Notre savoir de la Russie et de l’URSS n’est plus au point : c’est la conclusion infligée par trois chercheuses qui nous offrent un panorama historiographique de la peinture, du cinéma, de l’architecture et de l’urbanisme. Nous sortons avec elles d’une histoire centrée sur le décryptage de messages idéologiques imposés efficacement par l’appareil d’État. Il est question désormais de pratiques artistiques, de commandes, de marché, de vente et de revente, de distribution, de mode d’exposition, de publics, d’œuvres d’art qui échappent au modèle de la rhétorique propagandiste, notamment par soucis de rentabilité économique. Cette question économique pèse ainsi largement sur tout, y compris sur des domaines où l’on avait oublié cette dimension sous prétexte que le capitalisme était officiellement banni.
Laurence Bertrand Dorléac
L'architecture et l'économie
à la période stalinienne :
une réalité au-delà des contraintes ?
Elisabeth Essaïan
Dans sa contribution à l’ouvrage L’architecture des régimes totalitaires face à la démocratisation, Yannis Tsiomis pointait les ambiguïtés de la notion d’architecture totalitaire :
« Qu’est-ce que l’architecture totalitaire ? Est-ce l’architecture d’un régime totalitaire ? Une architecture où prime la monumentalité ? Une architecture qui sélectionne certains styles au détriment d’autres ? Bref, est-ce une question politique, une doxologie spatiale du pouvoir ou du régime, une question de taille […] ou une question stylistique ? »[ref]Y. Tsiomis, « Architecture totalitaire ou discours totalitaires sur l’architecture ? », in : Ioana Iosa (sous la direction de), L’architecture des régimes totalitaires face à la démocratisation, Paris, éditions de l’Harmattan, 2008, p. 32.[/ref]
Si ces interrogations salutaires permettent de poser les limites de la notion, plus générale, d’art totalitaire[ref]Notion qui a connu un regain d’intérêt après la parution de l’ouvrage d’Igor Golomstok, L’art totalitaire. Union soviétique, IIIe Reich, Italie fasciste, Chine, |1990], Paris, éditions Carré, 1991 et de celui de Boris Groys, Staline, œuvre d’art totale, [1988], Paris, J. Chambon, 1990.[/ref], deux autres aspects nous semblent essentiels pour la compréhension de la production architecturale et urbaine de la période stalinienne.
En effet, à trop interroger la dimension symbolique et idéologique de cette production architecturale, on en vient à négliger son cadre économique et le rôle que celui-ci a pu jouer dans la réalisation et la définition de la forme. En outre, à ne lire cette production qu’à travers ses objets remarquables (qu’ils soient restés sur papier ou se soient traduits « en pierre ») — le Palais des Soviets, le métro de Moscou, les bâtiments de grande hauteur de l’après-guerre—, on en vient à oublier que la ville n’est pas faite que de projets ou de monuments, qu’il s’agit d’un objet complexe, aux temporalités, matérialités, échelles et acteurs multiples[ref]Voir, sur la question, les travaux de M. Roncayolo, de P. G. Gerosa, B. Lepetit, A. Corboz. Notamment : M. Roncayolo, Lectures de villes. Formes et temporalités, Marseille, Parenthèses, 2002 ; P.G. Gerosa, Eléments pour une historie des théories sur la ville comme artefact et forme spatiale (XVIIIe- XXe s.), Strasbourg, Université des sciences humaines, 1992.[/ref].
Déplacer le regard des questions symboliques et idéologiques vers la question économique, et de l’objet architecture vers l’objet ville, permet de mieux interroger les spécificités, non seulement de la forme mais du cadre de cette production et du rapport de ce cadre à la forme.
Faut-il le rappeler, la réalisation d’un objet architectural a un coût bien plus important que celle de tout autre objet relevant du domaine artistique. Et la transformation de l’objet ville a un coût bien supérieur encore. Comme le souligne François Moriconi-Ebrard :
« [L]es temporalités de l’agglomération se caractérisent par leur longévité : la brique, la pierre, l’asphalte, le béton, les conduites d’eau, le rail, sont faits pour durer. La mise en place de l’espace urbain coûte cher et – en l’absence de guerre ou de catastrophe exceptionnelle ou imprévisible – il ne peut être remplacé qu’au compte-gouttes. »[ref]François Moriconi-Ebrard, De Babylone à Tokyo. Les grandes agglomérations du monde, Paris, éditions Ophrys, 2000, p.22.[/ref]
Quel projet d’urbanisme, hormis peut-être ceux réalisés ex-nihilo, ne s’est pas confronté et adapté à cette situation ? Principal projet d’urbanisme de la période stalinienne, le plan de reconstruction de Moscou de 1935, déroge-t-il à la règle ?
Conçu dans un régime politique spécifique, où la mainmise de l’État sur la production est sinon complète du moins très étendue, le projet est réalisé dans des ateliers de planification d’État, structure fortement hiérarchisée qui réunit les principales « forces architecturales » du pays. Mais il s’appuie surtout sur des conditions uniques, rêvées par nombre d’urbanistes et d’architectes : l’absence de la propriété privée du sol et des biens immobiliers[ref]Décrets du 8 novembre (26 octobre) 1917 et 20 août 1918.[/ref].
