Marco Cremaschi, enseignant-chercheur attaché au Centre d’études européennes, consacre ses recherches à l’urbanisme et aux politiques urbaines. Il se concentre en particulier sur le changement urbain et l’urbanité. En s'appuyant sur les exemples de Rome, Buenos Aires et Calcutta, il met ici en exergue les tensions entre les deux directions principales du développement urbain actuel : l'éclatement et l'intégration. Un angle d'analyse qui vient renouveler les études urbaines qui, selon lui, sont trop envahies par les mythes de la mixité et de la diversité.
L
a modernité – et en particulier la division du travail et les transports en commun – ont remanié les villes, conduisant partout à la dilution massive des relations de proximité, un affaiblissement des liens locaux. Néanmoins, des poches de proximité résistent, renforçant une solidarité locale presque citoyenne dans les quartiers populaires.
On la retrouve dans le borgate de Rome, les villas miseria de Buenos Aires comme dans les bustees, les bidonvilles au centre de Calcutta, là où résidence et travail -souvent informel- restent proches, leur rationalisation et séparation incomplètes. Ces villes font face à un dilemme. Poursuivre un développement plus volontariste, une rationalisation plus radicale, qui risque de ne pas être mise en œuvre; ou bien s’inscrire dans un “urbanisme” qui intègre les différentes dimensions de la vie quotidienne. Sachant que lorsque l’on parle d’urbanisme, on désigne en fait des politiques de logement, de mobilité, de sécurité urbaine, dont la faiblesse a généré des conflits jusqu’à aujourd’hui, qui ont marqué l’histoire sociale et politique de ces trois villes.
Deux modèles de développement urbain
Deux manières d’entendre l’urbanisme qui se sont succédé, une radicale, modernisatrice, parfois violente, relevant d’une pratique autoritaire du zonage qui permet aux gouvernements d’évincer les pauvres et de rassembler les riches ; l’autre progressive, sociale et participative promouvant un effort de recomposition du lien social. Deux modèles qui ont laissé des traces entremêlées et contradictoires dans les quartiers populaires comme dans les interventions plus récentes. Ces traces sont de trois ordres :
* En premier lieu, on a vu des bidonvilles se multiplier sous le poids de l’arrivée des populations défavorisées, souvent des migrants fuyants conflits et pauvreté. Les politiques urbaines ont parfois réussi à les intégrer dans la ville moderne mais, le plus souvent y ont failli.
* En second lieu, d’importantes infrastructures routières ont été construites. Censées organiser la ville, elles ont en réalité détruit des quartiers pauvres au nom d’une logique abstraite. Plus récemment, la réorganisation des autoroutes et des contournements à l’échelle métropolitaine a déclenché un nouveau découpage du tissu urbain.
* Enfin, ont été développés de nouveaux quartiers éparpillés dans les alentours. Tout en privilégiant le rêve périurbain, ces nouveaux quartiers poursuivent le mythe sécuritaire des résidences protégées et contribuent au départ des classes sociales moyennes du centre.
Enjeux et approches intégrées
En réalité, toutes les villes sont de plus en plus exposées aux disparités et à l’insécurité croissantes, mais la transition métropolitaine du 21ème siècle accroît les risques de fractures spatiales et sociales et d’inégalités. De nouveaux défis – l’étalement, la ségrégation, le changement climatique – s’adjoignent et pèsent sur la population fragilisée et, dans ces trois villes, ces défis touchent aussi la classe moyenne en croissance. Le mécontentement grandissant a affaibli les anciennes loyautés politiques : dans les dernières années, les trois gouvernements locaux ont basculé radicalement. Les droites populistes qui ont pris la place de la gauche dans les banlieues, ont surtout renouvelé l’offre politique mettant l’urbain au centre de leurs préoccupations.Ainsi, gouverner la transition métropolitaine implique de repenser les deux traditions de l’urbanisme et de parvenir à les combiner : des villes mixtes, engorgées, et conflictuelles requièrent modernisation et inclusion en même temps. La priorité pour les gouvernements locaux est de poursuivre des projets de développement intégrant secteurs informels et technologies nouvelles sur un modèle polycentrique. La mondialisation, au contraire, conduit à reproduire à l’infini des tours de bureaux dans les quartiers favorisés. À l’heure qu’il est, plutôt que se compléter, la tension s’accroît entre ces deux modèles, autant que les fractures se renforcent.
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