Lors du séminaire, Christian Joschke nous invitait à mettre en relation le rapport qu’entretiennent les avant-gardes avec le don et le regard porté par les sciences sociales sur la circulation des biens et des valeurs. Il pointait une étrange évolution. Dans les années 1930, puis dans les années 1960, le don ostentatoire et ritualisé par les avant-gardes s’attaque à l’ordre social marchand, alors que dans les années 1990, il en vient à l’éloge du lien social établi par l’art. C’est que le don a sensiblement changé de statut : il est passé de la violence contre l’ordre marchand au geste positif, au moment où les sciences sociales ont évolué, d’une vision radicalement opposée à l’échange marchand à une représentation du don qui s’inscrit, malgré tout, dans les rapports marchands et non-marchands qui structurent et dynamisent les relations de confiance entre les acteurs sociaux. Fabien Danesi, étudiant la problématique du don dans l’art contemporain comme forme critique affichée de la marchandise distingue des variantes et s’accorde à repérer une évolution historique qui va de la violence — fût-elle symbolique — au compromis social — fût-il accepté la mort dans l’âme.
Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 22 janvier 2009
Le don de l'art et le don de soi
Christian Joschke
La logique du don est consubstantielle à la création artistique. N’a-t-on pas jadis comparé le rapport de l’artiste à son œuvre à la relation amoureuse consistant à donner plus qu’on ne peut espérer recevoir ? Mais que donnent les artistes lorsqu’ils donnent de l’art ? Les biens matériels et immatériels que donnent Daniel Spoerri, Thomas Hirschhorn ou Félix Gonzales-Torres lorsqu’ils mettent en scène le don ou la dépense somptuaire n’ont guère de valeur marchande. Les exemples cités par Fabien Danesi le montrent suffisamment. Quand il donne, l’artiste transmet de manière sensible, parfois violente, son sens critique, sa volonté d’interpeller le spectateur sur le système de l’économie marchande. Donner c’est avant tout montrer ; c’est rendre ostensible l’exigence du geste donateur contre l’essor de l’utilitarisme et la victoire du calcul marchand. Le spectateur d’une telle action est contraint d’accepter une chaîne d’interdépendance qu’il n’a pas choisie, subit l’effet d’obligation sans véritablement s’assurer de pouvoir un jour honorer ou même respecter son donateur. Or, on observe un changement au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Ce qui fascine dans l’acte du don a évolué. Dans les années 1990, le don n’est plus assimilé, comme dans les années 1960, au potlatch, à la rivalité, à la dépense sacrificielle. Il n’est plus considéré comme un acte de soumission du destinataire au donateur. Il ne relève pas non plus d’une utopie de la « prestation totale » selon laquelle le don réalise plusieurs choses à la fois (invocation des dieux, arbitrage, alliance matrimoniale, contrat etc.). Il est considéré comme un acte visant à dynamiser ou créer des relations sociales, fondu dans une économie générale des gestes sociaux. L’acte du don par l’artiste se manifeste souvent par le partage de l’autorité et la renonciation à une partie de la propriété de l’œuvre. Désormais l’artiste se donne au spectateur.
Le don de l’art et l’artiste moderne
Il est important de rappeler que l’économie du don appliquée aux beaux-arts dans le contexte des cours européennes des XIVe-XVe siècles fut un des éléments constitutifs de la liberté de l’artiste et de sa souveraineté sur l’exécution de son œuvre. Le passage du système médiéval des corporations d’artisans au système de l’artiste de cour a inséré les artistes dans un contexte nouveau, où les œuvres réalisées pour les souverains ne l’étaient plus sur simple commande mais comme un don de l’artiste à son seigneur. Plutôt que d’intervenir sur l’œuvre en prescrivant ses desiderata, le prince cédait à l’artiste toute la liberté de choisir les formes et les contenus, la manière de traiter son sujet, lui attribuant une rente et des honneurs, parfois même un titre de noblesse en contrepartie de son meilleur talent. C’est, selon Martin Warnke, un moment important dans l’avènement de l’artiste moderne (Warnke, 1989), qui aurait ainsi gagné son autonomie en intégrant un système de don et de contre-don propre à la culture de cour, lui assurant pleine liberté sur la chose donnée et lui garantissant pleine souveraineté sur son art.
