Bulgarie, quelle sortie de crise ? Entretien avec Nadège Ragaru

21/04/2023

Nadège Ragaru a répondu à nos questions et nous livre son analyse sur la situation en Bulgarie après les élections législatives qui se sont tenues le 2 avril dernier.

Les élections législatives du 2 avril dernier, les cinquièmes en deux ans dans le pays, n’ont pas permis de dégager de majorité. Quels sont les traits marquants de ce nouveau scrutin ?

Nadège Ragaru : Si le vote n’a pas permis de clairement démarquer le parti conservateur populiste de Boïko Borissov (GERB) (26,49% des voix, 69 députés sur 240) de son principal concurrent, Poursuivons le changement, la formation réformatrice pro-occidentale de Kiril Petkov, alliée à Bulgarie démocratique (24,56% des voix, 64 députés), il confirme plusieurs évolutions importantes1. La première concerne la prégnance des votes nationalistes radicaux. Le parti politique qui incarne le plus explicitement cette tendance est l’organisation Renaissance, arrivée en troisième position avec 14,16%, un succès sans précédent (37 députés, soit dix de plus que lors des précédentes élections législatives d’octobre 2022). Son président, Kostadin Kostadinov, un acteur récemment entré en politique, défend une ligne explicitement pro-poutinienne, hostile à l’OTAN et à l’Union européenne. 

La deuxième évolution, tangente quoique plus complexe, concerne le poids électoral acquis par des partis qui promeuvent, ouvertement ou de manière plus discrète, les intérêts de la Russie : au-delà de Renaissance, on peut songer au Parti socialiste bulgare (BSP), héritier de l’ancien Parti communiste, arrivé en cinquième position avec 8,93% des voix et 23 députés, ainsi qu’à Un tel peuple existe, l’organisation populiste de showman télévisuel Slavi Trifonov, qui a franchi de justesse la barrière électorale des 4% (4,11%, 11 députés). De manière moins aisément discernable par un observateur étranger, le GERB, formation officiellement pro-occidentale, n’est pas sans partager des intérêts économiques avec les milieux d’affaires russes… tout comme un autre protagoniste influent dans cette législature comme dans les précédentes, le Mouvement des droits et libertés (DPS), qui représente les minorités turques et musulmanes de Bulgarie (13,75%, 36 députés). Autrement dit, et quoique selon des cheminements différents, presque tous les partis entrés au Parlement à l’issue de ce scrutin sont favorables à la Russie de Vladimir Poutine – à l’exception de la coalition Poursuivons le changement-Bulgarie démocratique. 

La troisième observation concerne la très faible adéquation d’un classement le long d’un spectre droite-gauche pour penser les alliances et les clivages partisans bulgares : au cours des quinze dernières années, selon les moments, le GERB (droite populiste) et le Mouvement des droits et libertés ont entretenu des relations tout d’abord extrêmement tendues (ainsi, au début du premier mandat de GERB, entre 2009 et 2013), puis excellentes (pendant près d’une dizaine d’années), ensuite crispées (en 2020), puis de nouveau fluides… Ce, en dépit du fait que GERB n’a pas hésité à mobiliser des slogans patriotiques peu favorables à la promotion de la diversité culturelle en Bulgarie. De la même manière, on pourrait de prime abord croire que l’antagonisme très vif opposant le GERB au président de la République, Roumen Radev (socialiste et russophile), qui a été un des facteurs clefs de la déstabilisation du gouvernement GERB en 2020 et un des moteurs de la crise politique observée depuis deux ans, relève d’une analyse droite-gauche… n’était le rapprochement informel observé envers ces deux acteurs depuis plusieurs mois et l’hostilité commune à Poursuivons le changement dont ils ont fait montre pendant la campagne électorale. Quant à cette dernière formation, elle est le fruit de la rencontre entre deux diplômés d’Harvard (qu’on imagine donc plutôt libéraux), ayant oeuvré au sein de gouvernements d’experts nommés par le chef de l’État, Roumen Radev (de gauche donc), en 2021. 

Cette illisibilité des clivages partisans ne saurait être attribuée à de supposées défaillances « est-européennes » indexées sur les transitions de ces pays d’Europe vers la démocratie après 1989. Que la dichotomie Est-Ouest demeure opératoire dans les jugements portés, par maints analystes occidentaux, sur les « nouveaux membres » de l’Union européenne (UE) ne laisse de surprendre. C’est oublier un peu hâtivement que d’autres démocraties européennes ont été le théâtre de très imprévisibles et fort rapides recompositions de leur système partisan. On a ainsi pu observer l’effondrement de partis socialistes, puis de ceux de la droite républicaine, des déplacements de virtuoses de formations sur l’échiquier politique et, en dernier ressort, une fragilisation des structures d’intermédiation démocratiques. La spécificité de la configuration bulgare réside peut-être dans l’adossement de cet effritement des identités et des clivages partisans à des logiques géopolitiques, au poids des cartels dans l’économie nationale et à l’emprise de la corruption sur le jeu politique.

