Todd Shepard, qui enseigne à Johns Hopkins, consacre ses recherches à la France et à son empire colonial au vingtième siècle. Son premier livre, publié en 2006, a été traduit : 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot, 2008). Alors qu’il prépare deux nouveaux ouvrages : La France, le sexe et les Arabes, 1945 à 1979 et : Affirmative Action and Empire ; « Intégration » in France (1956-1962) and the Race Question in the Cold War World, il revient pour nous sur les différences supposées entre la vision républicaine « à la française » et la vision communautaire « à l’américaine », révélant plus de complexité qu’il n’y paraît à première vue.
Laurence Bertrand Dorléac
Todd Shepard Comment
et pourquoi éviter le racisme :
causes, effets, culture,
'seuils de tolérance'
ou résistances ?
Le débat français entre 1954 et 1976
Durant les dernières années de la Guerre d’Algérie, le gouvernement français formula, à la faveur d’un changement de la politique française d’intégration des Algériens dans la nation, divers projets qui prévoyaient d’utiliser les deniers de l’État pour promouvoir la production culturelle et artistique algérienne. Ce glissement du concept d’ « assimilation » vers celui d’ « intégration » fut annoncé pour la première fois en 1955.
Une note adressée à la fin de 1960 au ministre français de la Culture en parle en ces termes : « Il conviendrait dès lors, afin de compléter cette œuvre de promotion humaine, d’envisager des mesures semblables dans le domaine culturel qui, en Algérie, offre une richesse de possibilités jusque-là insuffisamment mise en valeur… ». Ces derniers mots, il convient de le souligner, sont lourds de sens : la précédente politique française avait entravé le plein épanouissement de cette « richesse de possibilités ». C’est fort de ce constat que la note propose de s’engager sur une voie faisant appel à des « moyens » aussi divers qu’ambitieux : « 1/ Accession et promotion à titre exceptionnel des Français musulmans d’Algérie dans les emplois [du ministère de la Culture]… Éventuellement, des réserves d’emplois pourraient être prévues dans la proportion de 10 % pour les recrutements sur titre ou par concours ». Intitulée « Promotion exceptionnelle », cette note visant à la mise en place de quotas (« réserves ») fut largement mise en œuvre au sein des diverses administrations françaises entre 1958 et 1962. Si la pratique des réserves existait déjà, le projet innova en prévoyant notamment la « création dans les établissements d’enseignement relevant du Ministère d’État de chaires ou postes d’enseignement spécialement orientés vers la mise en valeur d’une culture spécifiquement algérienne (littérature, musique ou chant, par exemple) d’inspiration arabe, berbère, israélite ou française, ou plus spécialement méditerranéenne [ref]« Note au sujet de la Promotion exceptionnelle des Français musulmans d’Algérie dans le domaine culturel », fin 1960/début 1961, Centre des archives contemporaines (CAC), Fontainebleau, France : 19830229/ 3.[/ref].»
Presque vingt ans plus tard, un rapport sur la « Motivation des Français à l’égard des travailleurs immigrés », préparé sur requête du Service d’information et de diffusion du Premier Ministre, fait état d’un problème de racisme anti-algérien et souligne que les questions de « représentation » devraient être au cœur de toute tentative de résolution. Cette étude se fonde sur l’analyse qualitative d’une série d’entretiens (individuels et en groupe) menée par l’Institut Pierre Besis dans le but de formuler divers « moyens d’action ». Elle comporte notamment une section consacrée à la « REVALORISATION DE L’ARABITE », dans laquelle on peut lire des suggestions telles que : « imposer à la télévision un présentateur d’origine arabe » ; « placer quelques Arabes sympathiques dans des spots publicitaires pour des produits de grande consommation » ; et « d’une façon générale lors de tous les jeux, débats et émissions de variété, essayer d’introduire quelques Arabes : il faut progressivement montrer aux Français que ces gens-là existent [ref]« « Motivation des Français à l’égard des travailleurs immigrés : Test de Moyens d’action », rapport préparé par l’Institut Pierre Besis sur requête du Service d’information et de diffusion [du Premier Ministre] (22 mars 1976), CAC : 19960405/11. [/ref]».
