n° 34-1 | Tocqueville et les arts en démocratie | Lucien Jaume

La passion dominante des sociétés modernes est celle de l’égalité : c’est la thèse principale de la seconde Démocratie de Tocqueville. L’un de ses effets serait l’adoucissement des mœurs mais également le bouleversement de la culture et des objets culturels car si c’est bien l’inégalité aristocratique qui a encouragé les œuvres considérées comme majeures, la société démocratique et à vocation égalitaire, pousserait a contrario à une culture divertissante du neuf et de la facilité. C’est la raison pour laquelle Tocqueville voyait les sociétés modernes comme non propices à la production d’œuvres d’art importantes, les citoyens étant incapables d’élaborer des critères raisonnables d’évaluation.
Alors que nous voyons souvent l’art comme un contre-pouvoir (au-dessus ou à côté de l’opinion), il l’envisage donc au contraire comme un objet représentatif de l’esprit général. Grands connaisseurs de la pensée de Tocqueville, Françoise Mélonio et Lucien Jaume reviennent pour nous sur le point de vue de l’écrivain, non pas amateur d’art, mais concentré sur la démocratie et ses effets sur les arts.

Laurence Bertrand Dorléac

 

Les effets de l'égalité sur les arts selon Tocqueville

Lucien Jaume

Lorsque Tocqueville publie De la démocratie en Amérique (1835-1840), il réunit plusieurs compétences que l’analyste peut discerner : le publiciste des institutions, le sociologue, le moraliste au sens du XVIIe siècle (grand lecteur de Pascal), l’écrivain qui réfléchit sur les arts littéraires et, par moments, l’historien. On trouve notamment une sociologie des arts en société démocratique. Sociologue avant la lettre (anticipant Durkheim), Tocqueville croit à une relative autonomie du fait social contraignant les individus à suivre l’esprit général. Ce qu’il analyse pour l’opinion (reine de la société démocratique) vaut aussi pour l’art en ce sens que « tous font la loi » (selon son expression) en matière artistique — mais que, du coup il n’y a ni maître souverain de l’évolution suivie ni loi réelle ; pourtant une pression constante du public, du collectif, de l’esprit général, s’exerce sur chaque créateur. Le peuple est souverain, là encore, en ce sens. Tocqueville est sociologue aussi au sens où il reprend (après Mme de Staël dans De la littérature), la formule de Bonald : « La littérature est l’expression de la société [ref]En fait, comme Mme de Staël, il entend par littérature toutes les œuvres de l’esprit par voie d’écriture : par exemple l’histoire ou la philosophie. Voir la comparaison avec Mme de Staël dans notre ouvrage sur Tocqueville (bibliographie).[/ref]». Précisément, pour Tocqueville, la démocratie est d’abord une forme de vie sociale (mœurs, traditions, représentations et croyances), un « état social », selon son concept, avant d’être un régime politique. On peut avoir la démocratie-société sans la démocratie-régime : le Second Empire, qu’il déteste, vient illustrer cette thèse. Et aujourd’hui en Asie ?

La question de Tocqueville

En partant pour l’Amérique, en 1831, Tocqueville pose à la seule démocratie existante à ce moment la question qui le préoccupe : quelles formes d’autorité sont possibles dans une société d’individus qui se considèrent comme tous égaux, jusqu’au chef de l’Etat ? Cette question d’un jeune aristocrate qui estime que, depuis 1789 et depuis 1830, un monde s’est effondré pour toujours, il la pose également aux beaux-arts, à la poésie, au théâtre, pris comme autant d’expressions d’une société d’individus mus par l’avidité, la recherche des « jouissances matérielles », la compétition, la concurrence envieuse et l’imitation incessante. Une société où chacun se demande « Pourquoi pas moi ?» car, selon Tocqueville, tout le monde croit pouvoir tout faire et « chacun espère pouvoir paraître ce qu’il n’est pas [ref]Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, t.II, p. 56.[/ref]».