Le GERB de celui qui fut Premier ministre, Boïko Borissov, reste le premier parti du pays ; il devance de peu la coalition réformatrice Poursuivons le changement-Bulgarie démocratique. Quelles sont selon vous les raisons de ce résultat ? 

Nadège Ragaru : L’ancien garde du corps, Boïko Borissov, qui s’illustra d’abord dans la sécurité privée de l’ex-dictateur communiste, Todor Jivkov, avant d’assurer celle de l’ex-roi, Siméon II, puis d’entrer en politique par la voie du ministère de l’Intérieur, a très tôt fait montre d’une grande aptitude à la lecture du jeu politique et d’une aussi remarquable capacité d’ajustement aux conjonctures changeantes. Certains observateurs locaux suggèrent par ailleurs qu’il aurait constitué une armature de réseaux de corruption et de clientélisme d’une grande solidité. Prenons le cas d’un électeur résidant dans une commune où une ou deux entreprises détiennent à elles seules l’essentiel de l’emploi local, contrôlent directement ou indirectement la cantine, la maternité, les services sociaux, etc.; à ce même électeur, il peut sembler pertinent d’opérer un choix électoral qui ne mettra en péril ni son emploi ni l’accès de ses proches à des services monopolistiques. La solidité de cette pyramide est souvent vue comme expliquant la chute du gouvernement formé en janvier 2022 par Poursuivons le changement. Kiril Petkov, le Premier ministre, s’était engagé à lutter contre la corruption et à restructurer l’appareil judiciaire. Dans le contexte politique créé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, cet effort de démantèlement de réseaux illicites, notamment en matière de gestion de la frontière bulgaro-turque, lui a valu l’opposition d’intérêts établis et, finalement, sa chute. 

Par ailleurs, il n’est pas à exclure que le rétablissement du vote par bulletin de papier – lequel, dans l’espoir de réduire le nombre des irrégularités dans le décompte des voix, avait été précédemment remplacé par un vote via des machine – ait eu des incidences sur la répartition des voix. Trois partis avaient milité en faveur de ce retour au papier, le GERB, le Mouvement des droits et libertés et le Parti socialiste bulgare. 


Peut-on envisager la formation d’une grande coalition regroupant le GERB de Boïko Borissov et la coalition Poursuivons le changement-Bulgarie démocratique de Kiril Petkov pour gouverner la Bulgarie ? 

Nadège Ragaru : D’un point de vue mathématique, assurément. À eux deux, ces partis détiennent une majorité au parlement, avec un léger appoint d’Il y a un tel peuple. D’un point de vue géopolitique, maintes chancelleries occidentales aspirent à un tel appariement dans lequel elles voient une garantie de stabilité politique et la certitude que la Bulgarie apportera enfin un soutien dépourvu d’ambiguïtés à la politique européenne commune face à la guerre en Ukraine. Le chef de l’État a donné mandat au GERB, première force politique, pour former un cabinet. Des pourparlers difficiles ont été engagés entre cette formation et Poursuivons le changement-Bulgarie démocratique, le parti de B. Borissov souhaitant faire peser sur ses interlocuteurs la responsabilité d’un éventuel échec des pourparlers. Ses partenaires, de leur côté, souhaitent éviter de donner à leurs électeurs le sentiment de renoncer à leurs promesses de campagne (la lutte anti-corruption et la réforme de la justice, entre autres). En guise de compromis, quelques étapes non dépourvues d’incertitude ont été établies : après une première tentative infructueuse pour élire un nouveau président du Parlement, le GERB, Poursuivons le changement-Bulgarie démocratique et Il y a un tel peuple se sont accordés sur le nom du candidat soutenu par le GERB, Rossen Jeliazkov, le 19 avril. Soulignant l’urgence à faire adopter le budget 2023, le chef de l’État a invité le parlement, dans sa nouvelle composition, à s’accorder sur les grandes lignes du budget. La coalition emmenée par Kiril Petkov et Hristo Ivanov (Bulgarie démocratique) a accepté de travailler avec le GERB à l’élaboration d’un programme listant les priorités qui pourraient être conjointement portées au parlement. Pour le moment, K. Petkov et H. Ivanov excluent la possibilité d’une coalition gouvernementale au-delà de cet horizon.

Peut-on qualifier le rapport à la Russie comme un clivage structurant du débat politique en Bulgarie aujourd’hui ?