Dans un contexte plus tardif, et plus précisément dans le traité sur la peinture de Leon Battista Alberti (1435), l’idée du don de l’art s’est associée à une réflexion sur l’éthique aristotélicienne, qui assimile la production artistique au don sans retour propre à la relation amoureuse ou maternelle. Ulrich Pfisterer a récemment démontré que la comparaison de l’artiste au personnage de Narcisse chez Alberti avait non pas un sens médiologique, comme de nombreux commentateurs ont pu le supposer, mais éthique (Pfisterer 2001). Dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote traduite en 1246-47 par Robert Grosseteste et qu’Alberti avait pu étudier dans l’université très aristotélicienne de Padoue, Aristote développe un parallèle étonnant entre les notions d’amitié (amicitia) et de bienveillance (benevolentia) d’une part et les arts d’autre part. De la même manière qu’une personne bienveillante donne plus d’amour qu’elle n’en reçoit en retour, un artifex investit plus d’amour dans son œuvre que celle-ci ne serait en mesure de lui rendre s’il lui était donné vie. L’œuvre d’un artiste apparaît donc ici comme un acte d’amour sans retour. De plus, les sentiments d’amicitia et de benevolentia sont éveillés, toujours selon Aristote, à la vue d’une belle chose ou d’un être beau. De sorte que chez le philosophe, il existe un rapport entre le beau et l’amour comparable dans les sentiments pour les personnes et dans l’émotion produite par les œuvres d’art.
L’éthique du don et l’idée de la gratuité de l’art reste toujours intimement associée à la pratique artistique dans les décennies suivantes. Mais elle trouve parfois une justification plus proche des thèmes de la dévotion chrétienne que des humanités classiques. C’est le cas par exemple chez Michel-Ange qui, se plaignant des commandes pontificales et du marchandage permanent auquel il était contraint, formule, dans des lettres à Vittoria Colonna (soit 1538-41, soit 1545-46), une théorie de l’art comme don et comme acte d’amour. Il réalise pour elle un dessin, une piéta d’un genre nouveau. Or, comme le montre Alexander Nagel, le sujet même de ce dessin renvoie à la justification principale de l’art comme don : le Christ s’est donné sans compter, ce don ne peut être rendu entièrement, mais il est un appel à la générosité (Nagel 1997). L’art est, pour Michel-Ange, un de ces dons inspirés par la grâce divine. Alexander Nagel rapproche clairement cette théorie de la dévotion réformée, qui repose sur deux principes : la privatisation de la dévotion (ici, comme la relation à Dieu, la relation entre le donateur et donataire est une relation privée, l’œuvre donnée est une marque d’amour ou de grande amitié) ; l’incommensurabilité de l’acte de dévotion, la dévotion moderne se distinguant de la dévotion médiévale qui établissait, avec le commerce des indulgences, une relation comptable avec Dieu (ici, le don d’une œuvre d’art ne peut être estimé ou mesuré). Il est donc incontestable que la théorie de la gratuité de l’art est constitutive de l’émancipation de l’artiste. C’est parce que l’artiste donne sans compter, parce qu’il cultive une relation personnelle et choisie au destinataire de son œuvre qu’il est libre et souverain.
Il est d’autant plus paradoxal que l’avènement du marché de l’art soit le second facteur de l’autonomisation de la condition de l’artiste. La possibilité pour l’artiste de choisir entre l’économie marchande, la commande et le système de don et de contre-don lui permettait de faire jouer un système contre un autre. C’est le cas chez Dürer et plus tard chez Rembrandt, qui complétaient la commande avec le marché pour s’affranchir de la dépendance des commanditaires (Koerner 1993 ; Alpers 1991). Mais si l’importance du marché, croissante entre le XVIe et le XVIIIe siècle, est un facteur non négligeable de la condition moderne de l’artiste, elle a aussi évincé le destinataire de l’œuvre et appauvri ainsi le sens de l’art. C’est contre le marché et contre le consumérisme que se dirige désormais tout l’engagement des artistes qui mettent en scène l’acte du don. Donner, c’est désormais critiquer le système marchand.
