Mémoire des répressions politiques en Russie postsoviétique : Le cas du Goulag
Mémoire des répressions politiques en Russie postsoviétique. Le cas du Goulag
Sommaire
Introduction
Une vaste culture du secret
Une pusillanimité législative persistante
Une absence de politique publique mémorielle
I. Faits établis
I.1. Histoire de la mémoire
I.2. Lieux de mémoire
I.3. Acteurs de mémoire
II. Travaux de références
II.1. Littérature et témoignages
II.2. Les archives et les sources documentaires
II.3. Les travaux académiques et les sources secondaires
Introduction
Dresser un panorama de la mémoire actuelle des violences de masse en Russie revient notamment à poser la question des traces laissées par le système concentrationnaire soviétique et de leurs usages, ou, plus largement, la question de la postérité sociale des pratiques de répressions politiques mises en place par le pouvoir soviétique entre 1917 et 1989, dont la variété, la chronologie et l’ampleur sont documentées par ailleurs dans l’OEMV 1 .
Dans le contexte postsoviétique, la question de la postérité des violences s’énonce toutefois en regard d’un triple enjeu. Le premier enjeu est d’ordre sociétal ; il naît de la nécessité de trouver des modalités consensuelles d’expression (notamment discursives) d’un vécu traumatique collectif. Le deuxième enjeu est d’ordre politique et oblige à envisager toutes les conséquences d’une responsabilité de l’État dans la perpétration des violences. Le troisième enjeu, enfin, est d’ordre symbolique ou religieux tant il est vrai que l’absence du corps des victimes décédées (que l’État soviétique ne restituait pas aux familles) représente encore un obstacle durable dans l’élaboration d’une mémoire privée tout autant que publique de ces violences.
Par ailleurs, l’héritage des violences de masse s’inscrit en Russie dans un cadre complexe, marqué par un recours durable au secret, une pusillanimité législative et un manque de politiques publiques mémorielles. Cet usage élargi de pratiques visant à réduire le Goulag au silence laisse une empreinte très profonde sur les pratiques et les logiques commémoratives.
Une vaste culture du secret
Durant la période soviétique, la mémoire immédiate des violences de masse s’est en effet élaborée dans un espace géographique, social et discursif structurellement marqué par un usage élargi du secret. Diverses pratiques, notamment langagières utilisant des formes métonymiques ou métaphoriques de désignation, ont visé à masquer l’existence et les traces de l’institution concentrationnaire. Ainsi, en tant qu’institution du secret par excellence – puisque placée jusqu’en 1956 sous l’autorité directe des organes de sécurité de l’État –, l’institution concentrationnaire soviétique ne possède même pas de nom. Car le terme Goulag (Glavnoe Upravlenie Lagerej (GULag) : Direction générale des camps) ne désigne que son administration centrale de tutelle qui a joui d’une existence autonome de 1930 à 1956.
Le rôle joué par une géographie du secret, parsemée de lieux inaccessibles ou interdits, ne doit pas être sous-estimé. Jusqu’à la période de la Perestroïka (1985-1991), la localisation des lieux de détention et des camps de concentration était ardue. Ces sites ne disposaient pas d’adresse mais seulement de boites postales (Rossi, 1997 : 14), et les détenus qui n’étaient pas privés du droit de correspondre se voyaient interdire toute mention explicite à leurs espaces de détention dans leur correspondance. Cette topographie impossible a contribué à pérenniser la quasi impossibilité d’avoir accès aux traces matérielles des violences, et a par ailleurs participé localement à la mise en place de véritables tabous territoriaux se traduisant par une prohibition durable de l’accès aux anciens territoires du Goulag, par ailleurs fréquemment transformés en colonies pénitentiaires. Cette géographie secrète du Goulag (Brunet, 1981) s’est accompagnée d’une absence totale d’information quant aux activités (agricoles, minières, industrielles) organisées dans ces espaces de détention et aux personnels de l’institution concentrationnaire (Ivanova, 2000).
Cette culture du secret a eu un impact durable sur la construction de la mémoire collective des violences de masse, car le déficit structurel de connaissances sur l’univers des camps a consolidé un rapport particulièrement malaisé à la reconnaissance collective de ce même univers.
