À la fin du 18e siècle, Brummell invente en Angleterre la figure ambivalente du dandy bientôt liée à l’avènement de la société démocratique et d’un nouveau spectateur de plus en plus avide de sensations. Au début du 20e siècle, à l’ère des masses, Marcel Duchamp reconduit la figure d’une résistance sans héros, anti-soldat indifférent, élégant, distant, froid, archi-construit, provocant et inventeur. Il lui faudra aussi faire de tout son être une œuvre et pousser l’obligation d’incertitude jusqu’au travestissement et au passage en image d’un sexe à l’autre, dans Rrose Sélavy surtout, photographié par Man Ray au moment où la société de masse façonne et diffuse les stéréotypes les plus éculés des hommes et des femmes. Le 19e siècle auquel il se rattache encore avait imaginé des figures singulières de révolte contre le jeu bloqué du pouvoir entre les sexes. De la Vénus à Fourrure de Sacher-Masoch au Viol de Degas, les œuvres ne manquent pas complètement qui trahissent la violence des relations entre les genres. À la suite, sans doute, Duchamp est-il à la fois l’analyste et le symptôme, celui qui voit juste et le même qui se débat dans les contradictions de son époque.
Pour lui, énoncer les modalités de la crise du masculin revient sans doute à faire le procès de la condition aliénée des femmes mais les choses ne sont pas si claires. Elles le seront bien davantage du côté d’un Marinetti futuriste qui voit le temps sexué, le passé féminin, l’avenir combattant et viril. Il n’est pas seul alors à penser la femme comme archaïque et facteur de dégénérescence, préférant la machine aux organes naturels. Dans la soldatesque de l’avant-garde européenne, Duchamp est presque isolé ; il fuit la Grande Guerre, trouve des accointances avec Picabia et Cravan et, sur le sol américain, une forme de public new yorkais bienveillant devant lequel il expérimente le jeu permanent, la tonsure en forme de comète, la position du moine ascétique mais séduisant, souscrivant ainsi à l’exigence de Baudelaire de voir le dandy sublime à tout instant, saint, spirituel.
Pour lui (qui fera beaucoup d’émules et jusqu’à ce jour), il faut faire l’expérience de l’abandon de l’utopie pour réinventer une position archi-critique en art. À lui-même en œuvre d’art permanente et détachée, il ajoutera les objets qui le prolongeront en l’intensifiant et en l’installant dans la durée du Musée et de l’histoire de l’art : le ready-made, etc. À la déshumanisation des produits manufacturés, il répond par l’indifférence au bon goût et à la jouissance optique. Il abandonne la peinture, la pâte, le métier, l’émotion et les manifestations éruptives du corps.
Giovanna Zapperi vient d’écrire une thèse remarquable sur le sujet en imposant une vision personnelle de la figure profondément ambiguë de Duchamp. Françoise Coblence, bien connue pour ses essais philosophiques et psychanalytiques sur l’art et pour son histoire pionnière du dandysme, s’entretient avec elle ; à son tour Julie Ramos, spécialiste du romantisme allemand.
Si la discussion est encore pleine d’actualité, c’est que les questions posées par Duchamp ont intégré la longue durée et le statut d’une vérité sans limite, après la fin des héros (et des héroïnes), dans une société du spectacle consumériste où dure à l’infini la lutte entre volonté de puissance et volonté d’abandon.
Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 11 février 2005
Le poncif et le génie
Françoise Coblence
Type inventé par Brummell dans les dernières années du XVIIIe siècle, devenu figure littéraire grâce à Balzac, Barbey d’Aurévilly et Baudelaire, le dandy a-t-il encore une place au XXe siècle ? Et si c’est le cas, quelles transformations la société de masse lui fait-elle subir ? À ces questions récurrentes, Giovanna Zapperi propose un certain nombre de réponses grâce à la figure de Marcel Duchamp.