Ces cadres et conditions exceptionnels ont-ils pour autant rendu plus simple la réalisation de ce projet d’urbanisme ? Plus fidèle le passage du projet à l’objet ? Ont-ils conduit à l’émergence d’une forme urbaine spécifique ?
L’observation de la manière dont fut réalisée une des composantes essentielles de ce projet d’urbanisme, le couple kvartal/maguistral’ (îlot/artère principale), permet de mieux comprendre cette relation, révélant de nombreux changements entre le projet dessiné et l’objet réalisé.
Kvartal / maguistral’ : un couple d’observation privilégié
Le plan de reconstruction de Moscou est, d’une part, conçu à grande échelle territoriale et prévoit de doubler la surface, de créer de nouveaux systèmes (vert, fluvial et de transport), de tripler le nombre de m2 de logements. D’autre part, il se fonde sur la conservation de la structure radioconcentrique de la ville, dont il conforte le schéma par le percement de nouvelles artères radiales et concentriques et l’élargissement des voies existantes. Parallèlement à cette grande échelle d’intervention, le plan définit l’unité de base de cet aménagement, le kvartal (îlot), la parcelle cessant, en l’absence de la propriété privée du sol, de remplir le rôle du plus petit module de la division urbaine.
Alors que la dimension moyenne de l’îlot historique du centre de Moscou, s’élevait à 3 ha, le plan définit un nouvel îlot de 10 à 15 ha. Cette surface est directement liée aux questions de transport, de déplacement piéton et à la définition de nouveaux gabarits des voies. De fait, le grand côté du kvartal doit mesurer 500 mètres, une longueur qui, selon les concepteurs, constituerait la distance idéale entre deux carrefours. Elle permettrait en effet d’assurer la fluidité du trafic sans engendrer de risques dus à une trop grande vitesse des automobiles, tandis que l’habitant du kvartal n’aurait à parcourir au maximum que 250 mètres pour atteindre les angles de l’îlot.
Les immeubles d’habitation de 6-7 étages se répartissent sur le périmètre, et encadrent un grand square central. Le kvartal doit aussi accueillir, en son cœur, des bâtiments de plus faible hauteur, destinés aux équipements de proximité tels les crèches, les écoles, les jardins d’enfants. Les commerces sont placés en rez-de-chaussée, sur rue. L’accès aux logements se fait depuis la cour, à laquelle on accède par des arches monumentales percées sur les deux à trois premiers niveaux de l’immeuble d’habitation. Avec une densité prévue de 400 hab./ha, ces grands kvartaly devaient accueillir de 4 000 à 6 000 habitants, ce dernier chiffre n’ayant jamais été annoncé.
La ville serait donc divisée en grandes unités urbaines de 10 à 15 ha, organisées autour de cours végétales et séparées par des artères radiales ou concentriques, dont la largeur varierait, suivant leur importance, de 50 à 120 mètres, le tout scandé par de vastes places.
Quand la ville existante redessine le projet
Les pages des revues professionnelles de cette période abondent de projets appliquant ces principes sur le centre historique, territoire prioritaire de la reconstruction. Dessinés sur fond de cadastre ancien, ce mode de représentation leur conférant un réalisme technique, ces projets laissent croire à une démolition radicale du tissu ancien.
Or, l’observation du tissu de la rue Gorki (Tverskaïa), premier grand chantier et artère principale de la ville depuis le XVIIe siècle, révèle que les ambitions ont été revues à la baisse, à moins que ces projets d’apparence réaliste ne soit à classer parmi les représentations idéalistes.
La rue a certes doublé de largeur, passant de 18m à 40m, mais pas aux 60m initialement prévus. La place Sovetskaïa (aujourd’hui Tverskaïa) fut agrandie, mais dans une bien moindre mesure que ce que donnaient à imaginer les plans publiés. Tandis que, derrière les nouvelles façades, les arches monumentales s’ouvrent, non pas sur un grand espace végétal, mais sur du tissu dense, constitué par du bâti ancien et des ruelles au tracé irrégulier. Bien que la parcelle n’ait plus lieu d’exister en tant que traduction de la propriété privée, sa matérialisation physique perdure à travers les nombreuses clôtures. Quant à l’ancien cadastre, il ne servit pas uniquement de fond de plan aux projets futurs pour mieux montrer les transformations, mais de support permettant d’inventorier le bâti existant, l’enregistrement se faisant à l’échelle de la parcelle. Enfin, bien que nous ne disposions pas de document permettant d’attester du nombre précis d’habitants dans ces quartiers centraux de la ville, il est peu probable que la densité annoncée du kvartal ait pu être maintenue à 400 habitants par ha. La crise du logement, dont les années 1934-1955 constituent le pic, avec une moyenne de 4m2 par habitant, laisserait plutôt penser à une densité deux fois supérieure. Quant aux logements neufs conçus dans ces immeubles, individuels sur les plans, ils se sont pour beaucoup transformés en appartements communautaires. Leur disposition, autour un grand et large couloir central, a facilité leur subdivision.
