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17.10.2023

Littérature et édition. Le pouvoir des mots

Mohamed Mbougar Sarr en 2018  (crédits : Melania Avanzato/Opale/Leemage)

Jeudi 13 avril 2023, étudiantes et étudiants de la spécialité Culture de l’École d'affaires publiques, nous avons rencontré Mohamed Mbougar Sarr et Philippe Rey autour d’un thème, qui sonne comme une supplique : le pouvoir des mots. D’un côté, l’auteur de La Cale (2014), Terre Ceinte (2015), Silence de chœur (2017), De Purs Hommes (2018) et La plus secrète mémoire des hommes, prix Goncourt 2021, prône l’omnipotence de la littérature, réclame l’inspiration sans craindre le pillage, invoque la guerre des canons. De l’autre, le fondateur, il y a 20 ans, d’une maison d’édition indépendante à son nom, revendique un temps électif avec chaque auteur, résiste aux velléités mercantiles, consacre ses convictions littéraires. Sans système et sans pompe, ils répondirent à notre quête. 

À mesure que leur complicité découvrait pudiquement ses malices, ils révélèrent en effet le pouvoir des mots. Un pouvoir vulgaire et vulnérable. Un pouvoir social et politique. Un pouvoir intime, un pouvoir d’amitié. En un mot, un « pouvoir oblique », comme le nomme Mohamed Mbougar Sarr. Car les mots n’ont pas un effet direct sur le monde. Ils s’accomplissent à la lecture par « la médiation d’une sensibilité ». Leur pouvoir est toujours relatif. C’est pourquoi une œuvre doit être « la plus ouverte possible », accueillir tous les orgueils, tous les discernements. En ce sens, citant l’écrivain congolais Sony Labou Tansi, Mohamed Mbougar Sarr préfère « les œuvres engageantes aux œuvres engagées », qui suscitent les perceptions singulières au lieu d’imposer une vision claire. Philippe Rey, quant à lui, refuse de choisir les œuvres qu’il accompagne par affinité politique. Il promeut deux critères, la qualité littéraire et son plaisir de lecture, et dédaigne l’anticipation du succès commercial, sinon instinctive. Car « rien n’est plus triste qu’un best-seller qui ne se vend pas » proclamait Jérôme Lindon, ancien directeur des Éditions de Minuit.

C’est cette piété à l’égard de l’œuvre littéraire qui a inspiré le compagnonnage de Philippe Rey et Mohamed Mbougar Sarr. Sans jamais contraindre l’œuvre en devenir, l’éditeur a su prévenir l’écrivain des errances et des vanités. Cette relation professionnelle est devenue amicale parce qu’elle survécut à toutes les déchéances, y compris le succès, l’enthousiasme, leurs « épisodes drôles, graves, complotistes ». On peut seulement regretter que tant de franchise et d’estime partagées aient dissuadé Mohamed Mbougar Sarr d’errer sur le catwalk pour Chanel. Certes, c’est qu’il est beau, plaisante Philippe Rey. Mais, étonnamment, il préfère la littérature comme espace dynamique pour « multiplier les perspectives », en direction et en provenance d’un pays et d’un continent minoré, encore embarrassés de résidus coloniaux. Pour cela, il voudrait conjurer toute stigmatisation. Malgré ce projet majestueux, Mohamed Mbougar Sarr choie toujours le soupçon que les mots sont en partie illusoires et impuissants. C’est sa difficulté. 

Ces scrupules littéraires ne se soustraient cependant pas au cadre concurrentiel des maisons d’édition, à son calendrier et à ses stratégies. Lorsque les mots s’alignent sur la page et les pages s’adjoignent à l’ouvrage, alors l’éditeur devient en effet le défenseur de ce pouvoir oblique, afin qu’îlot miraculé, il émerge du marché inondé des rentrées littéraires, afin qu’à un trot résigné mais régulier, il progresse dans la « course de petits chevaux » des prix de l’automne. Face aux « mastodontes » qui l’entourent, Philippe Rey fait le choix d’un « travail qualitatif » où il faut prendre le temps de lire, d’attendre l’inattendu, de découvrir le texte singulier et d’accompagner les nouveaux auteurs. C’est d’ailleurs dans les structures plus humbles que Mohamed Mbougar Sarr apprécie travailler, peut-être moins par militantisme que par une sorte d’instinct qui l’engage vers un environnement familier, intime, où il se sent bien pour écrire. Le pouvoir de l’édition, c’est cette rencontre magique entre l’écrivain et l’éditeur qui se choisissent. Plus trivialement, ce sont des discussions et des sourires pour promouvoir des auteurs auprès des jurés. Mais c’est aussi être une maison engagée, ou plutôt, engageante. En témoigne le choix de co-éditer La plus secrète mémoire des hommes avec Felwine Sarr, maintes fois évoqué lors de cette masterclasse, dans un partenariat franco-sénégalais qui permet à la maison d’édition Jimsaan de se redéployer localement et de s’ouvrir au monde. En témoigne également le combat de Philippe Rey contre la distinction entre écrivains français et « francophones », d’ici et d’ailleurs, alors que seule devrait prévaloir la force de créativité et d’originalité. Ici s’exprime le pouvoir des mots car, par sa subtilité, son tempérament, son intelligence, La plus secrète mémoire des hommes ne peut qu’échapper aux biais et contrarier le vice de « l’exotisation ».

Finalement, ce que l’amitié de Mohamed Mbougar Sarr et Philippe Rey nous a enseigné, c’est que le pouvoir des mots tient d’abord à leur fragilité, à l’incertitude de leur séduction, au soupçon de leur futilité. Tout mot est d’abord un tremblement, une hésitation, par quoi il échappe encore à l’exactitude contrefaite de l’IA. C’est grave et c’est comique : c’est la littérature. 

Article préparé par les étudiants organisateurs de la Masterclasse : Alexandre Hervé, Louise Coulet, Esther Vasseur, Gabrielle Vauterin, Carla Giannotti, Tanina Sadihaddad. 

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