Une pusillanimité législative persistante
Par ailleurs, si en Russie, l’implication de l’État soviétique dans la perpétration des violences de masse a finalement été reconnue par la législation de 19912, elle l’a été de façon implicite par l’usage du terme « État totalitaire » et sans qu’une éventuelle hiérarchie des responsabilités ne soit jamais évoquée (Roginsky, 2009). La reconnaissance d’une telle responsabilité étatique dans ce texte législatif n’a pourtant pas contribué à établir des responsabilités individuelles. Aucune poursuite n’a jamais été engagée contre les concepteurs et les administrateurs du système concentrationnaire soviétique, même au niveau local. Il n’y a jamais eu de procès, pas plus que de tentative de mettre en place une justice transitionnelle. Nulle commission n’a été chargée d’établir le bilan de plusieurs décennies de violences politiques institutionnalisées, de pointer les responsabilités individuelles ou collectives, ou d’initier enfin une anamnèse.
Un autre aspect du problème posé par le cadre législatif dans lequel s’élabore la mémoire des violences vient de la façon dont les anciens détenus du Goulag ont vu leur statut de victime reconnu. Dans un premier temps, en effet, et dès la période khrouchtchévienne (1953-1954), certains condamnés ont eu la possibilité de faire administrativement annuler leur jugement et de se faire réhabiliter dans leurs droits civiques (Elie, 2010). Mais ce n’est qu’à partir de 1991 et l’introduction d’une nouvelle législation (Marie-Schwartzenberg, 2009) que les anciens prisonniers du Goulag ont pu faire annuler leurs condamnations rétroactivement et reconnaître par la justice leur statut de victimes des répressions politiques. À ce titre, ils peuvent encore prétendre à des compensations financières pour les préjudices subis du fait de leur condamnation (les compensations prévues par le texte de 1991 étaient plafonnées à 25 000 roubles qui équivalent en 2011 à moins de 600 euros). La possibilité de réclamer des compensations financières au titre de préjudice moral, qui figurait dans le texte initial de 1991, a toutefois été supprimée dans un amendement à la loi, qui visait initialement à réactualiser les montants du dédommagement, et qui fut voté par la Douma russe en 2007 (Marie-Schwartzenberg, 2009). Seule subsiste donc désormais la possibilité de voir reconnu et compensé un préjudice matériel.
Le principal effet de cette nouvelle disposition est moins financier que symbolique (les sommes concernées relèvent du même ordre de grandeur que celles d’un préjudice matériel, c’est-à-dire qu’elles sont équivalentes à quelques centaines d’euros tout au plus). En effet, d’un point de vue juridique, cette modification fait disparaître toute une catégorie de victimes : celles qui n’ont subi de dommage que moral ; elle dénie ainsi à des dizaines de millions de personnes la possibilité de faire reconnaître le préjudice que représentent par exemple la mort prématurée d’un parent, une enfance entière passée dans les orphelinats du NKVD (Narodnii komissariat vnoutrennikh diél : Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) et la perte concomitante de son état civil, ou bien encore une stigmatisation sociale rémanente en tant que parent « d’ennemi du peuple ». La pusillanimité des dispositions législatives se répercute à cet égard sur les pratiques commémoratives en fragilisant la légitimité de certains de ses acteurs.
Une absence de politique publique mémorielle
Il est important d’insister sur les effets de l’absence de toute politique publique fédérale portant sur l’héritage des violences de masse, dans les domaines culturel, éducatif et patrimonial. Ainsi, et alors même que les mémoriaux et les cénotaphes constituent des espaces funéraires de substitution pour les familles dans l’impossibilité de matérialiser leur deuil, on observe une carence durable en matière d’intervention publique fédérale, régionale ou locale dans le domaine patrimonial afin de préserver les sites emblématiques du Goulag. Seuls le site principal du camp de Perm-37 et la forteresse des îles Solovki ont fait l’objet de travaux de conservation, le premier sous l’impulsion d’une ONG3 et le second à l’instigation conjointe du musée qui y est implanté et de l’Église orthodoxe qui en a récupéré l’usage. Ailleurs, quand ils n’ont pas fait l’objet d’une réutilisation qui a efficacement contribué à en effacer l’origine, les camps les plus célèbres (tels ceux du Dalstroj, du Belamorkanal ou du Volgolag) comme les plus ordinaires ont été laissés à l’abandon et détruits sous l’effet du temps et du climat (Panikarov, 2009). Par ailleurs, les innombrables sites d’inhumation liés au Goulag (cimetières et fosses communes) n’ont pas fait l’objet d’un inventaire systématique, ni même d’un relevé sommaire de la part des autorités.
