Transition énergétique ou hydrocarbures de schiste ?

Maxime Combes

01/2014

Le débat sur les hydrocarbures de schiste esquive le plus souvent les enjeux que constituent les défis climatiques. Comme si l'exploration de nouveaux hydrocarbures allait de soi et comme si la lutte contre les dérèglements climatiques ne devaient pas influencer les choix d'investissement privés dans les énergies fossiles. Pourtant, la prise en compte des exigences climatiques devrait inciter gouvernements et législateurs à instaurer un moratoire général sur toute nouvelle exploration d'énergie fossile, à faciliter le basculement des investissements privés vers les politiques de sobriété et d'efficacité énergétique, et à instituer des mécanismes permettant d'amortir la bulle carbone qui s'est progressivement constituée dans le secteur financier.

Dans son rapport annuel World Energy Outlook 2012, l'Agence Internationale de l'Energie (AIE) préconise de laisser dans le sol plus des deux tiers des réserves prouvées de combustibles fossiles. Pour l'AIE « notre consommation, d'ici à 2050, ne devra pas représenter plus d'un tiers des réserves prouvées de combustibles fossiles » afin de ne pas dépasser les 2°C de réchauffement global maximal d'ici la fin du siècle. Un objectif fixé par la communauté internationale, validé par les Etats aussi bien lors des conférences climat de l'ONU de Copenhague et des suivantes, que lors des G8, G20, assemblées générales de l'ONU ou Conseils européens.

C'est en prenant à la lettre cet objectif que le Potsdam Institute for Climate Impact Research avait calcul1 la quantité maximum de carbone que l'humanité pouvait émettre sur la période 2000-2050 pour avoir quatre chances sur cinq de ne pas dépasser la barre fatidique. Sur cette période, le budget carbone de l'humanité est de 886 gigatonnes de dioxyde de carbone (Gt CO2). En 2011, nous en avions déjà émis un tiers, ce qui ramène ce budget à 565 Gt CO2 pour la période 2012-2050. Or, la combustion de toutes les réserves prouvées de pétrole, charbon et gaz de la planète engendrerait 2 795 gigatonnes de CO2, soit 5 fois plus.

Dit autrement, selon ces données, 80 % des réserves d'énergies fossiles actuelles ne doivent pas être extraites et consommées si l’on veut respecter les objectifs de stabilisation du climat fixés par la communauté internationale. Soit la majorité des réserves conjointes de pétrole, de gaz et de charbon. Bien entendu, les résultats peuvent être discutés et précisés. Mais les ordres de grandeur et le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ont confirmé qu'il fallait laisser une proportion importante de réserves actuelles d'énergies fossiles dans le sol.

Au regard des enjeux climatiques, l’humanité ferait donc face à un trop-plein d’énergies fossiles d'ici 2050 et non à une pénurie comme le laisse entendre, trop souvent, le débat public. A moins d'être climato-sceptique il y a donc aujourd'hui trop de pétrole, de gaz et de charbon sous nos pieds. Pour être tout à fait exact, l'AIE suspend cette conclusion à la possibilité « d'un déploiement à grande échelle de la technologie de captage et de stockage du carbone (CSC) ». A ce jour, ces techniques sont non maîtrisées, peu fiables, délaissées par le secteur industriel et incapables de s'occuper de l'essentiel des émissions de CO2 liées aux transports, au bâti et aux petites unités de production industrielle. En ce sens, il est donc raisonnable de les écarter.

Pourtant les entreprises extractrices de pétrole, de gaz et de charbon poursuivent une recherche très active de nouveaux champs, gisements et filons. Des records d'investissements sont franchis chaque année. Selon une récente étude de l’IFP Energies Nouvelles2, les investissements d'exploration-production de pétrole et de gaz vont dépasser les 750 milliards de dollars (550 milliards d'euros) en 2014, en croissance de 8 % par rapport à l'année précédente, principalement en Amérique du Nord et Asie-Pacifique, contre à peine 220 milliards de dollars dans les énergies renouvelables en 2012. Ces mêmes investissements ne dépassaient pas les 250 milliards de dollars en 2004. Sur les 104 000 nouveaux puits forés en 2013, 58 % l'auront été en Amérique du Nord, principalement dans l'exploitation des hydrocarbures de schiste.

