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21.04.2015

Retour vers le futur avec Jenny Andersson, historienne au Centre d'etudes européennes

Jenny Andersson, historienne au Centre d’études européennes de Sciences Po, vient de recevoir une médaille de bronze du CNRS, qui récompense les jeunes chercheurs pour l’excellence de leurs travaux. Il distingue ainsi son engagement dans le projet “Futurepol - Une histoire politique du futur : production de savoir et formes de gouvernance futur après 1945”, dont elle est la directrice. Entretien sur une recherche qui éclaire le présent. 

  • Cette médaille du CNRS récompense vos travaux sur le futur. Sur quoi portent-ils ?

Jenny Andersson : C’est une série de travaux que j’ai lancés à mon arrivée au CNRS, en 2009. Ils portent sur la façon dont on essaye de créer des formes de savoir, d’expertise et de prédiction sur le futur . Un sujet qui est en soi très compliqué parce que le futur n’existe pas, il est intangible. Mes travaux explorent comment ces formes de savoir sur le futur posent des problèmes de légitimité scientifique. Une fois cette réflexion transposée dans le domaine du politique, cela soulève tout une série de problèmes de légitimité politique, de l’ordre de la gouvernance. Autre question que l’on se pose : à quel point, sur le long terme, ces développements futurs peuvent-ils influencer le présent ?

  • Comment vous êtes-vous intéressée à ce sujet ?

J. A. : Mes précédents travaux étaient liés à l’idée que les projets politiques d’aujourd’hui perdent leur capacité à proposer une vision du futur. Je me suis donc demandé : qui, dans la société, propose des solutions futures ? Où les visions futures naissent-elles ? Le projet que je dirige actuellement s’appelle “Futurepol, une histoire politique du futur”. Nous sommes cinq, et nous travaillons plus précisément sur l’expertise. Nous voulons comprendre comment certaines formes de savoir deviennent légitimes, reconnues par la société comme étant prioritaires pour construire notre futur.

  • Que ressort-il de vos travaux ? Aujourd’hui, qui est légitime pour construire ce futur ?

J. A. : Dans le passé, il y a tout une série d’expertises qui se sont succédé. Aujourd’hui, ce sont les climatologues. Les démographes, il y a dix ans, étaient centraux. Les économistes restent eux aussi prégnants. Avec notre projet, nous travaillons surtout sur les technologies de prédiction, dont la méthode des scénarios par exemple, qui consiste, dans les grandes lignes, à proposer plusieurs scénarios différents, pour comprendre les conséquences possibles de quelque chose que l’on n’a jamais expérimenté. Nous cherchons à comprendre comment ces technologies sont utilisées par les systèmes politiques. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de comprendre comment ces instruments prédictifs sont dépendants d’une certaine forme d’expertise : il y a aujourd’hui de véritables “experts en prédiction”, qui ne sont pas des savants dans le sens traditionnel du terme, mais qui produisent un savoir sur le futur.

  • Les gens qui travaillent dans le conseil, par exemple ?

J. A. : Exactement. Ces gens-là sont dotés de ces technologies de prédiction et voyagent avec. Ils les vendent, parfois au privé, parfois au public. Les personnes responsables de “l’expertise en prédiction” peuvent être très impliquées dans des processus de gouvernance, dans des procédures de décision, à différents niveaux, aussi bien dans les entreprises que dans le cadre de l’État-nation ou dans des instances de gouvernance mondiale comme l’ONU… Quel genre de pouvoir exercent ces acteurs sur le futur ? Comment est-ce que leur vision du futur nous est aussi imposée à nous tous, au quotidien, par l’intermédiaire des formes de prédiction ? Cela fait partie des questions que l’on se pose, avec Futurepol.

  • La construction du futur appartiendrait donc, dans une certaine mesure en tout cas, à des gens qui ont la mainmise dessus car ils sont des “professionnels du futur” ?

J. A. : En tout cas, on peut se poser la question. Je suis encore en train de travailler dessus, mais j’aimerais comprendre quel pouvoir ils ont. On imagine souvent le futur comme quelque chose d’ouvert, dans lequel n’importe quoi pourrait se passer. Moi je pense que ce n’est pas comme ça qu’il faut le comprendre : le futur est une sorte de champ d’action, on fait tout le temps des choses au nom du futur. Par ailleurs, j’aimerais aussi comprendre si ces expertises ouvrent des horizons sur le futur ou en ferment. Est-ce qu’elles nous donnent plus de choix futurs, ou contribuent-elles à prolonger des formes de structures qui existent déjà dans le présent ?

  • La prospective peut donc avoir quelque chose de réducteur ?

J. A. : Oui, ce qu’on appelle en français la prospective est beaucoup plus une réflexion sur la prolongation de certaines formes de présent qu’elle est une interrogation ouverte sur le futur.

  • De tout cela découle une question normative : “quel futur veut-on” ? Ou, au moins, “comment faut-il penser le futur” ?

J. A. : Oui, le vrai enjeu du futur n’est pas celui de la probabilité : la vraie question, ce n’est pas de déterminer ce qui va se produire, mais de faire la distinction entre le futur désirable et celui qui ne l’est pas. Je pense que les sociétés occidentales ont énormément de mal à s’imaginer que cette question du futur désirable soit ouvertement posée. La prospective est une activité qui mobilise de moins en moins les citoyens et le public. Il y a des pays qui ont résolu ce problème de différentes façons. Il y a quelques années, je me suis par exemple rendue à Hawaii. Là-bas, ils ont créé dans le passé une commission sur le futur hawaïen, composée d’enfants : ils sont partis du principe que ceux qui vont vivre réellement le futur doivent aussi être impliqués dans les processus de décision. Nous essayons de comprendre l’articulation entre les technologies prédictives et certains régimes politiques.

  • Prenez-vous  position dans vos travaux sur cette question de “futur désirable”  ?

J. A. : Un historien ne prendra jamais position directement, en revanche je pense qu’il y a une énorme activité d’expertise qui sert à gérer le futur qui s’est emparée de cette question, et que maintes fois - même dans des processus délibératifs, c'est à dire où l’on dit aux citoyens « venez participer et nous dire ce que vous voulez, en termes de futur » - ces processus ne mènent pas à des décisions, mais relèvent plutôt du processus de légitimation de processus « technocratiques ». Comprendre ça et en faire l’histoire, c’est aussi adopter une position critique.

  • Le champ de votre recherche semble unique en son genre. Quant aux travaux de recherche sur le futur, sont-ils nombreux ?

J. A. : Il y en a bon nombre en histoire culturelle et intellectuelle, sur les différentes visions du futur dans l’histoire, comme sur l’histoire des utopies par exemple. Il commence à y avoir aussi des travaux sur l’usage des méthodes prédictives, par l’intermédiaire des gens qui travaillent sur l’environnement. En ce qui nous concerne, nous avons déjà produit plusieurs publications. Et nous prévoyons un ouvrage collectif, en anglais, à paraître en juin 2015, qui porte sur l’usage de la prédiction durant la Guerre froide.

Laura Aronica

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