En outre, aucune politique publique fédérale n’a été initiée dans le domaine culturel. Ainsi, au sein de la Fédération de Russie, aucun musée national n’a consacré d’espace à la mise en mémoire de l’institution concentrationnaire. Seuls quelques musées privés initiés par des ONG ou des individus isolés conservent localement des traces matérielles de l’existence et du fonctionnement de certains camps de concentration (Anstett et Jurgenson, 2009).
Enfin, aucune politique publique n’a été mise en œuvre au niveau fédéral dans le domaine éducatif pour favoriser la reconnaissance de ce passé collectif traumatique, le traitement de la question concentrationnaire par les manuels scolaires autorisés restant notamment extrêmement ambigu : le rôle magnifié de Staline et son statut de vainqueur de la Seconde Guerre mondiale venant y éclipser la période de terreur et les violences politiques perpétrées jusqu’en 1953, celles de la fin de la période soviétique restant non documentées. À ce titre, l’absence durable de toute politique publique dans les domaines patrimonial, culturel et éducatif peut être entendue comme un usage politique de l’abandon qui contribue à ce que les pratiques commémoratives s’élaborent en regard d’une forte prédominance d’enjeux locaux et avec une extrême hétérogénéité de formes et de contenus, encourageant largement l’enracinement d’une culture du silence, du déni et de l’oubli. La proximité durablement entretenue entre, d’une part, les organes de sécurités de l’État (qui présidèrent durant la période soviétique à la mise en place et au développement du système concentrationnaire) et d’autre part, le pouvoir exécutif tout autant que législatif au sein de la Fédération de Russie, pourrait expliquer la circonspection, voire même le refus des pouvoirs publics de mettre en œuvre une politique publique relative à la mémoire des violences de masse.
I. Faits établis
I.1. Histoire de la mémoire
En plus d’avoir une géographie, la mémoire du Goulag a également une histoire, car la possibilité même d’inscrire des pratiques commémoratives dans l’espace public a considérablement varié selon les différentes périodes du régime soviétique. À cet égard aussi, la production de la mémoire collective des violences de masse a répondu au premier chef à des enjeux de politique intérieure qui se sont notamment traduits par une attention particulière portée par l’État soviétique à l’écriture de son histoire.
Jusqu’au milieu des années 1950, le discours politique tout autant qu’une certaine littérature de propagande (Gorki, 1952) ont offert une première version, officielle, de la mémoire des camps soviétique qui légitimait leur existence, ignorait leur ampleur et négligeait leur portée exterminatrice. Ce n’est qu’au moment du Dégel (1953-1964) et du processus de déstalinisation engagé par Khrouchtchev après le 20e congrès du PCUS de 1956 que s’exprime pour la première fois de façon publique, dans les discours politiques et la littérature, une mémoire mutilée (Ferretti, 1993), celle d’un vécu collectif des violences de masses de la première moitié du XXe siècle, et plus particulièrement de la période de la Grande Terreur. Toutefois, la période brejnévienne (1964-1982) marque un coup d’arrêt à cet élan de libération de la parole. La mémoire sociale des violences est alors contrainte de retourner pendant plus de deux décennies à une forme structurelle de clandestinité que traduit notamment l’activité du samizdat Pamjat’ (littéralement « La mémoire ») de 1976 à 1982 (Pamjat’ 1976-1982 ; Heller, 1982). Mais ces décennies représentent aussi une période où la société est saturée d’une « mémoire grise » forgée et nourrie en privé (Brossat, Combe, Potel, Szurek, 1990).
Ce n’est donc qu’après l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en mars 1985 que l’URSS connaîtra sa véritable catharsis mémorielle. Car dès la politique de la Glasnost engagée, ce sont bien toutes les couches de la société russe au-delà de la seule intelligentsia qui participent pendant plusieurs années à la remémoration d’un vécu collectif de la violence politique. Production théâtrale, cinématographique ou littéraire, journaux, revues, télévision… aucun média ni aucun support n’échappe à la frénésie mémorielle qui s’empare de la Russie de 1986 à 1989, véritable « psychodrame collectif » selon certains historiens (Ferretti, 1995). Cette anamnèse collective débouche par ailleurs sur l’institutionnalisation de mouvements associatifs (tout particulièrement celle de l’ONG Memorial officiellement fondée en 1987) qui s’étaient constitués de façon clandestine dans une forme d’opposition politique intrinsèquement pacifiste, tendue vers la défense des droits individuels fondamentaux et la reconnaissance du préjudice subi par la société.