Les deux modèles

Fort de cette question, Tocqueville met en contraste le modèle aristocratique et le modèle démocratique. Dans le premier cas, artisans et artistes travaillent en fonction de règles explicites, avec lenteur, pour un public riche et exigeant. Dans le monde démocratique, en proie à une agitation incessante (car chacun doit se faire une place avec ou contre les autres), la « littérature industrielle » apparaît : le créateur va vite et tend à agir en opportunité ; un livre chasse l’autre (le public achète mais n’a pas toujours d’estime pour le produit ou son auteur), une mode succède vite à la dernière née. Le vocabulaire lui-même devient instable : chaque auteur le modifie un petit peu à la marge, il introduit son coefficient d’originalité en-dehors de toute règle et « comme il n’y a point d’arbitre commun, point de tribunal permanent qui puisse fixer définitivement le sens du mot, celui-ci reste dans une situation ambulatoire ». En quoi, Tocqueville académicien ne croit guère au pouvoir de l’Académie. Déjà !
En démocratie, les penseurs sont aussi très pressés : « Chacun s’agite : les uns veulent atteindre le pouvoir, les autres s’emparer de la richesse. Au milieu de ce tumulte universel, de ce choc répété des intérêts contraires (…) où trouver le calme nécessaire aux profondes combinaisons de l’intelligence ? Comment arrêter sa pensée sur tel point, quand autour de soi tout remue, et qu’on est soi-même entraîné et ballotté chaque jour dans le courant impétueux qui roule toutes choses ? [ref]Ibid., p 47.[/ref]». Faire parler de soi : vie haletante des créateurs démocratiques.

L’âge romantique, âge démocratique

Très critique envers le romantisme (sans le nommer), qui lui sert en fait de repoussoir au modèle aristocratique (art du XVIIe siècle), Tocqueville est partisan des critères classiques du « bien écrire », ce qu’il appelle les règles du « bon sens ». On peut citer Pascal [ref]« Il faut se mettre à la place de ceux qui doivent nous entendre, et faire essai sur son propre cœur du tour qu’on donne à son discours, pour voir si l’un est fait pour l’autre, et pour s’assurer si l’auditeur sera comme forcé de se rendre. Il faut encore se renfermer le plus qu’il est possible dans le simple naturel ; ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand. Ce n’est pas assez qu’une chose soit belle, il faut qu’elle soit propre au sujet ; qu’il n’y ait rien de trop, et que rien n’y manque » (Pascal, cité dans un manuel de l’époque, Etudes françaises de littérature et de morale, par Le Brun de Charmettes, 1822). Le manuel le plus lu est celui de Noël et De la Place, nombreuses éditions tout au long du XIXe siècle.[/ref], Fénelon (dans la Lettre à l’Académie) ou Buffon ou Voltaire, qui sont les modèles proposés à l’époque dans les manuels de littérature. Tocqueville désapprouve Hugo et sa révolution du dictionnaire, l’éloge du « grotesque » (Cromwell) et, de façon générale, la recherche de ce qu’il baptise « le boursouflé ». Mais il reconnaît une qualité dans l’esprit démocratique appliqué aux arts : il attire l’attention sur l’homme en général, sur ses droits, sa dignité et le mystère de sa destinée (Lamartine par exemple). En effet, favorisant le rapprochement, la communication entre les individus et l’esprit d’imitation, la démocratie cultive les idées générales, les termes abstraits et un peu vagues — et finalement, « l’humanitarisme » (comme on commence à dire avec Lamartine). Pour Tocqueville c’est un point capital car par là la démocratie des modernes retrouve l’esprit du christianisme ; Tocqueville considère que, selon l’exemple américain, la démocratie ne peut vivre sans religion, même si la religion des pasteurs américains est tournée vers l’utilité sociale et le confort quotidien…
Par ailleurs, Tocqueville avoue son intérêt pour la poésie démocratique dans la mesure où elle cherche à connaître le mystère de l’âme humaine : il évoque Childe-Harold, René et Jocelyn. Adepte d’un certain jansénisme, il considère que l’homme est un être inconnaissable à lui-même et il paraphrase même une fois la formule de Pascal « Quelle chimère est-ce que l’homme ? ». Il écrit selon la thématique janséniste du voile posé sur le réel : « Si l’homme s’ignorait complètement, il ne serait point poétique ; car on ne peut peindre ce dont on n’a pas l’idée. (…) Mais l’homme est assez découvert pour qu’il aperçoive quelque chose de lui-même, et assez voilé pour que le reste s’enfonce dans des ténèbres impénétrables [ref]De la démocratie en Amérique, Gallimard, t.II, p. 81.[/ref]».

Les échelles démocratiques : petits hommes et grands monuments

Dans l’ensemble des développements sur l’art (les chapitres 9 à 21 du début de la seconde Démocratie), Tocqueville laisse percer maintes fois son ironie, notamment à propos de l’architecture chez les particuliers et dans les monuments publics. Quand il arrive par l’East River, il est frappé de l’apparition d’édifices blancs, d’allure grecque par les colonnes et le péristyle, mais vues de près, ce sont des demeures avec des poutres en bois ! L’apparence du marbre blanc est une illusion. Tocqueville écrit que l’individu démocratique, se voyant tout petit par rapport à la masse imposante de ses égaux, a un goût marqué pour le gigantesque, le monumental. Tel est le cas de la ville de Washington qui a autant d’habitants que Pontoise, mais aménage pour l’avenir une spatialité tout à fait spectaculaire, et donne au Capitole un nom aussi pompeux que ses dimensions.
D’où cette remarque au ton ambigu : « Nulle part les citoyens ne paraissent plus petits que dans une nation démocratique. Nulle part la nation elle-même ne semble plus grande [ref]Ibid., p. 58.[/ref]». Tocqueville semble présager que l’exaltation nationaliste passera dans l’avenir par la mégalomanie architecturale.

