Les Grandes Déconvenues - Romain Bertrand
Romain Bertrand
Paris, Seuil (L'Univers historique), 2024, 384 p.
On dit que la France, au XVIe siècle, a manqué son rendez-vous avec le Monde, puisqu’elle n’aurait pris aucune part à l’épopée de l’exploration des sociétés lointaines – flirtant avec le Brésil, mais boudant l’Asie. Pourtant, deux capitaines dieppois, Jean et Raoul Parmentier, conduisent jusqu’à l’île de Sumatra, en 1529, deux nefs de fort tonnage. Ils en ramènent des plaies, des bosses et un peu de poivre. Aujourd’hui oubliée, leur navigation fut érigée au XIXe siècle en preuve incontestable d’une contribution française glorieuse à la geste des Grandes découvertes. C’est toute la Renaissance occidentale qui aurait débarqué, sous pavillon tricolore, en Insulinde. La fable est flatteuse pour l’idée que nous nous sommes longtemps faite de nous-mêmes comme de pionniers, voire de missionnaires de la « modernité ». Il n’est pas certain qu’elle résiste à l’examen. Menée en archives et dans les méandres des chroniques, l’enquête oblige à s’intéresser d’un même mouvement au monde des marins normands et à celui des négociants malais, à la cour de François Ier et à celle du sultan de Tiku, à la poésie mariale du « Puy » de Rouen et à celle des maîtres de mystique musulmans. Ce qui se joue alors le long du troisième parallèle, lorsque les Dieppois font relâche à Sumatra, ne se comprend qu’à condition de rouvrir les portes de la comparaison – entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est aussi bien qu’entre le savoir des « gens de mer » et celui des érudits. En nous aidant à contempler, défardées, nos grandes déconvenues, cette traversée nous invite à penser la « modernité » au pluriel et la Renaissance au conditionnel.