Eric Verdeil, géographe et urbaniste, professeur des Universités et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), est spécialiste des politiques urbaines au Moyen-Orient. Il propose ici une analyse du métabolisme du traitement des déchets à Beyrouth. Il en révèle à la fois les enjeux politiques et en souligne les dimensions sociétales et la diversité des acteurs qui y sont impliqués.
« L
a crise des déchets que connaît le Liban depuis l’été 2015 a été fortement médiatisée et a donné lieu à des analyses essentiellement intéressées par sa signification politique. Causée par la saturation de la principale décharge de l’agglomération de Beyrouth et l’incapacité des autorités gouvernementales à adopter une solution pérenne, cette crise a provoqué une forte mobilisation civique.
Au-delà de la question technique de la gestion et du traitement des ordures, les manifestants contestaient un système opaque où l’État, incapable d’assurer le fonctionnement minimal des services publics, ne sert qu’à enrichir une élite politique que seul unit le souci de « se partager le gâteau » et de se maintenir au pouvoir.
Construire sur les décharges de la guerre civile
Des solutions qui satisfont de puissants intérêts financiers
Cette lecture « métabolique » sur la longue durée souligne que les solutions proposées à la gestion des déchets reproduisent des logiques anciennes plutôt que de s’inspirer des nouvelles possibilités technologiques. Ainsi l’extension de la décharge du nord-Est de Beyrouth s’inscrit-elle dans la continuité de projets et de calculs – immobiliers et financiers – datant des années 1990. Dans la ville de Saïda, les autorités viennent de retraiter une décharge littorale ouverte depuis près de vingt ans au moyen d’un remblai permettant également la construction de diverses installations et d’un parc. La reconquête de ces espaces littoraux relégués rend possible une conversion des usages et une revalorisation symbolique et économique, entre autres via de nouvelles pratiques de loisir.
Ainsi, si la circulation accrue des déchets se traduit par de nouvelles réalités matérielles, elle est aussi à l’origine de nombreux flux financiers, directement lors des phases de collecte et de mise en décharge, et plus tard lors des phases de retraitement puis d’exploitation foncière…
L’émergence contrariée de nouveaux acteurs
Dans ce contexte, certaines municipalités et activistes revendiquent une décentralisation de la gestion des déchets. Ils militent également pour l’adoption de politiques de traitement des ordures centrées sur le tri et le recyclage, afin de limiter les volumes mis en décharge et en finir avec des pratiques nuisibles tant sur le plan environnemental que politique.Des listes d’inspiration similaire ont également fait de belles performances dans d’autres municipalités. Ces scores n’ont toutefois nulle part permis de conquérir l’exécutif local, en raison d’un mode de scrutin « hyper majoritaire » ne laissant aucune place aux listes minoritaires. L’issue des élections municipales illustre encore le blocage du régime et son incapacité à répondre, en général, aux défis pressants que connaît le Liban.
Les villes, creusets de nouvelles sociétés
La lecture matérielle des flux proposée ici vient redoubler ce constat d’inertie. D’une part, les espoirs de changement du gouvernement urbain à travers le vote et plus largement une réforme politique buttent sur les verrous institutionnels du système. De l’autre, la fabrique de la ville ne se laisse pas réduire à des décisions ou instruments politiques mais renvoie à des pratiques et à des représentations qui ont une puissante inertie temporelle et matérielle. Il s’agit de modes de consommation (et de mise au rebut) profondément inscrits dans les habitudes, d’une géographie symbolique et concrète des lieux valorisés ou relégués, de calculs de long terme sur la manière de produire et capter les plus-values urbaines.In fine, ce que l’exemple de Beyrouth montre bien c’est que faire la ville autrement, c’est aussi passer par la réinvention des cycles de matières et la transformation de la société dans son fonctionnement et ses gestes les plus quotidiens.
Eric Verdeil
Lire aussi
Verdeil Éric, « Des déchets aux remblais: imaginaire aménageur, corruption et dérèglements métaboliques à Beyrouth« , 2017, Jadaliyya
Verdeil Éric, « Beyrouth: reconstructions, fragmentation et crises institutionnelles « , in Dominique Lorrain (dir.) Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 61–108
Verdeil Éric, Faour Ghaleb et Hamzé Mouin (eds.), « Atlas du Liban. Les nouveaux défis », Presses de l’Institut Français du Proche-Orient, 2016, 112ppp.
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