« Brummell a su qu’après Napoléon, on ne pouvait plus être soldat » écrit Alexandre Kojève en 1969. Comparant, lui aussi, Brummell et Napoléon, Byron affirmait qu’il eût préféré être Brummell. En évoquant la célébrité de Marcel Duchamp par l’intermédiaire du témoignage d’Henri-Pierre Roché, qui la compare à celle de Napoléon ou de Sarah Bernhardt, Giovanna Zapperi se situe donc d’emblée, et situe Duchamp, dans la constellation de ces étoiles, dont chacune domina son ciel, et qui fascinent par leur force d’attraction. À Henri-Pierre Roché, Pierre Cabane prête encore ces mots, dits à Duchamp : « votre meilleure œuvre a été l’emploi de votre temps ».[ref]M. Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabane, Pierre Belfond, 1967, p. 135.[/ref]
Dandy, Marcel Duchamp l’est donc sur un double registre. Si le dandysme se caractérise par l’invention de son personnage, si sa caractéristique est de faire de sa personne une œuvre d’art, tout en prônant la paresse et affichant le mépris du travail, Marcel Duchamp a bien du dandy l’impassibilité, l’élégance et l’impénétrabilité. La nonchalance n’exclut d’ailleurs pas la rigueur, et Breton soulignera la « méthode » systématique de ses trouvailles.[ref]A. Breton, Anthologie de l’humour noir, J. J. Pauvert, 1966, Le livre de poche, p. 355.[/ref] Mais Marcel Duchamp fait aussi une œuvre, œuvre paradoxale certes, mais novatrice. Ce trait renforce son dandysme, tout en l’en écartant. Car avec l’invention du ready-made, triomphent l’indifférence au goût, la production du déjà vu, l’impersonnalité et le mépris de la « patte », trop chargée d’émotion. Duchamp réalise le programme du dandy, mais il le réalise également par son œuvre, et si cette œuvre radicalise la froideur et l’impersonnalité du sujet, elle cesse de les présenter sur le seul personnage. Poursuivant sur ce point le programme baudelairien, Duchamp a fait passer le dandysme du personnage à l’œuvre. Ce geste, amorcé par le romantisme, constitue tout à la fois une perte, une sorte de trahison par rapport à la radicalité de Brummell qui risquait tout sur sa personne, mais assure aussi la généralisation et la permanence du phénomène. Le dandysme ne peut durer que s’il se transforme, réalisant à la fois sa perte comme pure exposition de l’individu et son passage à l’œuvre, son devenir chose. C’est pourquoi le readymade ou Le Grand Verre, que Breton nommait un « anti-chef-d’œuvre », sont sa plus belle conquête.
Avec Duchamp, il ne s’agit plus seulement « du besoin ardent de se faire une originalité », du « plaisir d’étonner et de la satisfaction orgueilleuse de n’être jamais étonné » comme le voulait Baudelaire,[ref]C. Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1976, t.2, p. 710.[/ref] mais de présenter la reproduction et la répétition à l’œuvre. Le ready-made, comme le rappelle Giovanna Zapperi, incarne la déshumanisation du dandy et celle du mode de production capitaliste. Il réalise le programme et l’assomption du poncif. « Créer un poncif, c’est le génie » note Baudelaire dans Fusées. Ce que Walter Benjamin commente ainsi : « L’intention explicite de Baudelaire a été de donner une marque de fabrique à son œuvre (…) Et il n’y a peut-être pour Baudelaire pas de gloire plus grande que celle d’avoir imité, d’avoir reproduit avec son œuvre ce qui est un des phénomènes les plus profanes de l’économie moderne. L’exploit le plus grand de Baudelaire, et un exploit dont il a été à coup sûr conscient, a peut-être été ceci : avoir si vite vieilli, tout en conservant une très grande solidité ».[ref]W. Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, le livre des Passages, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 388.[/ref] Le poncif, la marque de fabrique de la modernité qui témoigne de l’inscription de l’œuvre dans le temps, de sa solidité et de son vieillissement, caractérise plus encore le ready-made, coup de génie de Duchamp qui distingue par là des objets tout faits par le seul caprice et l’arbitraire de son choix.
Mais il faut ajouter avec Giovanna Zapperi que Marcel Duchamp a su aussi incarner le dandysme dans son personnage, non seulement par sa froideur, sa nonchalance, son originalité vestimentaire mais par l’exposition de sa personne, les transformations qu’il a incarnées, les travestissements qu’il a adoptés, et la « féminité spectaculaire » qu’il met en scène dans les photographies réalisées par Man Ray, le jeu sur l’identité sexuelle dont témoigne Rrose Sélavy.
Au XIXe siècle, la mode constitue, comme l’écrit Georg Simmel, à la fois l’imitation d’un modèle, le besoin d’un soutien social, et celui d’une différence, la tendance à la variation, à la distinction.[ref]G. Simmel, « La mode », Philosophie de la modernité, Payot, 1989, p. 168.[/ref] Le manque de liberté sociale des femmes les poussa à investir ce domaine pour affirmer à la fois leur appartenance à un groupe et leur individualité. Il revient au dandy d’avoir capté et détourné à son profit cette stratégie, d’en avoir fait alors une voie essentiellement masculine, brouillant les cartes sociales traditionnelles et le partage des genres.
