonds monétaire international ont fortement contribué à la marginalisation des militaires dans le système politique. Elles ont encouragé le patronat à prendre ses distances avec l’armée pour soutenir les initiatives réformistes de l’AKP. Par ailleurs, dans un contexte d’internationalisation de l’économie turque et de hausse de l’influence de l’Union européenne et des organisations financières supranationales depuis les années 1990, les coups d’Etat sont désormais très coûteux. Critiqué par les alliés de la Turquie, le contrôle des institutions publiques par l’armée est devenu contreproductif aux yeux des entrepreneurs désireux d’accéder aux marchés extérieurs. Une partie importante des milieux économiques a ainsi retiré son soutien aux militaires au début des années 2000 au profit de l’AKP, qui militait pour un rapprochement avec l’Union européenne. En octobre 2008 – quelques mois après une tentative infructueuse du procureur général pour obtenir la fermeture de l’AKP et l’interdiction d’activité politique de 71 de ses dirigeants1 – les premiers procès contre les militaires ont été ouverts par une justice acquise au intérêts de l’AKP. Ils visent les membres d’Ergenekon, une organisation politico-militaire infiltrée dans l’Etat accusée de préparer un coup d’Etat. Ces procès Ergenekon vont concerner à la fois le haut commandement militaire – un dixième des généraux en activité ont été détenus – et des officiers moins gradés, mais également des membres d’associations national-souverainistes et des personnalités de la société civile (journalistes, universitaires, avocats, etc.) connues pour leur opposition au parti au pouvoir. En parvenant à domestiquer l’armée puis en orchestrant de larges croisades judiciaires contre les secteurs de l’appareil militaire qui lui étaient les plus hostiles, l’AKP s’est donc donné les marges de manœuvre nécessaires pour assurer sa réélection.

Le système politique turc des années 2010

La configuration du système politique turc des années 2010 se rapproche ainsi de celle des années 1950, quand le Parti démocrate, dominant, était parvenu à s’entendre avec une partie de la hiérarchie militaire au détriment des officiers subalternes. Cependant, contrairement aux années 1950, l’institution militaire dispose de procédures de contrôles internes et de dispositifs disciplinaires qui interdisent tout mouvement subversif d’envergure (comme ce fut le cas lorsqu’une organisation militaire clandestine, majoritairement composée de colonels, renversa le gouvernement Menderes et prit le pouvoir le 27 mai 1960). Les militaires n’apparaissent donc plus en mesure de mettre un terme au renforcement du parti dominant au pouvoir.
L’AKP dispose alors des marges de manœuvres nécessaires pour mettre en place un modèle (économique, politique et social) dominant qui, comme l’ont montré les manifestations de la place Taksim à Istanbul au printemps 2013 et l’incapacité du gouvernement à résoudre la « question » kurde, n’est pas consensuel. Dans ce contexte d’appropriation massive des ressources et des positions étatiques par le parti au pouvoir, le désaccord sur le modèle social se double d’un très faible niveau de confiance des élites politiques entre elles2 . Et pour la première fois depuis le début des années 1960, ces conflits sociaux et politiques se déroulent sans que l’armée ne puisse les instrumentaliser.
Les élections de novembre 2015 ont donc montré que le multipartisme et le pluralisme ne peuvent suffire à établir le caractère démocratique d’un régime, celui-ci résidant in fine dans la possibilité d’une alternance régulière à la tête de l’Etat. En Turquie, ceci reste malheureusement aujourd’hui encore un vœu pieux.

  • 1. Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Ergogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, la Découverte, 2015, p. 111.
  • 2. Gilles Dorronsoro et Benjamin Gourisse, « Une clé de lecture du politique en Turquie : les rapports Etat-partis », Politix, 27 (107), 2014, pp. 195-218
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