Avis de tempête sur le cinquième gouvernement Orbán

08/09/2022

Après une victoire bien plus importante qu’attendue aux élections législatives du 3 avril 2022, Viktor Orbán a débuté le 24 mai son quatrième mandat consécutif depuis 2010, le cinquième de sa longue carrière politique commencée à la fin des années 1980. Le même jour, sa majorité FIDESZ-KDNP apportait une dixième modification à une constitution qu’elle avait elle-même votée en grande pompe en 2011. Au prétexte de la guerre en Ukraine, la Hongrie basculait d’un état d’urgence sanitaire, à un nouveau régime d’exception lié cette fois-ci à la guerre dans un pays voisin. Le goût de l’homme fort de Budapest pour l’ingénierie constitutionnelle s’illustrait une fois de plus. 

La mesure ne visait pas tant le contournement de l’arène parlementaire, contrôlée à plus de deux tiers par sa majorité très disciplinée, que la maîtrise des horloges, dans une situation de forte vulnérabilité économique et de tensions internationales. Dans la foulée, le gouvernement a adopté de nouveaux impôts sur les « profits exceptionnels » des entreprises des secteurs énergétique, bancaire, de la distribution, des assurances, des télécommunications, de l’industrie pharmaceutique et des compagnies aériennes. La hausse de l’inflation (14,7% en juillet, parmi les plus élevée en Europe ) et l’affaiblissement de la monnaie nationale (dépassant les 10% par rapport à l’euro depuis le début de l’année1) ont également poussé l’exécutif à opérer une rectification budgétaire. Enfin, début juillet, alors que l’hypothèse d’un hiver privé de gaz russe pointait à l’horizon européen, le gouvernement Orbán a revisité le cœur de sa politique de « bien-être national » en cours depuis 2013, à savoir le plafonnement des prix du gaz et de l’électricité distribués aux ménages. Au nom de la nécessaire réduction de la consommation, les prix seront désormais libres au-delà d’un niveau d’utilisation défini comme « moyen ». Également politiquement coûteuse, la révision soudaine du statut des travailleurs indépendants – très favorable jusqu’à présent – touchant quelque 450 000 auto-entrepreneurs dès le 1er août - a déclenché en juillet des mobilisations de rue, inédites depuis des années.

Si la communication gouvernementale continue à promouvoir l’image d’un chef protecteur du peuple, le navire hongrois n’est pas moins confronté à des vents contraires. Devant ses électeurs et pour justifier les restrictions économiques, Viktor Orbán insiste sur le caractère délétère des sanctions européennes contre la Russie, qu’il a lui-même fini par voter. Il juge qu’elles nuisent davantage aux économies européennes qu’à leur cible russe. Certes, les interrogations sont réelles et partagées mais de tels propos tenus par un responsable en fonction, même réputé proche de Poutine, jette une ombre sur l’unité européenne, alors que l’évolution des opinions à l’égard du coût économique du soutien apporté à l’Ukraine est observée de près. Plus généralement, la posture hongroise vis-à-vis de la guerre menée par la Russie en Ukraine marginalise Budapest sur la scène européenne. Le gouvernement Orbán a certes condamné l’agression, approuvé les sanctions et a participé au financement européen d’équipement militaire destiné à l’Ukraine. Il a en revanche refusé le transit d’armes par la Hongrie et contrairement aux autres membres du groupe de Visegrad (Pologne, République tchèque et Slovaquie), il n’a pas soutenu militairement Kiev sur une base bilatérale.

En même temps, le besoin urgent de financements européens conduit le cinquième gouvernement Orbán à la quête du compromis avec la Commission de Bruxelles. Nonobstant le conflit et la valorisation de l’unité européenne face à celle-ci, la Commission fait quant à elle montre de plus d’intransigeance que par le passé, sous la pression d’une majorité d’euro-parlementaires très critiques à l’égard des dérives hongroises en matière d’Etat de droit. Les incertitudes économiques et les configurations européenne et internationale refaçonnées par la guerre en Ukraine posent des défis inédits au gouvernement de Viktor Orbán, à peine quelques mois après son triomphe électoral.