Depuis la disparition de l’URSS, on a pu cependant assister à un déclin de l’anti-stalinisme, déclin qui s’accompagne d’une remise en question parfois assez radicale des acquis de la période gorbatchévienne. Depuis le début des années 2000 et l’investissement de l’État russe dans la production d’une rhétorique nationaliste, la mémoire des violences de masse de la période soviétique entre en concurrence avec une mémoire sacralisée de la Seconde Guerre mondiale où le rôle conféré à Staline devient éminemment positif. Les représentants de Memorial ont alors dénoncé une « guerre des mémoires » et l’instauration insidieuse d’une concurrence artificiellement introduite entre diverses catégories de victimes de l’État soviétique4.
I.2. Lieux de mémoire
L’inventaire du bâti commémoratif réalisé par Memorial fait état d’une cinquantaine de monuments érigés depuis la fin des années 1980 sur tout le territoire de l’ex-URSS5. Ce nombre est peu élevé en regard du vaste déploiement territorial du Goulag6. Des capitales régionales aux petites localités de province, ces lieux de mémoire sont extrêmement divers ; ils ont été le plus souvent créés à l’initiative d’associations ou de groupements de citoyens auxquels se sont parfois jointes les collectivités locales (municipalités, rajon, oblast’). Mais il est important de souligner le caractère déterminant des enjeux locaux liés à la visibilité de communautés constituées sur des bases territoriales souvent limitées dans la mobilisation des espaces publics par les pratiques commémoratives, et la part qu’y occupe aussi l’expression d’identités régionalement circonscrites fondées sur un vécu historique spécifique.
Ainsi, les types d’espaces publics (urbanisés ou non, spécifiquement dédiés à la commémoration des violences de masse ou non, mobilisés de façon pérenne ou seulement circonstancielle) dans lesquels s’inscrivent les commémorations sont extrêmement variables. Certains mémoriaux sont directement reliés aux sites d’exécution, d’inhumation, de détentions ou de travaux forcés (tel le monument commémoratif du Vorkutlag à Vorkuta en Sibérie, ou ceux du site de Boutovo dans la banlieue de Moscou, par exemple). Leur érection in situ pourvoit à la légitimation du principe commémoratif lui-même en l’inscrivant dans une topographie connectée aux lieux où les violences se sont exercées (Rousselet, 2007).
D’autres lieux de mémoire ont été délocalisés et reliés de façon symbolique et indirecte seulement à l’institution concentrationnaire (telle la pierre des îles Solovki rapportée à Moscou par les représentants des anciens déportés sur la place de la Liubjanka, sous les fenêtres des locaux occupés par les organes de sécurité, ou le musée virtuel du Goulag ouvert par l’antenne pétersbourgeoise de Memorial à la fin des années 20007). L’édification de tels lieux vise alors à mobiliser un espace public central afin de conférer une forte visibilité aux pratiques commémoratives sur la base de leur caractère évocateur ou provocateur.
La variété et le foisonnement du bâti mémoriel masquent toutefois l’absence durable d’un espace commémoratif d’envergure nationale créé à l’initiative de l’État qui lierait de façon syncrétique une multitude de mémoires locales en venant véritablement matérialiser une conscience collective de la violence. Seul un tel site permettrait de passer d’une mémoire des lieux de la violence à une mémoire de l’avènement de la violence, et d’une mémoire géographique à une mémoire proprement historique. Lors d’une conférence de presse tenue en juin 2008, M. Gorbatchev s’est fait le porte-parole de la nécessité d’ériger désormais en Russie un tel monument. Cet appel qui avait alors bénéficié d’une couverture médiatique internationale, n’a jusqu’à présent trouvé aucun relais notable à l’intérieur de la Russie au-delà de la sphère restreinte des quelques ONG directement concernées par la question des violences politiques.
