Freud ne fut belliciste que deux semaines au début de la Grande Guerre de 1914-1918 puis il se consacra très vite à essayer de comprendre d’une façon d’autant plus singulière qu’il se retrouvait devant une situation radicalement inédite. La puissance et la mélancolie de ses Actuelles considérations sur la guerre et la mort de 1915 sont éclairées magnifiquement par Françoise Coblence, qui nous permet de mesurer son trouble extrême alors que s’effondraient ses illusions devant la multiplication des signes du désastre : en quelques mois, les peuples « civilisés » pouvaient se détruire et détruire à long terme tout ce qui les avait fondés depuis des siècles au nom d’une libération brutale de leurs pulsions agressives et d’une psyché de masse encore énigmatique.
Laurence Bertrand Dorléac
Françoise CoblenceFreud et la guerre
En 1914, quand la guerre éclate, Freud a 58 ans. Contrairement à Romain Rolland, il est pris au dépourvu. Il est en plein dans la préparation de son congrès de psychanalyse et dans sa guerre personnelle avec Jung. S’il partage brièvement l’exaltation collective belliciste, au bout de deux semaines, sa ferveur retombe. Et plus la guerre dure, plus il aspire à la paix, et plus le ton se fait mélancolique.
Considérations actuelles sur la guerre
Sur la guerre, le texte de Freud le plus connu est celui de 1915 : « Actuelles sur la guerre et la mort ». D’après Ernst Jones, il aurait été écrit sous la pression de l’éditeur Heller pour pallier la pénurie des travaux à paraître dans la revue Imago [1]. Freud a alors perdu l’illusion d’une guerre brève et pris la mesure de son horreur. En même temps, il se plonge dans un travail d’écriture et d’élaboration métapsychologique considérable, comme si le travail et la réflexion étaient la seule arme contre l’offense de la guerre à l’encontre de la psyché et de ses idéaux.
Les « Actuelles » débutent par cette appréciation face au conflit : « Jamais encore un événement n’avait détruit tant de biens précieux communs à l’humanité, frappé de confusion tant d’intelligences parmi les plus claires, si radicalement rabaissé ce qui était élevé » [2]. Bien loin du romantisme, de l’appel à l’héroïsme, de la moindre fascination, Freud juge la guerre responsable de la misère psychique de « ceux de l’arrière » : misère qui excède largement les difficultés matérielles puisque Freud traite ici de la désillusion causée par la guerre. Les illusions auxquelles cette guerre contraint à renoncer sont en premier lieu celles de la paix entre nations ou peuples « civilisés ». C’est de la morale civilisée et de son inaptitude à régler les conflits, de son impuissance, que provient la déception.
L’espoir, en effet, est toujours déçu : étranger et hostile sont des équivalents, comme ils l’étaient pour les Grecs de l’antiquité ou comme pour l’enfant qui les assimile. Le constat du tort causé à la culture est que l’Europe n’est pas un musée où les différentes nations pourraient coexister, où l’on pourrait avoir une identité d’européen. L’Europe n’est pas une « Ecole d’Athènes » rêvée par les peintres et les humanistes de la Renaissance ou les philosophes et écrivains des lumières ; la communauté de cultures et de langues n’existe pas, ou en tout cas elle ne résiste pas à la destruction des liens causée par la guerre. Freud relie étroitement ces deux types de pertes : celle des vies humaines et celle de la croyance au progrès et à la civilisation, à une « morale supérieure », au règne du droit. Cette guerre est la plus effroyable en raison des valeurs et des différences qu’elle piétine : blessés / non blessés, belligérants/civils. À cet égard, elle ouvre une ère nouvelle, condamnant le futur avec le présent : elle « rompt tous les liens faisant des peuples en lutte une communauté, et menace de laisser derrière elle une rancœur qui pendant longtemps ne permettra pas de les renouer » [3]. La désillusion causée révèle le caractère narcissique de notre investissement de la culture, investissement qui se révèle surestimation, résultat d’une idéalisation, comme Freud y reviendra en 1927 dans l’Avenir d’une illusion. Mais en 1915, cruelle ironie et affront à la culture, c’est la guerre elle-même qui opère la dénonciation des illusions, d’ordinaire l’apanage de la psychanalyse ou de la pensée critique.