Les variables d’une victoire : retour de l’Etat, identarisme et globalisation néo-libérale

Avec un taux de participation relativement stable (70%), la droite national-populiste de l’Alliance des jeunes démocrates–Union civique hongroise (FIDESZ)2 portée par son chef charismatique a enregistré le 3 avril 2022 son meilleur résultat depuis 2010, obtenant 54% des suffrages  (contre 52,7% en 2010, 44,8% en 2014 et 49,2% en 2018). Elle dispose désormais de 135 sièges parlementaires sur 199, soit deux de plus par rapport à la précédente mandature. Avec 34,4% des votes3, la coalition des six partis de l’opposition a perdu six sièges par rapport à 2018, lorsque les socialistes, les différents groupes libéraux, les verts et la droite radicale de l’Alliance des jeunes de droite - Mouvement pour une meilleure Hongrie (Jobbik) s’étaient présentés en ordre dispersé. Un nouveau parti d’extrême-droite (Mi Hazánk, « Notre patrie ») issu d’une scission avec un Jobbik « normalisé » (et privé d’une partie de son fonds de commerce par la majorité qui a investi le terrain du populisme national) a réussi, lui, à dépasser le seuil des 5% nécessaires à la représentation parlementaire (5,9% et 6 sièges)4

La droite d’Orbán a élargi sa base électorale sur l’ensemble du territoire hongrois, qu’il s’agisse des campagnes (63,2%, + 6 points), des petites villes (56%, + 6 points), des moyennes (49,3%, + 4 points) ou encore des grandes villes (46,5% + 3 points) et de Budapest (40,8%, +2 points). La capitale reste pourtant acquise à l’opposition qui y contrôle 17 de ses 18 circonscriptions uninominales. La quatrième victoire successive du camp Orbán et l’ampleur de celle-ci questionnent, aux yeux de certains observateurs hongrois, la possibilité d’une alternance au pouvoir par les urnes, hors situation de crise extrême. Elle donne à voir les clivages existant entre Budapest et la province (dont les habitants votent davantage pour le FIDESZ), entre les diplômés et les non-diplômés (ces derniers étant plus proches de la droite nationale-populiste), entre les catégories aisées et les classes populaires (lesquelles votent surtout pour Viktor Orbán), entre les jeunes et les plus de 60 ans (le FIDESZ étant plus populaire parmi les plus âgés). Par-delà ces dichotomies qui renvoient du pays une image statique et schématique, le succès électoral de Viktor Orbán en 2022 s’inscrit plus largement dans les transformations politiques et socio-économiques du pays au cours des trois décennies postsocialistes. La Hongrie s’est insérée selon un mode accéléré dans la globalisation néo-libérale. Les douze années de gouvernement FIDESZ ont refaçonné idéologiquement, économiquement et culturellement la société, laquelle a, à son tour, remodelé l’exercice du pouvoir. 

La mainmise de la majorité de droite sur l’Etat, son autoritarisme institutionnel et la contre-performance de l’opposition ont chacun contribué à ce succès. Le redécoupage des circonscriptions électorales en 2011 et l’adoption d’un scrutin uninominal majoritaire à un tour qui favorise la formation arrivée en tête (avec 54% des suffrages, la droite national-populiste contrôle 83% des circonscriptions) et pousse une opposition fragmentée à des compromis délicats, a facilité la tâche du FIDESZ. L’accès très inégal aux ressources économiques et médiatiques a également favorisé le camp Orbán. Les cinq minutes accordées au candidat de l’opposition à la fonction de Premier ministre, Péter Márki-Zay, par la première chaine publique de télévision, engagée à temps complet dans la propagande gouvernementale, a illustré jusqu’à la caricature le caractère inique de la compétition électorale. 