I.3. Acteurs de mémoire
L’investissement de personnalités politiques de premier plan, telles que Gorbatchev, demeure une exception. Car en Russie, la construction de la mémoire des violences de masse a longtemps été du ressort exclusif de divers représentants de la société (scientifiques, enseignants, artistes, écrivains) bien plus que d’élus ou d’hommes politiques. Ces acteurs se partagent entre quelques porte-parole emblématiques issus de la génération des shestidesiatniki (ces intellectuels qui avaient soutenu les réformes des années 1960, tels que Sakharov, Daniel ou Kovalev 8) ayant contribué à la naissance des principales ONG œuvrant à la reconnaissance des violences politiques (Memorial, Fondation Sakharov…) et des activistes engagés localement, souvent méconnus du grand public mais représentant aussi les descendants de victimes (Smith, 1996).
Si l’engagement des premiers a bénéficié d’une forte médiatisation nationale et internationale et a certainement débouché sur de véritables acquis (notamment dans le domaine juridique), ce sont bel et bien les seconds qui représentent au quotidien le ferment et le ciment de la mémoire collective russe, en établissant et publiant des listes de victimes (intitulées littéralement « livres de mémoire », Knigi Pamiati). Ils prodiguent un accompagnement juridique dans les procédures de réhabilitation, en contribuant localement à l’érection de mémoriaux ou en militant pour la sauvegarde de la mémoire des lieux de détention (Merridale, 2000).
Car si l’engouement populaire des années de la Perestroïka est largement retombé, les pratiques commémoratives continuent de mobiliser des groupes sociaux très divers et numériquement variables (de quelques dizaines à plusieurs milliers selon les endroits), composés de militants associatifs engagés à différents titres dans la construction d’une société civile (Fainberg et Loutsenko, 2002), d’érudits et de représentants du monde académique mais aussi parfois de regroupements de familles et descendants de déportés. Toutefois, leur implication dans les pratiques commémoratives ne relève pas toujours de la manifestation d’une mémoire « engagée », dans la mesure où elle traduit aussi un investissement de substitution, conséquence directe de l’absence de dépouilles et de lieux d’inhumation identifiés. En Russie, l’espace public et le monument commémoratif collectif pallient le défaut d’espace funéraire privé et individuel.
C’est aussi sur ce vide et cette absence de sépultures que l’Église orthodoxe a tardivement et progressivement construit sa légitimité d’acteur de la mémoire collective (Dorman, 2010), en procédant à l’érection de nombreux signes pérennes de dévotion (tels que des croix, des oratoire ou des chapelles) et en proposant aux familles à défaut de lieux, des espaces ritualisés de production d’une mémoire collective (Rousselet, 2007).
II. Travaux de références
II.1. Littérature et témoignages
C’est la littérature qui a, la première, offert des matériaux pour une reconnaissance collective des violences de masses de l’époque soviétique (Heller, 1974). Au-delà de leur portée documentaire, le témoignage des écrivains et des poètes qui furent eux-mêmes déportés et condamnés aux travaux forcés, parfois jusqu’à en mourir, représente en effet une source inestimable pour comprendre la façon dont s’est constituée la mémoire sociale de ces violences (Jurgenson, 2003).
Dès la fin de l’époque stalinienne, de grands écrivains ont ainsi contribué par des œuvres de fiction et de poésie (Mandelstam, 1998 ; Chalamov, 2003 ; Guinzburg, 1967) tout autant que par des œuvres autobiographiques, à faire émerger la conscience aiguë d’un traumatisme collectif. À travers sa critique publique du stalinisme et sa publication à grande échelle d’œuvres littéraires emblématiques (telle Une Journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, 1962) Le Dégel khrouchtchévien a amplifié cette étape inaugurale ; cette seconde période est par ailleurs venue consolider la matrice esthétique d’une production testimoniale canonique. Le texte littéraire ou poétique a également représenté un vecteur pérenne de la diffusion de la langue des camps, réservoir d’une mémoire collective non plus seulement événementielle mais bien linguistique et sémantique (Galler et Marquess, 1972 ; Baldaev, 1997). La période de stagnation qui a succédé au Dégel a favorisé pour sa part la diffusion clandestine du témoignage des écrivains, notamment à travers l’activité des samizdats qui ont contribué à la transmission d’une mémoire des camps. Puis la Perestroïka a ouvert un véritable espace à la prolifération de la littérature testimoniale, à travers la publication d’innombrables récits autobiographiques (notamment dans la presse) qui sont venus étoffer la restitution collective d’une expérience profondément traumatique à travers une narration ordinaire et non plus seulement savante (Smith, 1996).
