Maurice Fréchuret vient de recevoir le Prix Pierre Daix pour son livre Effacer. L’an dernier, il nous offrait en avant-première sa réflexion qui intéresse aussi le statut des choses. Dans un monde où l’œil est sollicité en permanence, il prête attention à tous les artistes qui, depuis Marcel Duchamp, ont décidé d’effacer, de brûler, de recouvrir, d’enfouir, non pas pour détruire, mais au contraire pour alerter de l’abus d’accumulation en invitant à voir ce qui est peu visible pour regarder à nouveaux frais.
Laurence Bertrand Dorléac
DROIT DE RETRAIT
Maurice Fréchuret
Nous oublions trop souvent combien nous sommes redevables des artistes, des recherches qu’ils engagent, des propositions qu’ils nous adressent. Nous ne savons pas exactement ce que nous apportent les œuvres d’art et en quoi elles transforment notre vision et notre perception du monde. Certes, nous n’ignorons pas, depuis Picasso, que « la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements », mais nous assignons toujours avec beaucoup de difficultés ses fonctions réelles à l’art et nous nous contentons généralement d’admettre la nécessité de cette pratique pour les seuls individus qui l’exercent. Pourtant, l’art se révèle un puissant outil de changement dont l’impact peut, quand nous y réfléchissons, se vérifier aisément. Notre regard est modifié par ce que les artistes imaginent, par ce qu’ils nous offrent à voir et par les gestes qu’ils élaborent. Autant de données nouvelles qui vont faire subir au monde des idées mais aussi au monde des choses de notables transformations.
Parmi les gestes artistiques, il en est un que nous souhaitons mettre en évidence parce qu’il change notre manière d’appréhender l’art, l’objet et le monde environnant. Tout de paradoxe dans un monde où le regard est constamment sollicité, le geste d’effacer est devenu, au cours du XXe siècle et aujourd’hui encore, une pratique artistique exemplaire et porteuse de développements particulièrement riches. De Marcel Duchamp à Robert Rauschenberg, de Marcel Broodthaers à Roman Opałka, de nombreux artistes ont pratiqué l’effacement et ont montré ce que ce geste pouvait avoir de positif, lui qui dans les autres domaines de l’activité humaine est si fortement lié au mensonge, à la falsification, à la dissimulation ou à la mise à l’index. Dans le champ de la politique, effacer est un exercice que la plupart des dictateurs ont perpétré de manière récurrente. L’on ne compte plus les documents où, leaders héroïques un jour, des dirigeants deviendraient bientôt des traîtres dont il fallait bannir l’image pour faire oublier jusqu’à leur existence passée. La damnatio memoriae qui frappe les Trotski, Kamenev, Liu Shaoqui, Lin Biao ou Goebbels, provoquée par la gomme ou le ciseau est, sans aucun doute, le signe le plus fort de cette « correction » de l’histoire mais elle s’applique aussi dans le champ de l’économie et de la communication. Le gommage des bourrelets présidentiels dans un magazine illustré ou, plus grave, celui d’un homme noir dans une publicité récente, sont d’autres exemples de cette falsification à laquelle est si généralement attachée la pratique de l’effacement.