Maire conservateur-libéral d’une ville de province sans affiliation partisane, Péter Márki-Zay a lui-même adopté le style populiste. Plus largement, la coalition hétérogène et divisée qu’il a rassemblée autour de lui n’a pas réussi à crédibiliser un projet alternatif à celui du pouvoir en place. La dénonciation du régime Orbán et de la proximité du Premier ministre avec Vladimir Poutine n’a pas suffi à masquer l’absence de vision politique ni le défaut d’ancrage électoral de l’opposition, singulièrement constituée de micro-partis issus d’une série de scissions. Sur fond de guerre en Ukraine et alors que des dizaines de milliers de réfugiés arrivaient à la frontière hongroise, le seul registre moral de l’appartenance à l’Europe (l’Union européenne) et à l’Occident (l’Otan) a échoué à mobiliser une partie des électeurs, y compris ceux qui votaient traditionnellement à gauche.

Devant cette contre-performance, sur une scène politique très polarisée et très personnalisée, Viktor Orbán a prouvé une fois de plus sa capacité à renverser une situation délicate en sa faveur. Guidé par des intérêts économiques (et dans le sillage de l’Allemagne), mais également nourri par l’opposition au « mainstream libéral occidental » et au « progressisme » - qu’il partage avec le « trumpisme » et les extrêmes-droites 2.0 européennes5 -, le gouvernement hongrois a adopté depuis plusieurs années une politique d’« ouverture à l’Est ». Celle-ci a rapproché Budapest et Moscou, notamment autour des questions énergétiques. Inattendue, l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février a, dans les premières heures, fragilisé le Premier ministre hongrois dont la dernière visite à Moscou remontait au 1er février précédent. Celui-ci a toutefois vite repris pied. 

Après s’être longtemps présenté comme un guerrier confronté à une pléthore d’ennemis internes (l’opposition, les ONG financées de l’extérieur) et externes (« Bruxelles », le milliardaire américain d’origine hongroise György Soros, les lobbies pro-migrants et LGBTIQ, etc.), Viktor Orbán a cette fois-ci choisi de mettre en avant la figure de l’« homme de paix » capable de « calme stratégique » et  décidé à maintenir la Hongrie en dehors d’un conflit qui n’est pas le sien. Ce choix est allé de pair avec la dénonciation de l’agression russe et l’ouverture des frontières aux réfugiés ukrainiens. Sur le fil par rapport à ses obligations vis-à-vis de l’Union européenne et de l’Otan, le Premier ministre a creusé sa position singulière au sein de l’Union et il s’est éloigné de son plus proche allié polonais. En même temps, il a mobilisé un imaginaire historique souverainiste, celui d’une nation située aux confins d’empires, entre « Ouest » et « Est », jouet des grandes puissances. Convoqué de manière récurrente, ce répertoire participe depuis douze ans à l’identarisation des débats politiques.

Outre la captation de l’Etat et la posture nationaliste, les politiques économiques « non-orthodoxes » ont nourri un accord implicite entre le régime Orbán et de multiples secteurs de la société hongroise. La croissance (autour de 4% par an depuis le milieu des années 2010) a entraîné un déclin du chômage (3,8% en novembre-janvier 2022), des hausses des revenus réels et le redéploiement d’un Etat protecteur inédit, central dans la stratégie gouvernementale. Différents programmes publics en rendent compte. A titre d’exemple, on peut rappeler le contrôle des prix du gaz, de l’électricité et de l’eau qui figure au cœur de la communication gouvernementale depuis 2013 ou encore le gel, dès février 2022, des prix d’une série d’aliments de base et le plafonnement du prix de l’essence à la pompe, qui est le plus faible en Europe aujourd’hui. Des politiques natalistes façonnées par l’angoisse démographique (la population hongroise est passée sous la barre symbolique des 10 millions) comme par une définition conservatrice de la famille ont été à l’origine d’importantes baisses d’impôts. Des crédits à taux préférentiels ont été accordés aux familles avec plusieurs enfants. Ils ont particulièrement favorisé les classes moyennes et moyennes supérieures. D’un autre côté, la mise en place de travaux d’intérêts publics à l’attention des chômeurs, notamment roms, au nom d’une « société du travail », a amélioré le statut de ces derniers, tout en faisant reculer les tensions interethniques au niveau local6. Dans une logique électoraliste, en janvier 2022, le gouvernement a encore augmenté les dépenses sociales en faveur des familles avec enfants, des jeunes de moins de 25 ans et des retraités, au risque de creuser la dette publique (78,2% du PIB à la fin 2021, 114,5% du PIB en France).