Nadège Ragaru : Plus encore qu’on ne l’imagine souvent à l’Ouest. Selon un récit convenu, la Bulgarie entretiendrait des relations étroites avec la Russie en raison de la contribution historique de cette dernière à son émancipation par rapport à l’Empire ottoman (en 1878), puis du rôle, plus ambivalent, joué par l’URSS en septembre 1944 dans le renversement d’un pouvoir qui avait pris le parti de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Sous le communisme, la Bulgarie du dictateur Todor Jivkov a fait le pari qu’une loyauté indéfectible envers Moscou apporterait des dividendes économiques et politiques, lesquels ont cru à mesure que les crises, soulèvements et dissidences fragilisaient le bloc de l’Est. Sous le communisme, le pays a de fait connu une industrialisation, une urbanisation et une mobilité sociale très significatives. 

Après 1989, le clivage entre les ex-communistes (Parti socialiste bulgare) et les anti-communistes (Union des forces démocratiques, CDC), soit entre les partisans d’un changement limité et ceux d’une véritable démocratisation, a partiellement recoupé l’opposition entre pro-russes et pro-occidentaux. Toutefois, après le ralliement du Parti socialiste bulgare au projet euro-atlantique (et l’acceptation du principe d’une adhésion à l’OTAN en 2000), Moscou, lui-même engagé sur la voie d’une stabilisation, a joué un rôle sensiblement moins important dans la vie politique bulgare, les médias et les sensibilités citoyennes. Assurément, les électeurs socialistes, particulièrement attachés aux accomplissements du passé socialiste, ont continué à signifier leur attachement à la Russie, à sa langue et à sa culture, tout en entretenant des sentiments réservés, sinon critiques, envers les États-Unis. Cependant, pendant une décennie – grossièrement entre 2000 et 2010 –, le rapport à la Russie n’a plus constitué la boussole du système partisan bulgare.

Deux inflexions sont survenues depuis lors. Il convient de distinguer (pour mieux percevoir leurs intrications) les dynamiques observées depuis plus d’une décennie de celles impulsées par l’invasion de l’Ukraine. Après une intégration bulgare à l’Union européenne (2007) aux effets polyphoniques (sentiments de fierté devant une « normalité européenne » enfin retrouvée, frustrations par rapport à la faible capacité des institutions européennes à impulser des réformes institutionnelles dans le pays, concurrences exacerbées pour la captation des aides européennes, etc.), la Russie est graduellement redevenue un facteur important dans la vie publique. Alors qu’une meilleure connaissance des dynamiques de l’Europe communautaire et des pays occidentaux contribuait à alimenter en Bulgarie une déception par rapport à un Ouest longtemps idéalisé, l’apparition d’une offre politique nationaliste radicale aux thèses anti-occidentales et les évolutions observées en Russie après les deux premiers mandats de Poutine (évolutions relayées par la télévision russe et par des « influenceurs » proches du régime grâce au développement des réseaux sociaux) ont conféré une cohérence idéologique à ce qui relevait jusqu’alors de perceptions et de mécontentements épars. La figure de Poutine, l’homme fort qui avait remis la Russie en ordre de marche, séduisait, la dénonciation de l’humiliation infligée par l’Occident et le discours de puissance, aussi. 

L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a constitué à la fois un révélateur et un accélérateur des logiques antérieures. On ne saurait aujourd’hui confondre ce segment de la population bulgare attaché à une image de la Russie/URSS d’antan, celle du socialisme tardif et de sa relative sérénité, avec les défenseurs d’une politique russe agressive et militarisée, se proposant de créer un ordre mondial alternatif à un Occident jugé décadent. Si l’on peut observer un certain degré de recouvrement, la russophilie actuelle touche des secteurs de l’opinion plus larges, plus hétérogènes en termes de convictions politiques et plus diversifiés en termes générationnels. L’adhésion au discours russe sur le conflit ukrainien et, de manière plus générale, le soutien à un renforcement des liens (énergétiques notamment) avec la Russie et les réticences par rapport à la politique européenne d’appui à l’Ukraine s’adossent à trois piliers : premièrement, l’autorité et le rayonnement dont jouit le chef de l’État bulgare, Roumen Radev, un ancien pilote de chasse, qui a progressivement fait converger russophilie et nationalisme ; deuxièmement, l’existence de médias défendant une ligne favorable à la Russie ; troisièmement, une ambassade de Russie à Sofia et des réseaux sociaux pro-russes au dynamisme particulièrement remarquable. 