Le dandy en effet, et Brummell au premier chef, devient l’arbitre des élégances masculines, le génie de la mode, innovateur, original, inimitable, et pourtant imité, copié, singé à l’envi. Brummell est-il pour autant une star ? Plutôt une diva, capricieuse et despotique, dont tout le monde, le Régent d’Angleterre avant les autres, craint les jugements qui tombent comme des arrêts sans appel. De la diva, le dandy a le pouvoir de rendre un salon à la mode en y paraissant quelques minutes ; il a le pouvoir de lancer une mode improbable comme celle de la cravate si raide qu’elle empêche tout mouvement, ou, selon Barbey d’Aurévilly, celle de l’habit râpé. De la star pourtant, Brummell partage la capacité à être en mesure de créer un mythe. Une star, écrivait Malraux, « est une personne capable d’un minimum de talent dramatique dont le visage exprime, symbolise, incarne un instant collectif ». Et il citait Marlène Dietrich, mythe au même titre que Phryné. La star est, selon Malraux, féminine, et, au XXe siècle, liée au cinéma. Elle est la grande actrice capable d’incarner des rôles différents, et capable de faire naître et converger des scénarios. Mais Garbo ou Marlène, en reines, en courtisanes ou en espionnes, s’inscrivent dans la continuité des héros de la pantomime, Pierrot voleur, ivrogne, amoureux. Un homme peut aussi incarner un mythe, l’exemple parfait en est, pour Malraux, Chaplin. Car, ajoute Malraux, « le cinéma s’adresse aux masses, et les masses aiment le mythe, en bien ou en mal ».[ref]A. Malraux, « Esquisse d’une psychologie du cinéma » (1946), Œuvres complètes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, t. IV, pp. 14-15, 2004.[/ref]
Si Brummell est une star, ce n’est pas son visage mais l’ensemble de sa personne qui l’incarne. Mais la star est supposée plaire au public, séduire, figurer un objet de désir. Or le dandy, et sans doute Duchamp pas davantage que Brummell, ne cherche à plaire. Il dérange, il aime le mauvais goût et le plaisir aristocratique de déplaire, il manie volontiers un humour corrosif, ou un esprit cinglant peu pratiqué par les stars. Quand Baudelaire exige du dandy qu’il vive et dorme devant un miroir, qu’il soit sublime sans interruption,[ref]C. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », Œuvres complètes, op. cit., t.1, p. 678.[/ref](7) il s’agit d’un idéal de sainteté, de cette règle ascétique qu’il donne au dandysme et par lequel celui-ci, pour lui, « confine au spiritualisme et au stoïcisme »[ref]C. Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », op. cit., p. 710.[/ref]. On est donc loin de l’idée d’une image médiatique. Quant à Marcel Duchamp, arrivant, selon Breton, « au terme de tout le processus historique de développement du dandysme », il « est assurément l’homme le plus intelligent et (pour beaucoup) le plus gênant de cette première partie du XXe siècle »[ref]A. Breton, ibid.[/ref].
Bien loin d’être lui-même une star, Duchamp peut jouer à la star. Il en a dénoncé les stéréotypes dans la société de masse : à la fois ceux de la femme fatale, mais aussi ceux de « l’industrie culturelle » ou de la culture : La Joconde est une star, mais L.H.O.O.Q. Elle rentre dans la circulation du capital ; elle doit pouvoir être pourvue d’une moustache, vendue et échangée. En ce sens, comme le dandy du XIXe siècle, Duchamp a interrogé l’art et la culture de son temps en présentant des figures qui en radicalisaient les interrogations. Comme le dandy, Duchamp se moque du génie romantique et de sa pseudo inspiration. Il fait l’éloge de la facticité, de l’indifférence, de l’impassibilité, du règne d’une causalité ironique qui empêche toute reconnaissance de l’identité. Quand l’originalité est « adaptée au marché »[ref]W. Benjamin, op. cit., p. 347[/ref](10), comme Baudelaire en a le premier eu l’idée, et comme Duchamp l’a réalisé, le génie ne peut se donner que comme poncif. Duchamp achèverait ainsi le dandysme, dans tous les sens du terme.
Françoise Coblence est professeur d’esthétique à l’Université de Picardie Jules Verne et responsable du Centre de recherches en arts de l’Université de Picardie Jules Verne. Elle a publié notamment : Le Dandysme, obligation d’incertitude, PUF, 1988 ; Freud 1886-1897, PUF, 2000 ; Les attraits du visible, PUF, 2005 ; des articles sur Baudelaire et le dandysme, H. Arendt et E. Levinas (notamment dans la Nouvelle Revue de psychanalyse) et a dirigé la publication de Les fables du visible et l’esthétique fictionnelle de Gilbert Lascault (Bruxelles, La lettre volée, 2003). Ses travaux actuels portent sur l’articulation de l’esthétique et de la psychanalyse, en particulier autour de l’empathie.