Ce faisant, l’Etat protecteur d’Orbán est parvenu à intégrer économiquement, idéologiquement et culturellement divers groupes sociaux. Il a limité la fragmentation sociale enclenchée par l’ouverture de l’économie au début des années 1990 et accentuée dans la deuxième moitié des années 2000 par la gestion socialiste-libérale des déficits publics et de la crise économique7. Une partie des classes populaires urbaines séduites dans les années 2000 par le vote protestataire d’extrême droite ou historiquement fidèles aux socialistes ont changé d’allégeance politique et ont rejoint les électeurs des campagnes, traditionnellement de droite. Ces classes populaires sont pourtant les plus pénalisées par des choix politiques tels que le taux de la TVA (27%, la plus élevée de l’Union européenne) et le sous-financement de l’éducation et de la santé. Ces deux domaines sont confrontés au début du cinquième mandat de Viktor Orbán à des difficultés structurelles et à d’importantes pénuries d’agents. L’école est un vecteur de reproduction sociale et de ségrégation dès le plus jeune âge et la pandémie a révélé la fragilité du système public de santé. Avec ses plus de 46 000 morts, la Hongrie est l’un des pays les plus touchés par le Covid-19, proportionnellement à sa population (9,7 millions d’habitants). C’est dire que dans la version de la droite nationale-populiste, l’Etat protecteur n’a amélioré qu’à la marge la condition économique des moins aisés et il a échoué à les insérer dans des dynamiques de mobilité sociale. 

Deux autres groupes soutiennent l’hégémonie de la majorité. Les « capitalistes politiques »8 lui doivent leur ascension (et l’accumulation primitive) encouragée au nom du nationalisme économique et d’un renouvellement des élites économiques auparavant liées aux socialistes. Ils contrôlent des domaines stratégiques, tels que l’énergie, les banques ou encore les médias, où le poids du capital étranger a reculé depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en 2010. Une nouvelle bourgeoisie nationale a en outre émergé en Hongrie qui a bénéficié de l’arrivée des financements européens (4% du PIB sur la période 2014-2020). Enfin, le gouvernement n’a pas été avare d’aides publiques ni réticent vis-à-vis des dispositifs d’inspiration néo-libérale (Code du travail favorable aux employeurs, impôt sur les sociétés fixé à seulement 9%, le plus faible de l’Union européenne) pour attirer sur son territoire des multinationales (notamment celles rattachées à l’industrie automobile allemande particulièrement présente) avec l’objectif de promouvoir la réindustrialisation de la Hongrie. Autrement dit, de manière spécifique mais non pas unique en Europe, le régime Orbán est parvenu à allier nationalisme (économique notamment) et néo-libéralisme9.

Bataille pour les financements européens et Kulturkampf transnational10 

La composition du cinquième gouvernement Orbán, resserrée autour du chef, donne quelques indices quant aux priorités du début de mandat et à la manière dont Budapest conçoit sa position au sein de l’Union européenne. L’économie occupe une place centrale : il n’existe pas de ministère de l’Economie à proprement parler mais huit des treize ministres du gouvernement ont des compétences liées à ce secteur. Le découpage parfois incertain des compétences entre ministères renforce la position d’arbitre de Viktor Orbán au sommet de la pyramide. La Santé et l’Education sont intégrées au portefeuille du ministre de l’Intérieur, Sándor Pintér (73 ans), poids lourd du gouvernement, sans affiliation politique, à la tête des forces de l’ordre depuis 2010. L’environnement est absent des dénominations ministérielles, alors que l’innovation et la culture sont réunies sous la coupe d’un même ministre, János Csák (59 ans), homme d’affaires prospère, ancien ambassadeur au Royaume-Uni et membre de la direction de la filiale hongroise de Bank of China.