Peinture et matérialisme

Instruit par son ami Bouchitté, philosophe catholique qui écrira plus tard un livre sur Poussin (1858), Tocqueville donne parfois des aperçus sur la peinture, assez critiques pour son temps et pour la démocratie. Il est clair que, dans ces pages, il parle bien plus de la France que des Etats-Unis. Il exprime son admiration pour Raphaël (c’est un lieu commun de l’époque) et plaide pour une « peinture de l’âme », considérant que la société démocratique, envahie par la recherche des satisfactions matérielles, de l’enrichissement et du confort, oublie la spiritualité. Opposant Raphaël à David trop soucieux d’étudier le corps dans son anatomie, Tocqueville voit dans le premier quelqu’un qui a voulu « faire de l’homme quelque chose qui fût supérieur à l’homme » et qui a cherché à embellir la beauté même [ref]Ibid., p. 57.[/ref].
Au fond, dans ces termes, Tocqueville exprime toute sa conception de la vie, prolongement de son éducation et des ses goûts : les valeurs aristocratiques sont l’indépendance personnelle et la grandeur, le tout associé à l’honneur. Faire de l’homme quelque chose de supérieur à l’homme est au-dessus des aspirations de la démocratie. La « grandeur » (c’est le mot de De Gaulle) est irrémédiablement perdue, il n’empêche qu’on peut aider la démocratie à mieux se connaître pour éviter ses dangers (uniformité, despotisme, dépolitisation), et cette société produit aussi ses « merveilles », selon l’expression que Tocqueville répète maintes fois : institutions de la liberté, conquête de la nature, dignité de l’homme retrouvée après le message chrétien des origines. Son oncle par alliance, Chateaubriand, qui a les mêmes appréciations artistiques, avait dépeint les « beautés de la religion chrétienne ». Il y a accord entre eux.


Lecture recommandée

André Jardin, Alexis de Tocqueville, Pluriel, Hachette, 1984 : reste la biographie de référence (avec quelques erreurs).

Lucien Jaume, Tocqueville : les sources aristocratiques de la liberté, Fayard, 2008 : enquête sur l’atelier d’écriture de Tocqueville et le contexte des destinataires de Démocratie en Amérique.

Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Fayard, 1993 : une méditation philosophique sur le sens de la démocratie.

Françoise Mélonio, Tocqueville et les Français, Aubier, 1993, et éd. avec Laurence Guellec de Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, Quarto Gallimard, 2003. Des introductions précieuses aux textes sélectionnés.

Mme de Staël, De la littérature, GF-Flammarion, 1971 : sans doute le lieu d’inspiration de Tocqueville, y compris dans l’opposition du modèle aristocratique avec la littérature moderne (voir fin de la 1ère partie).


Lucien Jaume est agrégé de philosophie, docteur d’État en science politique. Ancien élève de François Furet, Lucien Jaume est entré au CNRS en 1989 comme directeur de recherche (CEVIPOF). Ses travaux (11 livres et quelque 150 contributions en diverses langues) ont porté sur Hobbes (théorie de l’Etat représentatif), sur les Jacobins, les droits de l’homme ; dans une deuxième période, sur le libéralisme (L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Fayard, 1997) ; ensuite sur l’atelier d’écriture de Tocqueville et le problème de l’autorité démocratique (Tocqueville : les sources aristocratiques de la liberté, Fayard, 2008, prix Guizot de l’Académie française) ; plus récemment, il a publié Qu’est-ce que l’esprit européen ?, ainsi que Les origines philosophiques du libéralisme, tous deux en Champs Essais chez Flammarion (janvier 2010). Il est membre du comité directeur de publication des Œuvres complètes de Benjamin Constant (Max Niemeyer, puis De Gruyter, 51 volumes prévus). Son sujet actuel de recherche porte sur les enjeux républicains de la fondation de la sociologie, en France, par Durkheim et son école. Il enseigne dans l’école doctorale de Sciences Po sur les questions de la légitimité politique et de l’intérêt général, comme concepts philosophiques et comme outils d’analyse (appropriés ou à réviser) de la société actuelle.

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