Don, propriété, possession
Fabien Danesi a bien montré que la réception de l’Essai sur le don de Marcel Mauss par les avant-gardes des années 1960 a orienté les artistes vers la dépense et le sacrifice (Mauss 2004). En reprenant l’opposition formelle que Mauss faisait entre l’économie du don et l’économie monétaire, les artistes lettristes ou les nouveaux réalistes mirent en scène le don afin d’assumer le rôle des sociétés primitives et de mettre en péril l’évidence de la monnaie et du marché. Le potlatch est un geste de dépense excessive, un geste de violence dans l’économie normalisée de l’échange régulier. Mais au cours des deux dernières décennies, les artistes proposèrent de nouvelles réflexions. L’esthétique relationnelle et l’art libre en sont deux exemples emblématiques. Ces deux formes d’art font intervenir le spectateur dans l’œuvre comme partie de l’œuvre ou comme partage de la création, donnant à l’œuvre une existence au-delà du moment de son exécution. L’art, c’est aussi l’ombre du geste de l’artiste qui le crée, le contexte qui naît et survit à l’exposition de l’artiste sur la scène de l’art. Il est intéressant de remarquer que ces deux formes d’art trouvent une origine commune dans l’art conceptuel, au moment où fut ébranlée le statut de l’auteur. Tout se passe comme si, en assumant sa propre mort, l’artiste fit don de soi au spectateur, lui faisant porter des responsabilités nouvelles dans une situation inédite. L’artiste donna une partie de lui-même en livrant son œuvre à des gestes étrangers qu’il renonçait à maîtriser. Les rapports entre éthique et esthétique s’en sont trouvés modifiés. L’art critique a cédé la place à l’art consensuel — jugé trop idéaliste par certains (Bishop 2004). L’œuvre fut ainsi l’objet d’une mise en scène, non pas de la violence sacrificielle du potlatch, mais de la chaîne d’interdépendance impliquée dans le geste du don : soit dans les moments où l’œuvre est conçue comme un acte de don mis en performance ; soit lorsque l’artiste propose son travail comme simple cadre d’interventions libres. L’œuvre devenue création collective fut ainsi soumise à un acte volontaire de dépossession. En assurant sa confiance au spectateur devenu créateur, en inversant le rapport entre production et réception de l’art, l’artiste a porté jusqu’au paradoxe la symbolique du don qui avait garanti son autonomie à la fin du Moyen Âge. L’économie du don était au fondement de la liberté de l’artiste et la maîtrise de son art. Cette même économie implique aujourd’hui une logique inverse pleinement consentie par l’artiste : le renoncement à la propriété de l’œuvre.
Bibliographie
ALPERS, Svetlana (1991). L’atelier de Rembrandt. La liberté, la peinture et l’argent. Paris: Gallimard.
BISHOP, Claire (2004). « Antagonism and relational aesthetics », October . 110, p. 51-79 .
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DAVIS, Natalie Z. (2003). Essai sur le don dans la France du XVIe siècle. Paris: Seuil.
GODELIER, Maurice (2008). L’énigme du don. [Paris]: Flammarion. Coll. Champs.
KOERNER, Joseph L. (1993). The Moment of self-portraiture in German Renaissance art. Chicago: University of Chicago Press.
MAUSS, Marcel (2004). Sociologie et anthropologie. Paris: Presses universitaires de France. Coll. Quadrige.
MONDZAIN, Marie-José (2002). « Sommes-nous propriétaires ou possédés », Art Press . 284.
NAGEL, Alexander (1997). « Gifts for Michelangelo and Vittoria Colonna », Art bulletin . 79, p. 647-668.
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RABATÉ, Jean-Michel, Michael WETZEL et Jacques DERRIDA (éd.) (1992). L’éthique du don : Jacques Derrida et la pensée du don. Colloque de Royaumont 6-9 décembre 1990. Paris: Métaillé-transition.
WARNKE, Martin (1989). L’artiste et la cour : aux origines de l’artiste moderne. Sabine Bollack (trad.). Paris: Maison des sciences de l’Homme. 6.
Christian Joschke est Maître de conférences à l’Université Lumière (Lyon 2) et membre du LARHRA. Après des études en histoire de l’art et études germaniques, il a soutenu en 2005 à l’EHESS une thèse intitulée : Les yeux de la nation. Photographie amateur et société dans l’Allemagne de Guillaume II, qui paraîtra aux Presses du réel (Dijon) en 2009. Il a été successivement ATER au Collège de France (Chaire européenne occupée par le Professeur Hans Belting) puis à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, post-doctorant au Centre allemand d’histoire de l’art de Paris puis au Centre Marc Bloch de Berlin dont il reste membre associé. Il a publié notamment: « Aux origines des usages sociaux de la photographie », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 154, sept. 2004, pp. 53-65 et « La photographie, la ville et ses notables : Hambourg, 1893 », Etudes photographiques, n°17, 2005, pp. 136-157. Il a traduit le livre de Horst Bredekamp, Les coraux de Darwin, aux Presses du réel (Dijon), 2008.