Cette logique exploratrice et extractive n'est pas sans lien avec le monde de la finance. Les valorisations boursières des multinationales de l'énergie et les notations qui leur sont délivrées par les agences sont pour partie fonction des réserves prouvées qu'elles peuvent annoncer en fin d'exercice. Pour maintenir leur situation boursière, les multinationales n'ont d'autres choix que d'explorer et forer. L’ensemble des réserves actuelles de pétrole, gaz et charbon est valorisé aux environs de 4 600 milliards de dollars sur les principales places boursières de la planète, faisant des entreprises de l’énergie les poids lourds des indices boursiers. La part des énergies fossiles tend même à se renforcer, notamment sur les marchés financiers de Londres (pétrole) et de New York (charbon) selon Carbon Tracker3 au point d'évoquer une véritable « bulle carbone ». qui ne tiendrait pas compte de l'objectif climatique maximal fixé par la communauté internationale.

Un groupe de soixante-dix investisseurs mondiaux, représentant un capital de financement de l'ordre de 3000 milliards de dollars, a ainsi interpellé4 quarante-cinq des plus importantes entreprises productrices de pétrole, de gaz, de charbon et d'électricité sur leur exposition à ce risque « climatique ». La directrice générale d'un fonds de pension des fonctionnaires californiens a affirmé que son entreprise avait besoin d'une « stratégie robuste à long terme qui reflète la réalité à laquelle nous faisons face » et qu'il n'était pas « possible d'investir dans une catastrophe climatique ». Une démarche encouragée par Carbon Tracker, qui considère qu'« il faudrait que les régulateurs imposent une évaluation du business model des entreprises extractives en fonction du volume de carbone maximum que nous devons émettre pour ne pas dépasser les deux degrés ». Ce n'est pas encore le cas. Le ratio énergies fossiles / énergies renouvelables des indices boursiers est généralement de 1 à 255. Pour chaque dollar investi dans les énergies renouvelables sur les marchés action, il y en a quatre dans les énergies fossiles : ainsi, les investisseurs institutionnels (assureurs, banques, fonds d'investissement etc.) orientent l'épargne vers le secteur des énergies fossiles, non vers le secteur des énergies renouvelables.

Sans nouvelles régulations contraignantes, la stabilité à court terme de la valorisation boursière et de la rentabilité financière des entreprises pétrolières, gazières et charbonnières suppose qu'elles poursuivent sans limite de nouvelles explorations et de nouveaux forages – ou qu'elles encouragent celles des entreprises juniors – sans tenir compte des exigences climatiques. A cette pratique, correspond une bulle « carbone » globale, pouvant se transformer en bulle financière. Ces entreprises constituent donc un secteur structurellement climato-sceptique, dont les incitations boursières, économiques et financières vont à l'encontre des exigences fixées par la communauté internationale. En ce sens, la recherche et l'extraction de ressources énergétiques fossiles peuvent-elles être laissées à la seule appréciation du secteur privé alors que de leurs décisions dépend la possibilité d'assurer une certaine stabilité climatique, bien commun de l'humanité ?

En poursuivant ce raisonnement, il n'y aurait donc aucune raison de continuer les explorations et forages pour extraire du pétrole, du gaz ou du charbon toujours plus loin, toujours plus profond. Extrêmement coûteuses et dangereuses, les explorations d'hydrocarbures non conventionnels, comme les gaz et pétrole de schiste, semblent bien incompatibles avec les objectifs climatiques. D'ailleurs, le secteur industriel favorable à l'exploitation de ces énergies fossiles ne s'aventure guère sur ce terrain. Par exemple, le Groupement des entreprises parapétrolières et paragazières et des professionnels du pétrole et du gaz (GEP-AFTP) a identifié6 quatre types de « risques » liés à ces extractions: la pollution des sous-sols, l'approvisionnement en eau, la composition des fluides de fracturation et les impacts sociétaux. Les défis climatiques n'y figurent pas. Pas plus qu'ils ne figurent dans le débat public français qui se limite bien souvent aux effets, aujourd'hui bien documentés, de la fracturation hydraulique.