Les raisons de la désillusion sont doubles ; elles tiennent aux individus et aux collectivités.
Concernant la brutalité des individus, la position de Freud ne variera pas. L’homme est un être pulsionnel, ses pulsions demandent satisfaction sans considération pour des motifs moraux. Les formulations de Malaise dans la culture sont célèbres : l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus contraint de se défendre quand il est attaqué ; il compte parmi ses pulsions un très fort penchant à l’agressivité. Freud reprend la formule de Hobbes : l’homme est un loup pour l’homme. Mais, en 1915, avant l’introduction de la pulsion de mort, les pulsions de l’individu ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni de vie ni de mort ; elles sont simplement égoïstes et, en elles-mêmes, anti-sociales. L’altruisme, le dévouement sont des formations réactionnelles à la culpabilité ou à la peur de perdre l’estime ou l’amour de ceux dont on dépend. En aucun cas ces vertus ne sont « naturelles ». L’éducation et la culture apprennent à l’homme à renoncer à la satisfaction de ses pulsions.
C’est la raison pour laquelle les secondes raisons de la désillusion, celles qui proviennent de la brutalité des Etats soi-disant civilisés, sont les pires. La barbarie des nations vient redoubler celle des individus. Ainsi, à moins de faire l’hypothèse que la culture acquise est elle-même une illusion (ou que la plupart des hommes cultivés sont des « hypocrites de la culture »), il n’y a plus rien à attendre pour limiter les penchants pulsionnels : ni d’une contrainte externe, ni d’une éducation ou d’une obéissance à un principe supérieur.
D’où la conclusion implacable : « Tout se passe comme si toutes les acquisitions morales des individus s’effaçaient dès lors qu’on réunit une pluralité (…), et qu’il ne restât plus que les attitudes psychiques les plus primitives, les plus anciennes et les plus grossières » [4]. Le nombre balaie la culture, et là où Totem et tabou fondait la culture sur le meurtre d’un seul (le père de la horde), le meurtre de masse que cette guerre impose détruit notre monde de culture et impose l’idée d’une mort de masse pour une ”psyché de masse”, idée poursuivie dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921).
Remaniements dans la théorie
Outre ses conséquences sur l’évaluation de la culture, la guerre conduit Freud à modifier sa théorie du traumatisme et des névroses.
En septembre 1918, au Ve congrès international de psychanalyse, a lieu une discussion sur les névroses de guerre. Freud les définit en tenant une ligne double : montrer leur spécificité, à la fois par rapport aux névroses traumatiques (consécutives à un choc ou à un accident dont l’intensité et la violence ne sont pas assimilables) et aux névroses de transfert (névroses « en temps de paix »). Les névroses de guerre s’inscrivent dans une dynamique du conflit, à condition de préciser qu’il ne s’agit pas d’un conflit entre le moi et les pulsions sexuelles (comme pour les névroses de transfert), mais d’un conflit interne au moi, conflit entre « l’ancien moi pacifique et le nouveau moi guerrier du soldat »[5]. Ce conflit devient aigu dès que l’ancien moi se protège contre le danger pour sa vie par la fuite dans la névrose. Le nouveau moi, guerrier et héroïque, est perçu comme un « double parasitaire » menaçant pour la vie quand l’obus arrive.
L’expression de « fuite dans la névrose » n’a, bien sûr, aucune connotation morale : la fuite est inconsciente. Elle constitue une issue pour le moi qui n’est pas seulement débordé par une effraction trop importante mais menacé par une nouvelle configuration de l’idéal. L’idéal du moi imposé par la guerre repose sur des relations d’objet nouvelles (supérieurs, camarades), mais vitales et parfois aussi durables que les anciennes, comme la littérature et la peinture nous le montrent.
