Peut-on, doit-on se passer des frontières ? Entretien avec Astrid von Busekist
Astrid von Busekist, professeure des universités au CERI, a publié avec Dominique Bourg et Michel Foucher Frontières, une illusion ? Méditations sur le risque (Philosophie Magazine éditeur). Elle répond ici à nos questions sur un sujet brûlant et qui suscite souvent des polémiques.
Comment définiriez-vous la frontière, un concept à succès puisque le monde compte de plus en plus de frontières (Plus de 27 000 km de frontières créés depuis 1990, essentiellement en Europe et en Asie) ?
Astrid von Busekist : Il est difficile de donner une seule définition. Comme je le montre dans le texte, les frontières ne sont pas seulement politiques ou géographiques ; elles se déclinent dans un ensemble de situations sociales et elles sont mouvantes. Un migrant qui franchit une frontière étatique a encore beaucoup d’autres obstacles à surmonter. La frontière n’est pas seulement une ligne sur une carte, même si la carte, comme métaphore, nous aide à la comprendre. Elle sépare des territoires géographiques, et les espaces sociaux et mentaux. Elle sépare le haut du bas, le « nous » du « eux », le dedans du dehors, le sacré du profane, la gauche de la droite. Les lignes sont partout, mais lorsqu’elles prennent la forme de frontières entre États elles sont consistantes, lourdes de signification, par leur caractère politique, social, symbolique, épistémique. Jo Carens le résume très bien : « les frontières ont des gardes et les gardes ont des armes ».
Comment concilier la protection des frontières avec les principes démocratiques d’ouverture et d’égalité sans tomber dans un nationalisme protectionniste ou un cosmopolitisme naïf ?
Astrid von Busekist : C’est toute la question : il s’agit de rendre les frontières justes dans la mesure où elles existent, nous précèdent et ne seront pas abolies de sitôt. Nous ne sommes pas devant une alternative ouverture versus fermeture, mais nous avons besoin d'un traitement pragmatique de l’existence factuelle des frontières. Des frontières justes donc, mais obéissant également à une juste mesure : entre une ouverture raisonnable et une fermeture poreuse. C’est une position très difficile à tenir. Les frontières servent à la fois à protéger des espaces juridictionnels où nous pouvons faire valoir nos droits de citoyens (c’est ce que voulait dire Arendt lorsqu’elle parlait du « droit d’avoir des droits »), mais elles doivent être suffisamment ouvertes pour permettre la circulation des biens, des idées et surtout des individus.
Quelles seraient les bases philosophiques et politiques de votre position pragmatique et quelles en seraient les limites ?
Astrid von Busekist : C’est une question difficile, à la fois pour le praticien et le savant. Dans la littérature autour du boundary problem, la pensée est souvent prise dans une équation à somme nulle où les uns plaident pour l’inutilité et surtout le caractère injustifiable des frontières dans une tradition démocratique bien comprise ; les autres pour le maintien nécessaire des frontières. Ces derniers ne sont pas hostiles à la démocratie et ce ne sont pas des méchants nationalistes, ils se préoccupent en revanche du fardeau (moral, politique, économique) que l’on impose aux citoyens réguliers lorsqu’on leur demande d’accueillir des migrants.
La position pragmatique repose sur une prise en compte des intérêts de tous, citoyens et migrants pour des raisons instrumentales (la protection de leurs droits) et intrinsèques (la cultivation des valeurs d’égalité et de respect réciproque).
La bonne question est celle de la distribution de l’appartenance (qui peut se faire à différents échelles) : l’intérêt des uns de vouloir préserver la spécificité de leurs territoires, celui des autres à rejoindre des espaces démocratiques et de contribuer à leur épanouissement, celui de chacun à cultiver son autonomie de citoyen.
La théorie de la frontière comme bien marchand s’oppose à une conception républicaine ou égalitariste de la citoyenneté. Cette financiarisation de l’accès à la citoyenneté traduit-elle un affaiblissement du rôle des États en tant que garants de l’intérêt général ?