La crise politique que traverse la Bulgarie depuis deux ans et demi a fourni un soubassement aux inflexions observées depuis février 2022. Elle a en effet renforcé les pouvoirs du président de la République, figure élue au suffrage universelle mais dotée de prérogatives relativement limitées dans le régime parlementaire bulgare. Faute de majorité stable, le pays a été administré par une succession de gouvernements dits d’experts, soit des cabinets de transition nommés par le chef de l’État. La fragilisation de l’institution législative et les élections aux taux de participation de plus en plus anémiques (celui-ci a été légèrement supérieur à 40% le 2 avril dernier) ont créé un vide institutionnel et politique que le chef de l’Etat s’est empressé de combler. Son opposition ferme à la ligne pro-occidentale défendue par le gouvernement Petkov entre février et juin 2022 a contribué à renforcer la polarisation de la société bulgare autour de la question russe/ukrainienne. Et s’il est exact que la Bulgarie fait livrer à l’Ukraine, selon des modalités parfaitement dépeintes dans un article récent du Monde2, des fournitures militaires, l’espace public n’en reste pas moins dominé par une narration pro-russe de la guerre comme des enjeux économiques et géopolitiques de l’ère présente.  

La Bulgarie, frontière orientale de l’Union européenne et de l’OTAN, est-elle le maillon faible de l’Europe ? 

Nadège Ragaru : La trajectoire de la Bulgarie invite à prêter une attention plus soutenue à la fragilisation régionale induite par la guerre en Ukraine. De loin en loin, des analyses des risques auxquels les pays proches du conflit sont confrontés, la Moldavie et les pays Baltes en particulier, sont proposées. Moins présents dans les media, les spécialistes des Balkans occidentaux ont tenté de faire entendre combien la guerre en Ukraine pouvait affecter des processus de négociation inachevés (ainsi entre la Serbie et le Kosovo), déstabiliser des États au sein desquels le souvenir des années 1990 demeure prégnant (la Bosnie-Herzégovine, en premier lieu), encourager des recompositions géopolitiques complexes (le rapprochement récent entre le Monténégro et la Serbie, par exemple) ou accroître l’intensité de contentieux bilatéraux (tels ceux opposant la Bulgarie à la Macédoine du nord autour des politiques de l’histoire). Les territoires de la « guerre hybride » excèdent largement ceux des affrontements armés. Dans la configuration actuelle, tout ébranlement à une extrémité de la région peut avoir des incidences sur le reste du Sud-Est européen. L’incertitude tend à alimenter des prophéties auto-réalisatrices. 

Il serait dès lors essentiel de privilégier à une analyse statonationale (envisageant les crises affectant tel ou tel État) une perspective transversale attentive aux connexions entre zones de fragilité. De même, sans doute conviendrait-il de veiller à ce qu’une éventuelle inflexion pro-poutinienne et nationaliste de la Bulgarie n’envoie pas des signaux préoccupants à des États territorialement et historiquement proches de l’Union européenne et de l’OTAN. C’est sur l’ensemble de ces territoires que la guerre en Ukraine se gagnera. Ce, à condition que les institutions communautaires réussissent à favoriser l’ancrage démocratique et pro-occidental des États-membres comme des pays ayant vocation à rejoindre les Vingt-sept.

Comment selon vous peut-on mettre fin à la crise politique bulgare ?

La constitution d’un gouvernement doté d’une solide majorité parlementaire, en mesure de s’autonomiser par rapport au chef de l’État et de réaffirmer l’engagement euro-atlantique de la Bulgarie, constituerait un pas dans cette direction. Le cycle des élections est toutefois loin d’être achevé, puisqu’un scrutin municipal doit se tenir à l’automne prochain. Dans un contexte international où la guerre en Ukraine a impulsé (ou rendu visibles) des réalignements mondiaux, sur fond de crise économique menaçant à chaque instant de se doubler d’un ébranlement financier et dans une période souvent (hâtivement) qualifiée de « post-Covid », parvenir à restaurer des rapports de confiance entre dirigeants et dirigés constitue un défi. Dans la société bulgare, les « théories du complot », puissant facteur d’érosion de la démocratie, se sont d’autant plus aisément répandues depuis le début de la guerre en Ukraine qu’étaient profondes la désillusion envers la classe politique et la défiance par rapport à des énoncés politiques jugés plus sensibles à la défense d’intérêts personnels et corporatifs qu’à celle du bien commun. À maints égards, la Bulgarie n’est pas un cas isolé ; la crise que le pays traverse nous parle d’enjeux européens. La question cardinale ne porte pas sur la qualité des stratégies discursives des élites dirigeantes mais bien sur le sentiment, de plus en plus répandu, selon lequel les ordres politiques et sociaux actuels sont iniques et confèrent une impunité aux détenteurs du pouvoir.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photographie de couverture : Varna, Bulgarie, 1er octobre 2022 : Panneau d'affichage politique de Kostadin Kostadinov. Crédit photo : Pres Panayotov pour Shutterstock. 
Photo 2 : Varna, affiches de différents candidats aux élections législatives du 2 octobre 2022. Crédit photo : Pres Panayotov pour Shutterstock.

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