Ce geste, des artistes y ont recours pour en révéler les capacités innovantes et la profondeur créatrice. Claudio Parmiggiani est un des ceux-ci et les œuvres qu’il va produire dans cet esprit, les Delocazione, sont parmi les plus subtiles et les plus exigeantes qui soient. Des objets – en l’occurrence souvent des livres – sont alignés sur les rayonnages d’une bibliothèque adossée au mur. L’espace qui conserve l’ensemble est hermétiquement clos et, en son milieu, des pneus ont été entassés auxquels l’artiste va mettre le feu. La combustion de ces derniers entraîne, comme attendu, une épaisse fumée noire et âcre qui se dépose sur les murs mais aussi sur tous les éléments contenus dans l’espace. Les livres ou les autres objets enlevés après-coup ne laissent plus apparaître que leur fantôme. Leur présence n’est plus mais leurs formes blanchâtres, dessinées sur le mur, persistent dans ce sombre et ténébreux univers. Évocation d’une présence passée, rappel d’une matérialité dissoute, l’effacement des objets auquel procède l’artiste italien lèse, à coup-sûr, le regard mais fournit à l’imaginaire les éléments les plus vifs et les plus pénétrants. Individuelles, façonnées par l’histoire personnelle des individus, les images du passé peuvent ainsi refaire surface : une photo, une peinture, un objet qui, décrochés, laissent des marques sur les murs de la maison où l’on a vécu sont autant d’occasions de renouer avec elles. Émanant de l’inconscient collectif et comme réactualisées par l’histoire récente, les images peuvent à nouveau surgir et nous rappeler les épisodes dramatiques vécus par une humanité éprouvée au plus profond d’elle-même. Le fantôme de l’échelle visible sur un mur d’Hiroshima, celui des corps pulvérisés sur une façade d’une maison de Nagasaki hantent notre mémoire qui, à cet instant, trouve dans les œuvres de Parmiggiani, les moyens d’une nouvelle mobilisation.
L’effacement des choses par leur simple retrait est un des moyens que des artistes comme Parmiggiani ont explorés. D’autres modalités d’effacement sont possibles et ont été expérimentées. L’œuvre de l’artiste canadien Eric Cameron est le fruit d’un procédé autre, celui du recouvrement progressif de l’objet qui finit par se dissoudre sous les nombreuses couches qui, peu à peu, le masque, le transforme ou l’annihile De fait, les centaines, voire les milliers de couches de gesso acrylique blanc que l’artiste dépose sur les objets – une pellicule photographique, un soulier d’enfant, une rose, un sachet de sucre ou une laitue… – leur font subir une véritable métamorphose au point où leurs formes initiales ne sont parfois plus reconnaissables et leur identité de chose totalement et inexorablement anéantie. L’effacement des choses, choisies dans l’univers quotidien du peintre, est le fruit d’un geste parfaitement paradoxal. L’artiste peint les objets – non comme le ferait un peintre de natures mortes dont l’objectif est de les représenter dans les deux dimensions de la toile – mais en intervenant directement et de multiples fois sur leurs surfaces, ce qui pour effet d’en modifier radicalement leur aspect premier. Ce travail de peintre (nous insistons sur le statut de l’artiste) qui ne se sert que de pinceaux aboutit de plus à des formes tridimensionnelles, lesquelles, bien souvent, s’apparentent à des sculptures abstraites. Les choses dont l’artiste canadien s’est emparé et auxquelles il fait subir de considérables transmutations sont ainsi doublement effacées : rendues formellement méconnaissables et privées à tout jamais de leur identité d’objet utilitaire.
Après le mode ablatif qui préside aux actions de Claudio Parmiggiani, après le recouvrement neutralisant que pratique Eric Cameron, l’enfouissement est le troisième moyen d’effacer les choses. C’est celui qu’a choisi, entre autres artistes, Daniel Spoerri. Les objets des Tableaux-pièges que l’artiste a réalisés, dès le tout début des années 1960, sortent de leur anonymat d’objets usuels et bénéficient d’une véritable mise au jour qui passe par leur redressement à la verticale. Les 90 degrés qui séparent la surface de la table de celle du mur sont suffisants pour conférer une identité nouvelle à ces objets et participer à la plasticité du panneau de bois où ils ont été méticuleusement collés, lequel devient tableau à part entière. Ceux que les convives apportent au grand pique-nique que l’artiste organise en 1983 dans le parc du château de Montcel à Jouy-en-Josas, près de Versailles, vont connaître un tout autre sort. Les ustensiles choisis spécialement par les invités pour participer au repas ne seront pas restitués à leurs propriétaires car les couverts, assiettes, verres, plats et autres récipients vont être ensevelis, à la fin du repas, dans la tranchée ouverte que Spoerri a fait creuser auparavant.