Sur la base de la réflexion présentée ci-dessus, mêler les débats « faut-il extraire les pétroles et gaz de schiste » et « que faire pour stopper le réchauffement climatique » revient à clore définitivement le premier. « Oui mais le gaz est moins émetteur de gaz à effets de serre que le charbon », est-il parfois répondu pour réhabiliter l'exploitation des gaz de schiste. En plus de ne pas réhabiliter le pétrole de schiste – ce qui devrait donc disqualifier définitivement toute une série de projets – cet argument comporte trois erreurs manifestes : il confond l'absolu et le relatif, car c'est la majorité des réserves conjointes de pétrole, de gaz et de charbon qui doivent être laissées dans le sol, qu'importe leur substitution relative au sein du budget carbone qui est alloué d'ici 2050 ; il préconise des investissements financièrement non robustes au regard des engagements climatiques ; enfin, il ne tient pas compte des études scientifiques7 qui raisonnent à partir du cycle complet du gaz de schiste et démontrent qu'il émet plus de gaz à effets de serre que le charbon.

Lors de la dernière conférence environnementale, François Hollande s'est engagé à réduire de 30 % la consommation d'énergies fossiles du pays d'ici 2030. « La transition énergétique, ce n'est pas d'aller chercher de nouveaux hydrocarbures » a-t-il été dit par plusieurs ministres, publiquement ou en off. Au regard des exigences climatiques, une telle phrase fait mouche. Simple, concise et fondée. Et partagée si l'on en croit un sondage8selon lequel moins d’un Français sur trois (30 %) et moins d’un dirigeant d'entreprise sur quatre (23 %) jugent l’exploitation du gaz de schiste « compatible » avec la transition énergétique. En effet, à quoi bon explorer de nouveaux gisements s'il faut laisser 80 % de ces nouvelles ressources dans le sol d'ici 2050 ? Mieux vaudrait allouer ces ressources financières, techniques et humaines dans des politiques de sobriété et d'efficacité énergétique qui font défaut.9

Laisser pétrole, gaz et charbon dans le sol : une idée à creuser

De quoi donner une feuille de route au gouvernement dans l'optique de la conférence de l'ONU sur le climat que la France a décidé d'accueillir en 2015. A défaut d'un miracle techno-scientifique ou industriel qui puisse résoudre les défis énergétiques de manière soutenable sur le plan écologique, juste socialement, égalitaire entre les populations de la planète et durable dans le temps, la prise en charge des défis climatiques semble passer par un moratoire international sur toute nouvelle recherche d'énergies fossiles, à commencer par les hydrocarbures non conventionnels comme les gaz et pétrole de schiste. Un tel moratoire pourrait même apparaître comme une condition sine qua non à toute possibilité de transition énergétique qui soit à la hauteur des défis climatiques, si l'on en croit le dernier rapport du GIEC. Enfin, il serait l'occasion de ralentir considérablement les extractions actuelles, de faire basculer d'importants moyens financiers et humains sur des politiques de sobriété et d'efficacité énergétiques, et sur le développement des énergies renouvelables, dans l'optique d'une transformation profonde des modèles de consommation et de production.


Maxime Combes est économiste, membre d'Attac France et de l'Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec), engagé dans le projet Echo des Alternatives (www.alter-echos.org) et Co-auteur de La nature n'a pas de prix, les méprises de l'économie verte. Attac France, 2012, Editions Les Liens qui Libèrent.

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