Seule femme-ministre, Judit Varga (41 ans), conserve le ministère de la Justice et demeure en charge du dossier de l’Etat de droit et des négociations avec Bruxelles sur ce sujet. Péter Szijjártó (43 ans), que d’aucuns donnaient sortant en raison de son rôle dans la politique de l’ouverture à l’Est et de ses très bonnes relations avec Moscou, reste ministre du Commerce extérieur et des Affaires étrangères. Très visibles tant dans l’arène nationale qu’européenne, ces deux responsables se sont distingués par une rhétorique initialement musclée à l’égard de la Commission de Bruxelles, qu’ils accusent de bloquer les financements octroyés à la Hongrie pour des raisons idéologiques, soit le rejet « libéral » des valeurs conservatrices défendues par Budapest au sujet des migrations, du genre et de la « propagande LGBTIQ ». Nouveau ministre du développement régional, Tibor Navracsics (56 ans) présente un profil plus technocratique et consensuel. Membre fondateur du FIDESZ, ancien ministre de l'Administration publique et de la Justice de 2010 à 2014, il a occupé le poste de commissaire en charge de l’Education, de la Culture, de la Jeunesse et des Sports au sein de la Commission européenne dirigée par Jean-Claude Juncker, entre 2014 et 2019. Le retour au gouvernement de ce fin connaisseur de l’administration bruxelloise marginalisé ces dernières années puisque critique à l’égard de la rhétorique « anti-Bruxelles », aujourd’hui chargé de négocier les financements européens, illustre une volonté d’apaisement.  

Viktor Orbán a entamé son cinquième mandat dans un certain isolement. Angela Merkel qui avait fait montre de mansuétude à son égard n’est plus aux affaires. La Pologne, alliée de la Hongrie dans les batailles souverainistes à Bruxelles11, a amélioré ses relations avec la Commission européenne dans le contexte de la guerre en Ukraine et s’oppose à Budapest sur le dossier russe. Le gouvernement hongrois a certes soutenu la politique européenne des sanctions, même s’il lui a fallu quatre semaines de négociations sous la menace du veto pour trouver un accord concernant l’embargo sur le pétrole russe. La dépendance énergétique hongroise à l’égard de la Russie est en effet parmi les plus importantes en Europe, qu’il s’agisse du pétrole, du gaz ou du nucléaire. La consommation de pétrole dépend pour deux tiers de Moscou ; 80% du gaz consommé en Hongrie et le combustible nécessaire au fonctionnement de l’unique centrale nucléaire hongroise viennent de Russie12. Budapest a signé en 2014 avec Moscou (et Rosatom) un accord sur la construction par l’entreprise russe de deux nouveaux réacteurs nucléaires censés remplacer à la fin des années 2020 la centrale de Paks. Fin août 2022, l’autorité hongroise de régulation du nucléaire donnait, après de nombreux retards, le feu vert à la mise en route de ce projet. S’il venait à réalisation, il s’agirait du plus gros investissement de l’histoire récente de la Hongrie, s’élevant à 12,5 milliards d’euros dont 80 % financés par un prêt de l’État russe.