Recouverts par les pelletées de terre que chacun est invité à jeter, les objets vont bien vite disparaître de la vue, comme effacés par l’épaisse couverture de ce limon qui les absorbe. Communs ou singuliers, affichant ou non la personnalité de l’invité, les objets enterrés sous plusieurs dizaines de centimètres de terre resteront en lieu et place durant de nombreuses années jusqu’à ce que l’artiste prenne la décision d’ouvrir un chantier archéologique et de mettre au jour les vestiges du fameux banquet. La redécouverte de ces objets, quelque 23 ans après, n’affaiblit nullement le projet initial de cet Enterrement du tableau piège, devenu Déjeuner sous l’herbe, si étroitement lié à la biographie de l’artiste. Simple rappel ou véritable exutoire, le projet de Spoerri, sous la forme joyeuse et ludique d’un banquet, ne peut pas ne pas être mis en rapport avec cette scène effroyable où M. Feinstein, son père, fut abattu par les Einsatzgruppen nazis, ces unités de police politique militarisées du IIIe Reich, chargées des missions d’extermination (Shoah par balle) des handicapés, des Tziganes, des Juifs et d’autres catégories qui faisaient obstacle au projet de la pureté aryenne. Les tranchées, creusées préalablement aux massacres, devenaient ainsi des fosses où tombaient les « pièces », nom par lequel les nazis désignaient les juifs, traités comme des « choses » et entassés comme des « paquets ». C’est dans un tel renversement de vue que L’Enterrement du tableau piège – Déjeuner sous l’herbe prend toute sa force et que réponse est faite, sous l’égide de la convivialité généreuse, à la terreur et au tragique de l’histoire.
Dans un monde où les choses qui accompagnaient l’existence des individus se sont transformées en une vaste et anonyme accumulation de marchandises et où le « tout voir » est devenu une véritable et impérieuse injonction, des artistes choisissent, paradoxalement, d’effacer et de soustraire au regard les éléments dont la matérialité est, du coup, comme remise en question. Claudio Parmiggiani, Eric Cameron, Daniel Spoerri mais aussi Marcel Broodthaers, Jochen Gerz ou Felix González-Torres et Ann Hamilton ont, entre autres artistes de différentes générations, exercé ce « droit de retrait » et redonné à l’expérience artistique les fonctions qui l’engagent vis à vis de la communauté humaine, fonctions qu’elle peut parfois oublier d’assumer et sans lesquelles elle cesse d’être cet exercice vivifiant qui nous est si nécessaire.
Maurice Fréchuret est historien de l’art et conservateur en chef du patrimoine. Détenteur d’un doctorat de Sociologie et d’un doctorat d’Histoire de l’Art, il a été conservateur au musée d’Art moderne de Saint-Étienne de 1986 à 1993, puis du musée Picasso à Antibes de 1993 à 2001. Directeur du capc Musée d’art contemporain de Bordeaux de 2001 à 2006, il est nommé conservateur des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes (2006-2014). Il a organisé de nombreuses expositions au cours de sa carrière et écrit dans de nombreux catalogues. Son dernier ouvrage, Effacer, paradoxe d’un geste artistique (Presses du réel, 2016) a reçu le Prix Pierre Daix 2016. Il est en outre l’auteur d’Exils (en collaboration avec Laurence Bertrand Dorléac, RMN, 2012), Les Années 70, l’art en cause (RMN, 2003), L’Art médecine (en collaboration avec T. Davila, musée Picasso, Antibes, RMN, 1999), L’Envolée, L’enfouissement (Skira, RMN, 1995), La Machine à peindre (J. Chambon, 1994), Le Mou et ses formes (ENsBA, 1993 puis J. Chambon, 2004).