La littérature a donc offert une légitimité inaugurale à la mémoire des violences de masse en permettant la publicisation du sujet. Mais les textes littéraires ont proposé une approche essentiellement qualitative (sémantique et émotionnelle) du Goulag, et rares sont les contributions qui ont proposé une restitution plus systématique de l’histoire et du fonctionnement de l’institution concentrationnaire soviétique (Soljenitsyne, 1973 ; Barton, 1959).
II.2. Les archives et les sources documentaires
Les archives de l’institution concentrationnaire (tout autant que les fonds d’archives privés rassemblés par certains érudits) ont représenté une source essentielle pour la construction d’un savoir des camps, mais aussi une ressource précieuse pour l’élaboration d’une mémoire collective des violences de masse. Publiées de façon fragmentaire dès les années 1970 dans un ensemble de revues clandestines, ces ressources documentaires ont en effet constitué un réservoir d’auto-identifications et de prises de conscience pour les personnes victimes de ces violences. Elles ont fonctionné comme des vecteurs de légitimité symbolique dans la mesure où elles ont rendu possible la revendication du statut de victime à différents titres.
Ces deux dernières décennies ont été marquées par un ensemble de publications de fac-similé de documents ou d’extraits d’archives. Il en va ainsi des ouvrages thématiques qui portent sur des aspects précis de l’institution concentrationnaire tels que l’inventaire de ses cadres (Petrov et Skorkin, 1999) ou encore la liste de ses établissements (Ohotin et Roginsky, 1998). Par ailleurs, six volumes d’archives (plus un volume répertoriant l’ensemble des fonds d’archives du Goulag) ont été publiés fin 2004 sous le titre Istorija Stalinskogo Gulaga (Histoire du Goulag stalinien). Chaque volume qui comporte à chaque fois plus de 600 pages de documents, analyse un aspect particulier du système concentrationnaire soviétique. Ainsi, le premier volume d’extraits documentaires (dirigé par N. Werth et S. Mironenko) est consacré aux archives des répressions de masse en URSS. Le second volume (dirigé par N. Petrov) porte sur les logiques du système répressif, ses structures administratives et son personnel. Le troisième (dirigé par O. Khlevniuk) est consacré à l’économie du Goulag. Le quatrième, (dirigé par A. Bezborodov et V. Khrustalev) documente la question du nombre des détenus et des conditions de détention. Le cinquième volume (dirigé par T. Carevskaja-Djakina) éclaircit la délicate question des déplacés spéciaux en URSS. Enfin, le sixième et dernier volume (dirigé par V. Kozlov) est consacré aux insurrections, émeutes et grèves des détenus.
Cet effort particulier du monde académique pour porter à la connaissance du grand public les archives du système concentrationnaires soviétique est compréhensible en regard des soubresauts de l’histoire de la mémoire collective du Goulag et traduit la volonté d’offrir un accès aussi large que possible à une intelligibilité directe du Goulag. Cet effort se manifeste aussi localement par l’édition d’un certain nombre de contributions permettant de documenter l’histoire de sites concentrationnaires, comme par exemple des archives privées.
II.3. Les travaux académiques et les sources secondaires
Les sources académiques représentent le parent pauvre de la documentation sur la question mémorielle en regard du riche fonds documentaire constitué par la littérature autobiographique et les archives privées ou institutionnelles. Les disciplines représentées témoignent d’une nette prédominance des approches historiennes (histoire sociale, histoire orale, micro-histoire) au détriment des autres sciences sociales telles que les sciences politiques, la sociologie ou l’anthropologie (Anstett, 2007). Ainsi, les travaux d’historiens qui relèvent d’une approche anglo-saxonne de la thématique mémorielle ont abordé très tôt la question du rapport politique à l’histoire (Black, 1956 ; Whittier Herr, 1971) et plus tardivement celle de la construction de la société civile en regard des défis posés par la mémoire des violences de masse (Smith, 1996). Les contributions russes ont pour leur part fait volontiers écho à la micro-histoire et à l’histoire orale en vogue en Europe occidentale (Sherbakova, 1992), et se sont traduites par un ensemble de travaux le plus souvent publiés localement, dont l’accessibilité peut demeurer difficile pour les lecteurs occidentaux. Les sciences politiques ont quant à elles, et dans le seul espace occidental, tenté de porter un regard synthétique et comparatif sur la façon dont se posait la question mémorielle à l’Est d’une part (Brossat, 1990 ; Bartosek, 1998 ; Maier, 2002), et d’autre part, d’apporter un éclairage documenté sur les enjeux proprement politiques des pratiques commémoratives en Russie postsoviétique (Smith, 2002).