Pour saisir le plein sens de ces propositions, il convient de se rappeler que toutes s’inscrivent dans une ère de débat autour de projets et de décisions politiques, et qu’elles témoignent (contrairement aux conclusions des études actuelles) des réels efforts engagés alors par certains gouvernements français (notamment de la Ve République) en vue de combattre un racisme jugé en grande partie responsable des inégalités et des problèmes sociaux. Par ailleurs, ces politiques françaises sont symptomatiques d’un débat agitant la scène internationale au-delà même de l’Atlantique, débat issu du réformisme technocratique et social-démocrate de l’après-1945, imbu d’études statistiques. En dépit d’une boulimie médiatique et d’excès universitaires, la France fut la première nation occidentale à entreprendre une mesure du racisme, fléau que les analystes jugeaient coupable d’entraver toute tentative d’imagination et de poursuite de l’égalité ; la Ve République mena ce combat contre le racisme en essayant à la fois de le chiffrer et d’ancrer des réponses dans ces chiffres. Du début de la Ve République aux premières années de la présidence de Giscard, la principale préoccupation fut les Algériens. On eut également recours à des outils socio-scientifiques pour déjouer les tentatives visant à expliquer (et combattre) le racisme. Ceux-ci ciblaient en priorité les idéologies racistes, les efforts engagés par les racistes ou les intentions racistes. L’accent fut alors mis sur les structures sociales, comprises à la fois comme base d’analyse et objet d’intervention.
Bien que prenant appui sur ce même raisonnement, deux approches radicalement différentes de la lutte contre le racisme virent le jour à la fin des années 1950 et au milieu des années 1970. En témoignent les exemples ci-dessus, qui proposent chacun leur définition du rôle de la « représentation » : selon le premier, il s’agit de combattre les effets de la discrimination en s’efforçant de donner à ceux qui en ont souffert une partie des postes et aides dont le racisme les avait privés ; selon le second, il convient de changer le regard des « Français » sur l’Arabe.
Pendant la Guerre d’Algérie, une nouvelle approche de la lutte contre le racisme s’efforce d’imposer l’égalité en surmontant les effets du racisme auquel étaient confrontés les Algériens de la part des Français : l’intégration passe alors par des études chiffrées pour démontrer que la discrimination existe dans les faits et il est prévu en retour, comme dans la proposition citée plus haut, l’inscription de « réserves » chiffrées et obligatoires pour surmonter les effets de cette discrimination de fait. Entre 1968 et le milieu des années 1970, en revanche, l’émergence du concept du « seuil de tolérance » traduit un retour à la lutte contre le racisme par ses causes. Celles-ci ne relèveraient alors pas d’une idéologie ou de présupposés racistes contre lesquels il faut se battre, mais de mécanismes.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du fait de l’adhésion des Nazis et de leurs alliés à des catégories et définitions raciales, la nécessité de repenser l’Empire s’impose : les arguments tendancieux (ou simplement racistes) auxquels tous les empires modernes avaient eu recours pour justifier leur mainmise sur d’autres peuples devinrent indéfendables, tout du moins en public. Ce revirement discursif fut très net durant la Révolution algérienne. Au cours des premiers mois de cette lutte pour l’indépendance nationale, de nombreux commentateurs français qui cherchaient à éviter ce qu’ils voyaient comme une « sécession » de l’Algérie y parvinrent en soutenant qu’il ne s’agissait pas là du soi-disant fléau du « colonialisme » mondial mais d’un amoncellement de problèmes intérieurs. D’après eux, les Algériens n’étaient pas des sujets coloniaux en mal d’indépendance mais des citoyens français dont le rejet de la nation découlait d’une discrimination raciale, ethnique et religieuse. Ces commentateurs étaient d’opinion que, pour offrir aux Algériens les mêmes opportunités économiques et sociales que celles accessibles aux autres citoyens français et pour faire en sorte que les Algériens se sentent français, il fallait définir ce qui les rendait différents. C’est sur la base de ce précepte que fut pensée la nouvelle politique de francisation de l’Algérie, caractérisée par une approche d’ « intégration ».