Astrid von Busekist : Vous faites allusion à la vente des passeports. C’est un développement inquiétant qui a cours dans un bon tiers des États-membres de l’ONU. Cette vente globale dissocie en effet la nationalité des obligations citoyennes classiques. Elle déplace le sens du territoire. Elle est inégalitaire (seuls les plus fortunés peuvent s’offrir un nouveau passeport). Elle est enfin à sens unique : les plus riches peuvent acheter leur ticket d’entrée pour les démocraties. Cet opt-out est purement utilitaire : la quête de protection démocratique est souvent aussi une quête de protection de biens mais elle n’entraîne aucun engagement significatif dans les sociétés d’accueil.
Dans quelle mesure la conception kantienne du droit cosmopolitique peut-elle être réconciliée avec le maintien des frontières territoriales et quelles limites impose-t-elle à la souveraineté étatique ?
Astrid von Busekist : Elle n’a pas besoin d’être réconciliée car Kant n’a jamais prôné l’abolition des frontières dans son Projet de paix perpétuelle (1795). Il a d’abord plaidé pour une alliance de républiques où toute menace à la liberté ici est également ressentie là, ensuite pour un droit de visite et un devoir d’hospitalité et enfin pour une publicité des pratiques (on dirait aujourd’hui transparence politique et légale). Kant a proposé un principe transversal qui rassemble les citoyens de chaque État autour de l’expérience de la liberté. Jürgen Habermas s’est fortement inspiré du Projet de paix perpétuelle lorsqu’il a conceptualisé le « patriotisme constitutionnel », qui n’est pas un renoncement aux cultures nationales spécifiques mais une manière de concevoir un attachement premier aux principes de droit et de l’éthique publique
Le principe du cosmopolitisme selon lequel tout individu affecté par une loi doit avoir le droit de participer à son élaboration est-il réalisable dans un contexte de gouvernance internationale ?
Astrid von Busekist : Non, il ne l’est pas, bien que ce soit une belle idée, pour deux raisons : l’instauration de l’auctoriat démocratique (tous ceux qui sont affectés par une loi doivent également en être les auteurs, ce qui exclut par définition les non-citoyens) créerait une situation où chaque décision devrait être comptable ou justifiable devant un ensemble de citoyens différents, ce qui conduirait à la création d’autant de circonscriptions différentes lors du vote de chacune des lois ou ce qui nécessiterait, au contraire, un démos global. Ainsi, nous sommes tous affectés par l’élection de Donald Trump alors que nous n’avons pourtant pas contribué à l’élire. Il s’ensuivrait une instabilité foncière des sociétés politiques d’une part, en l’absence de démos global, de société civile globale, et un problème de légitimité politique d’autre part.
Les droits politiques et sociaux sont nationaux mais les enjeux auxquels nous devons faire face sont de plus en plus transnationaux, je pense à la question de l’environnement par exemple. Peut-on sortir des frontières ? Peut-on imaginer une démocratie sans territoire donc sans frontières ?
Astrid von Busekist : Les problèmes environnementaux ne sont évidemment pas bornés par les frontières. Souvenez-vous de Tchernobyl, songez aux COP aujourd’hui. Une politique globale est en train de naître, il n’empêche : les politiques environnementales, les négociations internationales, sont, pour l’heure, menées par des États souverains et guidées, aussi, par des relations de pouvoir. Ainsi, l’organisation d’une compétition de football dans un pays où il fait plus de 50 degrés est déraisonnable mais la logique marchande l’emporte malheureusement sur le soin de la planète.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Mur entre le Mexique et les États-Unis. Crédit : Kamran Ali pour Shutterstock.
Photo 1 : Paraisópolis, bidonville de São Paulo enclavé dans le quartier chic de Morumbi où se situe le palais du gouverneur de l´'État, 2007. Crédit : Tuca Vieira.
Photo 2 : Couverture du livre Frontières, une illusion ? Méditations sur le risque (Philosophie Magazine éditeur).
Photo 3 : Septembre 2023, aéroport d'Heathrow, à Londres, les voyageurs aériens franchissent les portes automatiques de contrôle des frontières des passeports. Crédit : 1000 Words pour Shutterstock.