Fort de son résultat électoral, le gouvernement Orbán n’a pas cessé à faire entendre sa voix. Budapest s’est ainsi opposé à la dernière minute, avec succès, à l’inclusion du patriarche russe Kiril sur la liste européenne des personnalités sanctionnées pour l’invasion de l’Ukraine. Toujours à la dernière minute, le ministre hongrois des Finances a quant à lui apposé son veto à l’adoption d’une directive européenne déclinant à l’échelle de l’Union (…) l’accord sur une imposition minimale de 15% des multinationales (elle est de 9% en Hongrie), adopté sous l’égide de l’OCDE en 2021. Ce geste a suscité une réaction forte du parlement européen qui a appelé la Commission et le Conseil à envisager la mise en œuvre de l’accord fiscal par la procédure de la coopération renforcée, qui ne requiert pas l’unanimité des États-membres. De son côté, l’administration Biden favorable - contrairement aux républicains - à cette taxation, a annoncé, en guise de représailles, mettre fin à la convention fiscale existant entre les Etats-Unis et la Hongrie et qui avantageait cette dernière. Cependant, Viktor Orbán a maintenu sa position au nom de la situation économique actuelle, d’autant qu’il parie sur la victoire des républicains aux élections américaines de mi-mandat en novembre 2022.

La menace du veto comme moyen de marchandage politique a été brandie dans un contexte de négociations serrées entre la Hongrie et la Commission européenne. Ces dernières se déploient dans un champ européen qui connaît lui-même des réajustements des forces, tant entre les institutions (la Commission, le Conseil et le Parlement) qu’entre celles-ci et les Etats-membres. La Commission européenne a annoncé le 5 avril, soit deux jours après la victoire du FIDESZ aux élections, l’activation du mécanisme de conditionnalité. Celui-ci lie le versement des fonds européens, qu’il s’agisse de ceux du budget pluriannuel – 36 milliards d’euros prévus sur la période 2021-2027 – que de ceux rattachés au plan de relance post-Covid (15 milliards dont 7,2 milliards d’euros de subventions) au respect des principes de l'Etat de droit, de l’indépendance de la justice, de l’élimination des conflits d’intérêts et de l’endiguement de la corruption.

Ces mêmes sujets ont été évoqués dans le troisième Rapport sur l'Etat de droit dans l'Union présenté le 13 juillet par le commissaire européen à la Justice, le libéral belge. Didier Reynders . La veille, la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen adoptait un pré-rapport13 qui devrait faire l’objet d’une discussion plénière en septembre 2022 et qui qualifie la Hongrie de « régime hybride d'autocratie électorale ». Le document met en cause la violation des valeurs européennes « rendue possible par l’inaction de l'Union européenne » et appelle à la suspension des fonds de relance à l’intention de la Hongrie « tant que le pays ne s'align(ait) pas sur les recommandations et les décisions de justice » . C’est dire que les négociations au sujet des financements européens ont lieu sous l’œil des parlementaires qui défendent la cause de l’Etat de droit en Hongrie et celle de la légitimité de leur institution, arène de controverses politiques. Ces pressions semblent porter leurs fruits le gouvernement hongrois s’étant engagé dans un travail législatif censé apporter des modifications dans le fonctionnement de la justice comme à réformer la passation des marchés publics, à organiser des consultations sociales plus larges, à faire un usage plus sobre des ordonnances gouvernementales et enfin à réduire la dépendance énergétique du pays à la Russie. Une nouvelle autorité indépendante de lutte contre la corruption devrait voir le jour, le parlement étant appelé à légiférer en ce sens d’ici le 30 septembre prochain. 

Au début de son cinquième mandat, Viktor Orbán a exclu le scénario d’une sortie de la Hongrie de l’Union européenne et il a réaffirmé son ambition de refaçonner l’Union de l’intérieur, selon une vision nationale-souverainiste. La question des alliés européens reste toutefois ouverte. Les élus FIDESZ au Parlement européen ont fini par quitter en 2021 le Parti populaire euroépen (PPE) sous peine d’en être formellement expulsés à l’issue de moult tergiversations. Pour autant, ils ont continué à voter le plus souvent avec leurs anciens colistiers, rejoignant rarement les groupe Identité et démocratie (ID) de Marine Le Pen et Matteo Salvini ou encore les Conservateurs et réformistes européens où l’on retrouve notamment Droit et justice (PiS) de Jaroslaw Kaczyński, mais aussi Vox et Fratelli d’Italia (FdI). 