La reconnaissance de la souffrance des Algériens consécutive au racisme de la part des Français sépare l’intégrationnisme français des précédentes tentatives d’unification des sujets coloniaux à la France, menées dans un esprit d’« assimilation » ou d’« association ». Depuis le XIXe siècle, les républicains comme la gauche radicale avaient ardemment insisté sur le fait que toute admission officielle de catégories de citoyens français sur la base de concepts fallacieux tels que les « races » ou les « groupes ethniques » était en soi raciste et ne pourrait s’inscrire que dans un programme politique réactionnaire. Dans cette optique, parler de racisme risquait d’engendrer le racisme. La Révolution algérienne servit de catalyseur alors que les intégrationnistes français se montraient disposés à utiliser les lois et les politiques pour corriger les effets mesurables de ce que l’on appelait « discrimination » envers une catégorie de citoyens français : les Algériens.
Plutôt que de réitérer le fait que les Musulmans jouissaient légalement du droit à l’égalité, on mit en œuvre des mesures intégrationnistes qui, selon un rapport publié en 1959, se fondaient sur le « constat […] que l’égalité de droits n’était pas traduite dans les faits ».[ref]Mission d’études RE, « La Participation des Français Musulmans à la Fonction Publique », 6 juillet 1959, p. 1-16, annexes p. 4, CAC : 19770391/3.[/ref] Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie de janvier 1955 à février 1956, expliqua le bien-fondé de ce revirement en ces termes : « Bannir toute discrimination à leur détriment n’est pas tout : il ne faut pas hésiter, le cas échéant, à en établir à leur avantage, car la véritable équité oblige, quand un plateau de la balance est trop léger, à le charger pour rétablir l’équité ». Toujours selon Soustelle, la souveraineté française « n’est pas menacée, bien au contraire, si le fellah vit plus largement ou si le préfet s’appelle Belkacem ». Les intégrationnistes, dont faisait partie Soustelle, affirmèrent que même des politiques qui rejetaient la notion biologique ou scientifique de « race » (comme s’en targuaient les politiques françaises) pouvaient produire des effets racistes susceptibles d’être mesurés et corrigés.
Ce fut dans ce contexte intégrationniste de mesure des effets de la discrimination que fit son apparition le concept de « seuil de tolérance » dans le discours officiel. Une enquête sur les limites du nombre de places occupées par des Algériens dans les hôpitaux français, par exemple, demanda aux responsables des établissements d’indiquer le « pourcentage optimum par rapport au total des malades, seuil au-dessus duquel se posent des problèmes de cohabitation[ref]« Enquête sur l’admission et le séjour des FMA dans les établissements hospitaliers publics et privés », Centre d’accueil et de recherches des archives nationales, Paris : F 1a/5060/« Action sociale en faveur des musulmans dans les hôpitaux ».[/ref]». Ce seuil de tolérance devait prendre toute sa mesure en 1970.
« Combattre les causes plutôt que les effets », 1969-1977
Tandis que la notion de « seuil » s’était imposée comme preuve de l’existence et des effets du racisme (susceptibles d’être inversés), le « seuil de tolérance » fit son apparition durant les années 1970, en tant que cause du racisme. Lorsque, à l’automne 1974, le gouvernement giscardien présenta son nouveau programme de lutte contre le racisme, il souligna que l’objectif était « de combattre les causes plutôt que les effets » (un haut fonctionnaire précisant que « cette volonté d’affronter les problèmes d’une manière nouvelle pourrait être rendue publique et constituerait en soi un geste remarqué ») et que le seuil de tolérance était la cause qui le préoccupait le plus[ref]Ce programme gouvernemental de lutte contre le racisme avait été conçu pour compléter des politiques conjointes de suppression de l’immigration illégale et d’amélioration du statut des immigrés existant déjà en France (en dépit du peu de fonds leur étant alloués), l’ensemble se proposant de mettre fin aux opinions contraires à l’immigration. Direction de la Population et des Migrations, « Information du public et lutte contre le racisme » (Paris, 10 septembre 1974), 3, CAC : 19860269/11. [/ref]. Ainsi qu’en conclut un rapport publié en 1971, « aucune possibilité d’adaptation n’existe lorsqu’il y a une trop grande concentration d’immigrés en un même lieu ». La « possibilité d’adaptation » en question concernait sans distinction les immigrés et les Français. Comme le soulignèrent de nombreux critiques de gauche de l’époque, ainsi que des intellectuels plusieurs années après, une telle convergence sur le « seuil » relaya les propos, actes et organisations racistes à un rang inférieur[ref]Pierre Sommeville, Direction de la Réglementation, « Enquête sur la situation de l’immigration » (Paris, 14 septembre 1971), 32, CAC : 19960134/12. [/ref]. Sous cet angle, le racisme résultait essentiellement de transgressions des « seuils de tolérance » (variant selon qu’il s’agissait de logement, d’éducation ou de services publics) objectives et mesurables. Une analyse publiée en 1969 fit référence à un « seuil objectif de tolérance à la pénétration étrangère » à effets « mécaniques » ; il était admis que le présupposé « seuil » avait fait « l’objet de mesures empiriques », d’où la certitude qu’ « au-delà d’un certain seuil se manifeste un phénomène de ‘rejet’ ». Combattre le racisme par ses causes impliquait donc d’éviter une telle situation[ref]H. Vidal, Sous-direction, Mouvements de « Éléments pour une intervention devant » (12 novembre 1969), 3, CAC : 19950493 /6 ; Michel Massenet, « Les problèmes posés par l’immigration (Séance du 4 juin 1970 de l’Académie des sciences morales et politiques) », 243, CAC: 19960405 /1.[/ref].