Kvartal / maguistral’ : L’économique révèle le symbolique
L’application du modèle du kvartal dans le centre historique ne fut donc pas conduite conformément au projet pensé et dessiné. Le décalage entre le projet et son application s’explique avant tout par des raisons économiques. D’une part, la crise du logement était telle, qu’on pouvait difficilement envisager la démolition de constructions, même vétustes, susceptibles de servir d’abris. D’autre part, l’expropriation conduite lors de ce projet a obligé l’État à indemniser une partie de la population expropriée[ref]Une indemnisation qui consistait en un versement de 2500 roubles, soit environ 10 mois de salaire moyen en 1934. En réalité, seuls les habitants disposant d’une propiska (enregistrement) et correspondant à certaines catégories de la population y avaient droit. Outre l’indemnisation pécuniaire, un terrain, non viabilisé, le plus souvent hors de la limite de la ville, et sans fourniture de matériaux de construction, leur était fourni.[/ref], contrairement à la saisie de l’immobilier sans compensation, au lendemain de la révolution de 1917.
Ce choix économique révèle les vrais choix symboliques, puisqu’il permet de lire l’arbitrage entre le couple kvartal/maguistral’, où la voie, la façade, la dimension publique, l’emporte sur l’unité bâtie, l’aménagement intérieur et « l’intime », à défaut de « privé ».
De fait, si les démolitions ont été bien moindres que celles envisagées dans le projet, elles furent rendues très visibles. Contrairement aux percées haussmanniennes, qui s’attaquaient au bâti de faible valeur des cœurs d’îlots, le plan de 1935 opère par élargissement, détruisant ce qu’il y a de plus précieux : le bâti sur rue. C’est la capacité des anciens bâtiments à être transformables ou déplaçables qui décide alors de leur conservation. Déplaçables car, grâce à l’importation d’une technique élaborée par les Américains au XIXe siècle, quelques bâtiments parmi les plus importants ont été déplacés : coupés de leurs fondations, ceints par une ceinture métallique et placés sur un rail, ils sont repoussés au fond d’une cour, sur le nouvel alignement d’une rue, ou bien tournés à 90°.
Et si le plan du kvartal n’a pas été réalisé dans le centre historique, la création d’une longue façade continue au gabarit et style architectural homogènes, offre, depuis les voies, l’impression d’un projet abouti.
C’est, paradoxalement, sous les premières années de la présidence de Khrouchtchev, en pleine discussion sur l’économie et la standardisation de la construction, que le kvartal sera réalisé dans la forme la plus proche de celle conçue dans le plan de 1935. Le quartier du Sud-ouest de Moscou, autour de l’Université Lomonossov en est l’illustration. Et c’est peut-être à travers cet exemple que l’on peut réellement parler de l’émergence sinon de forme urbaine nouvelle, du moins d’échelle de division inédite.
Bibliographie
Ioana Iosa (sous la direction de), L’architecture des régimes totalitaires face à la démocratisation, Paris, éditions de l’Harmattan, 2008.
Elisabeth Essaïan, Portrait de Moscou, Paris, cité de l’architecture, juin 2009.
Elisabeth Essaïan, Le plan général de reconstruction de Moscou, La ville, l’architecte et le politique, Héritages culturels et pragmatisme économique, thèse en architecture, sous la direction de Jean-Louis Cohen, Université Paris VIII, 2006. A paraître aux éditions Parenthèses.
Ekaterina Azarova, L’appartement communautaire, L’histoire cachée du logement soviétique, Paris, éditions du Sextan, 2007.
Josette Bouvard, Le métro de Moscou, La construction d’un mythe soviétique, Paris, éditions du Sextan, 2005.
Thimothy Colton, Moscow: governing the socialist metropolis, Cambridge, London, the Belknap press of Harvard university press, 1995.
Jean-Louis Cohen, “The Moscow plan of 1935: when Stalin meets Haussmann”, in: Art & Power, Europe under the dictators. 1930-1945 (sous la direction de Dawn Ades, Tim Benton and alt.), p. 246-249.
Elisabeth Essaïan est architecte et docteur en architecture avec une thèse consacrée au Plan général de reconstruction de Moscou de 1935. Elle a mené divers travaux de recherche sur l’urbanisme soviétique et post-soviétique dont la récente publication Portrait de Moscou reprend en partie les résultats.
Elle a enseigné et enseigne dans diverses écoles d’architecture et de paysage et conduit aujourd’hui un séminaire à L’École des Hautes Études en Sciences Sociales consacré à la fabrique de l’objet architectural et urbain. Elle enseigne également dans les écoles d’architecture de Normandie et de la Ville et des Territoires.
Ses principaux axes de recherche concernent les questions de circulation des modèles, de relations entre les acteurs politiques et professionnels, de processus de fabrication de la ville et, depuis son passage l’année dernière à la Villa Médicis, les questions relatives aux fabriques des différentes disciplines artistiques.