Dans le même temps, Viktor Orbán a multiplié les gestes d’ouverture vis-à-vis des extrêmes droites 2.0 européennes, avec l’espoir, déçu jusqu’à présent, de constituer une « internationale » souverainiste qui pourrait peser au Parlement européen. Ce projet dont les chances de se réaliser d’ici les prochaines élections européennes de 2024 restent minimes, n’est pourtant pas complètement abandonné. Il participe d’une recomposition plus large des droites et extrêmes droites européennes et américaines autour de guerres culturelles sur l’identité, la religion, etc.). Peu après sa réélection, le chef du gouvernement hongrois faisait l’ouverture à Budapest de la Conservative Political Action Conference (CPAC) qui rassemblait des personnalités – plutôt de deuxième ligne – de la droite conservatrice états-unienne mais aussi des représentants des néo-nationalistes européens, tels Jordan Bardella (RN) ou encore des élus de Vox, de Fratelli d'Italia, etc.14  Les titres des tables rondes énonçaient des thématiques qui, sans faire toutes consensus au sein de la nébuleuse des droites radicales et extrêmes-droites 2.0, connaissent une circulation transnationale (…) des Etats-Unis à la Russie : « La civilisation occidentale attaquée », « Les guerres culturelles dans les médias », « Le père est un homme, la mère est une femme »15. Ce répertoire risque de nourrir le positionnement identitaire du cinquième gouvernement Orbán alors qu’enchâssées dans des temporalités différentes, les crises politique, alimentaire, énergétique et écologique forment un épais brouillard qui obscurcit l’horizon.

Photo de couverture : Budapest, Hongrie, 15 mars 2022, affiche du Premier ministre hongrois Viktor Orbán, lors d'un rassemblement électoral. @ Peter Agoston pour Shutterstock.

Photo 1 : Csorna, Hongrie, 13 mars 2022, affiche électorale du parti du gouvernement Fidesz.@ bwagner99 pour Shutterstock.

Photo 2 : 
Szeged, Hongrie, 7 juillet 2022, notification sur la pompe à essence de la station-service MOL indiquant que le gaz au prix officiel de 480 HUF n'est disponible que pour les véhicules immatriculés en Hongrie. Alizada Studio pour Shutterstock.

Photo 3 : Szeged, Hongrie, 3 juillet 2018, local du Fidesz. @ BalkansCat pour Shutterstock.

Photo 4 : Viktor Orban arrive à un meeting des responsables de l'Union européenne à Bruxelles, 13 décembre 2019. @ Alexandros Michailidis pour Shutterstock.