L’argument selon lequel « au-delà de 15% de population étrangère, toutes ethnies confondues, des réactions défavorables se font jour » montre clairement ses limites dans le rapport de 1973 précité, qui précise immédiatement : « Encore faut-il considérer que ce pourcentage doit être minoré s’il s’agit d’une population à dominante maghrébine »[ref]Service de liaison et de promotion des migrants, Cabinet du préfet de la Région Rhône-Alpes, « La population étrangère dans la région Rhône-Alpes » (mai 1973), CAC : 19930317/16. [/ref]. D’autres rapports ont clairement démontré que cette catégorie désignerait plus judicieusement les Algériens, raison pour laquelle une étude quantitative sur la « Motivation des Français à l’égard des travailleurs immigrés » a conclu en la nécessité de procéder à une « revalorisation de l’Arabité ».
Outre le fait que cette logique partagée autorise la quantification et les sciences sociales à négliger les programmes idéologiques ou actes racistes explicites au profit de structures ou d’effets « mécaniques », il est intéressant de souligner qu’aux deux moments, les efforts engagés dans le but de mesurer (et de lutter contre) le racisme ont été présentés comme indépendants du colonialisme. Soucieux qu’ils étaient de la spécificité de la gouvernance française en Algérie, les planificateurs intégrationnistes n’hésitèrent pas à la dissocier d’autres situations de colonisation ; durant les années 1970, les efforts de mise en œuvre du « seuil de tolérance » se heurtèrent à la difficulté de passer sous silence l’histoire unissant la France et l’Algérie, se retranchant sur des déclarations « universelles » à propos d’ « intervenants tiers ». En outre, la non-reconnaissance de la place centrale du colonialisme dans son ensemble, et plus précisément de l’Algérie, dans l’histoire de la République qu’est la France, explique sans doute pourquoi tant d’intellectuels et de politiciens s’évertuent à affirmer, en dépit des faits, que la République française est en marge et non partie prenante dans les stratégies de lutte contre le racisme engagées de part et d’autre de l’Occident de l’après-guerre, du Royaume-Uni aux États-Unis.
Todd Shepard est professeur d’histoire à l’université Johns Hopkins (Baltimore, Md.). Son travail porte sur la France et son empire colonial au vingtième siècle. Il s’attache en particulier aux intersections entre l’histoire de l’impérialisme et celles des institutions étatiques, de l’identité nationale, des questions raciales et sexuelles.
Son premier livre, The Invention of Decolonization. The Algerian War and the Remaking of France (Cornell U.P., 2006), a été traduit en français sous le titre : 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot, 2008 ; à paraître en poche début 2013). Il prépare actuellement deux ouvrages. Le premier, La France, le sexe et les Arabes, 1945 à 1979 (sous contrat chez Payot), explore l’importance et la fonction des représentations de la « perversion » masculine dans les débats politiques après 1945. Le second, Affirmative Action and Empire: ‘Integration’ in France (1956-1962) and the Race Question in the Cold War World, porte sur un ensemble de programmes novateurs, mis en place par la République dans le contexte de la Guerre d’Algérie, visant à corriger les discriminations subies par les « musulmans d’Algérie.»