Conclusion
Les violences de masse ne peuvent être l’objet d’une mémoire collective pacifiée sans une reconnaissance institutionnelle du préjudice subi par les victimes (Campbell, Starman et Wastell, 2010) ; l’oubli est plus facilement pourvoyeur de déni et de révisionnisme que de réconciliation. Venir à bout du processus d’identification des victimes des violences de l’époque soviétique constitue à ce titre une étape préalable qui représente un premier défi lancé au monde académique comme à la société russe toute entière. Il a fallu 20 ans à l’ONG Memorial pour établir une première liste de plus de 2 500 000 noms (Račinskij et Roginski, 2007). Si le travail se poursuit au même rythme, et si l’on s’en tient à l’estimation sur laquelle s’accordent désormais les principaux historiens (Werth, 2009), il faudra près d’un siècle et demi pour identifier la totalité des 15 millions de personnes condamnées en vertu des législations d’exception et déportées durant la période soviétique.
Offrir à plus d’un million de morts encore non localisés une véritable sépulture représente un tout autre défi. Car la plupart des victimes décédées dans le Goulag restent pour l’instant « disparues » et de nombreuses fosses sont régulièrement découvertes à la faveur de travaux de terrassement ou des effets de l’érosion. Cartographier les lieux d’inhumation du Goulag, procéder à un inventaire de ces sites comme il est fait en Bosnie, ou bien s’engager dans l’identification systématique des restes humains sur le modèle des banques de données d’ADN constituées en Amérique du Sud est peut-être l’un des défis majeurs que doit aujourd’hui relever la société russe contemporaine. Les enjeux politiques de la localisation et de l’identification des fosses demeurent toutefois très prégnants, au point d’hypothéquer la mise en œuvre même de ce type de processus.
En effet, la création en mai 2009 d’une « commission près le président de la Fédération visant à lutter contre les falsifications historiques portant préjudice à la Russie » a eu pour objectif d’établir un encadrement réglementaire pour l’accès aux archives d’État. Cet encadrement est, de façon explicite, destiné à prévenir la contestation d’une certaine vision de l’histoire nationale russe sur laquelle prennent notamment appui de puissantes dynamiques nationalistes. Un accès ouvert aux documents sensibles (ceux qui sont nécessaires à l’identification des victimes et à la localisation des fosses) pourrait déboucher sur la mise en cause personnelle d’anciens dirigeants soviétiques dans les crimes de masse commis au cours du XXe siècle ; or ces dirigeants politiques et militaires représentent des figures clés des constructions identitaires collectives contemporaines. La création de la commission contre les falsifications historiques, qui marque la première intervention de l’État russe dans la production d’une mémoire des violences de masse de la période soviétique, rappelle à ce titre qu’en Russie, au seul niveau politique, la question de la mémoire du Goulag demeure une question non résolue.
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Sites Internet
Memorial: http://www.memo.ru
Fondation Sakharov: http://www.sakharov-center.ru
- 1. Voir les contributions de Nicolas Werth : http://www.massviolence.org/Crimes-and-mass-violence-of-the-Russian-civil-wars-1918 (pour la période 1918-1921), et http://www.massviolence.org/Les-crimes-de-masse-sous-Staline-1930-1953 (pour la période de 1930 à 1953)
- 2. Loi du 18 octobre 1991 sur la réhabilitation des victimes de répressions politiques.
- 3. Il s’agit du Memorial de Perm (Memorialnyj Tsentr Istorii Politiceskih represii – Perm 36), filiale de Mémorial (Moscou). Voir http://www.gulagmuseum.ru
- 4. Dans un appel lancé en mars 2008, voir pour une traduction française du texte : http://associationdesamisdememorialenfrance.hautetfort.com/list/textes-fondateurs/appels.html)
- 5. Voir http://memo.ru/memory/martirol/index.html
- 6. Pour une cartographie détaillée voir le projet Gulagmap engagé par le département de géographie de l’université d’Oxford : http://www.gulagmaps.org
- 7. http://www.gulagmuseum.org
- 8. Des textes de ces auteur sont traduits en français sur le blog de l’Association des Amis de Memorial en France : http://associationdesamisdememorialenfrance.hautetfort.com/