  • 1. “Hungary seeks to unlock EU Covid funds”, The Financial Times, 11 juillet 2022, p. 2.
  • 2. Tant le terme de « populisme » (éventuellement « néo-nationaliste ») que le mode de catégorisation du régime Orbán (« démocratie hybride », « démocratie illibérale » etc.) font l’objet de controverses dans la littérature. Pour des approches différentes consacrées à la Hongrie, voir Aron Buzogány et Mihai Varga, « The ideational foundations of the illiberal backlash in Central and Eastern Europe: the case of Hungary », Review of International Political Economy, 25 (6), 2018, p. 811-828; Bálint Magyar, Post-communist Mafia State: The Case of Hungary, Budapest, New York: CEU Press, 2016. Pour le populisme, voir notamment Benjamin Moffitt, The Global Rise of Populism: Performance, Political Style, and Representation. Stanford: Stanford University Press, 2017; Cas Mudde and Cristobal Rovira Kaltwasser, Populism: A Very Short Introduction, Oxford: Oxford University Press, 2017.
  • 3. Ibid.
  • 4. Ibid.
  • 5. Steven Forti, « Extrême droite 2.0 : de la normalisation à la lutte pour l’hégémonie », Le grand continent, 14 juin 2022.
  • 6. Kristóf Szombati, The Revolt of the Provinces: Anti-gypsism and Right-Wing Politics in Hungary, New York and Oxford: Berghahn Books, 2018.
  • 7. Eszter Bartha, “‘It can’t make me happy that Audi is prospering’: Working-class nationalism in Hungary after 1989”, in Don Kalb, Gábor Halmai (eds), Headlines of Nation, Subtexts of Class: Working Class Populism and the Return of the Repressed in Neoliberal Europe, 1st edn. New York and Oxford: Berghahn Books, p. 92–112; Chriss Hann, “Moral(ity and) economy: Work, workfare, and fairness in provincial Hungary”, European Journal of Sociology 59, 2018, p.225–254; Gabor Scheiring, “Dependent development and authoritarian state capitalism: Democratic backsliding and the rise of the accumulative state in Hungary”. Geoforum, 124, août 2021, p. 267-278.
  • 8. Voir notamment Randall G. Holcombe, “Political Capitalism”, Cato Journal, 35(1), 2015.
  • 9. Pour la réaffirmation de l’Etat-nation comme un espace de ressources dans le contexte de la globalisation, voir Jean-François Bayart, L’énergie de l’Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique, Paris, La Découverte, 2022.
  • 10. La « guerre culturelle » renvoie à un ensemble de recompositions des droites et extrêmes-droites européennes et américaines qui s’opèrent à travers des changements d’échelle des affrontements politiques. Voir Mac F. Plattner, « Illiberal Democracy and the Struggle on the Right », Journal of Democracy, 30 (1), 2019, p. 5-19 ; Lewis Simon et Waligórska Magdalena, « Poland’s Wars of Symbols », East European Politics and Societies: and Cultures, 33(2), 2019, p. 423-434.
  • 11. La Pologne comme la Hongrie est notamment ciblée par la procédure de l'article 7 du traité sur l'Union européenne qui peut conduire à la suspension du droit de vote d'un Etat si les membres du Conseil le décident à l’unanimité (moins l'Etat poursuivi).
  • 12. La Hongrie, comme la Slovaquie et la République tchèque, enclavées et dépendantes de l’or noir russe, mais beaucoup plus discrètes dans leurs revendications, ont obtenu le droit de continuer à s’approvisionner via l’oléoduc terrestre Droujba (« de l’amitié ») qui traverse l’Ukraine. Par ailleurs, le ministre hongrois du Commerce extérieur et Affaires étrangères s’est rendu à Moscou en juillet 2022 et il a obtenu une augmentation du volume de gaz russe livré à la Hongrie, pour septembre et octobre. Au même moment, Gazprom cessait la livraison de gaz à l’entreprise française Engie.
  • 13. Le rapport était adopté par 47 voix pour, 10 contre et 2 abstentions. L’élu Fidesz de la commission, ainsi que des parlementaires européens du groupe Conservateurs et Réformistes européens (ECR) (dont sont membres Vox, Droit et justice (PiS), Pologne solidaire (SP), Fratelli d’Italia (FdI)) ainsi que du groupe Identité et démocratie (ID) (Rassemblement national et la Ligue) ont présenté une position différente qualifiant ce document - à l’instar des précédents rapports - de subjectif et politiquement biaisé, un exemple de double standard.
  • 14. Viktor Orbán a d’ailleurs participé à l’ouverture, début août 2022, de la réunion annuelle de la Conservative Political Action Conference à Dallas, au Texas. Il avait auparavant rencontré l’ancien président américain Donald Trump.
  • 15. La loi dite de « protection de l’enfance » adoptée le 15 juin 2021 par le parlement hongrois qui interdit la « promotion de l’homosexualité » et la référence à la transsexualité auprès des mineurs a fait l’objet d’une saisine de la part de la Commission européenne auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne pour violation des droits des personnes LGBTIQ.
Retour en haut de page