Cette compréhension de la nature des névroses de guerre se situe au cœur de la position de Freud lorsqu’il est amené à témoigner comme expert sur la question du traitement électrique des névroses de guerre, en 1920. Là aussi la ligne est double : Freud soutient à la fois que la névrose a une étiologie psychique, qu’elle est consécutive à un conflit psychique insoluble, qu’elle constitue « une fuite dans la maladie » et que, pourtant, le névrosé ne peut être assimilé à un simulateur. Car, si la névrose de guerre est bien consécutive à la tendance du soldat à se soustraire aux exigences du service de guerre, au danger pour sa vie, cette tendance (raisonnable, pourrait-on dire) est inconsciente, sinon, le « névrosé » déserterait ou se ferait porter malade. L’assimilation de la névrose à une simulation confondrait intentions consciente et inconsciente. En outre, le traitement par chocs est, selon Freud, indéfendable : le vice fondamental de ce « traitement » est qu’il « ne vise pas le traitement du malade mais avant tout le rétablissement de son aptitude à la guerre » ; le médecin devient un « fonctionnaire de guerre », ce qui est incompatible avec son activité (et c’est du côté du médecin qu’on a conflit insoluble et confusion).
Freud conclut son expertise par des propos qui résonnent comme un avertissement : « Dans cette conjoncture, une partie des médecins militaires céda au penchant caractéristique chez les Allemands, à imposer sans aucun égard leurs intentions, ce qui n’aurait jamais dû arriver »[6].
Notes
[1] E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. I, p. 391.
[2] S. Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort (1915) », OCF-P, t. XIII, p. 129.
[3] Ibid, p. 133.
[4] S. Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort (1915) », OCF-P, t. XIII, p. 144.
[5] S. Freud, Introduction à « Sur la psychanalyse des névroses de guerre » (1919), OCF-P, t. XV, p. 221.
[6] S. Freud, Rapport d’expertise sur le traitement électrique des névrosés de guerre (1920), OCF-P, XV, p. 230.
Bibliographie sélective
Laurence APFELBAUM, « Limites du modèle traumatique », Libres cahiers pour la psychanalyse, n°16, 2007, p. 21-30.
Kurt R. EISSLER, Freud sur le front des névroses de guerre, Paris, Puf, 1992.
Sigmund FREUD, « Actuelles sur la guerre et la mort (1915) », OCF-P, t. XIII, p. 127-155, Paris, Puf, 1988.
Sigmund FREUD, « Passagèreté (1915) », OCF-P, t. XIII, p. 321-324, Paris, Puf, 1988.
Sigmund FREUD, Introduction à « Sur la psychanalyse des névroses de guerre » (1919), OCF-P, XV, p. 219-223, Paris, Puf, 1996.
Sigmund FREUD, « Rapport d’expertise sur le traitement électrique des névrosés de guerre (1920) », OCF-P, t. XV, p. 226-231, Paris, Puf, 1996.
Sigmund FREUD, « Le malaise dans la culture (1930) », OCF-P, XVIII, p. 249-333, Paris, Puf, 1994.
Sigmund FREUD, « Pourquoi la guerre ? Lettre de Freud à Einstein (1932) », OCF-P, t. XIX, p. 69-81, Paris, Puf, 1995.
Ernest JONES, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, Puf, 3 volumes, 1975.
Françoise NEAU, « Le narcissisme dans la guerre et sa disgrâce », Libres cahiers pour la psychanalyse, n°16, 2007, p. 71-86.
Henri et Madeleine VERMOREL, Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936, Puf, 1993.
Françoise Coblence est philosophe et psychanalyste. Professeur émérite d’esthétique (université de Picardie), membre de la Société psychanalytique de Paris (SPP), elle dirige la Revue française de psychanalyse. Elle est l’auteur de Le dandysme, obligation d’incertitude (Puf, 1988), Sigmund Freud 1 (1886-1897), PUF, 2000, Les attraits du visible. Freud et l’esthétique, PUF, 2004 et d’articles sur Baudelaire, sur la psychanalyse et l’esthétique.