n° 104 | Les choses du travail | Camille Richert

Camille Richert prépare une thèse de doctorat sur la représentation du travail en art contemporain. Elle part du principe que notre époque est modifiée par des évolutions technologiques majeures qui influent sur le travail. Elle s’intéresse aux artistes sensibles aux outils, aux matériaux, aux produits du travail, à leur statut sinon à leur utilité sociale, aux choses mais aussi à leurs relations actives avec les « agents humains ».

Laurence Bertrand Dorléac

Les choses
du travail

Camille Richert

Fig 1 Tomislav Gotovac, Cleaning of Public Spaces (Homage to Vjekoslav France aka The Bolshevik and Cleaning Apostle), 28 mai 1981, performance, Courtesy Tomislav Gotovac Institute and Galerija Gregor Podnar

S’il est peu aisé de trouver un dénominateur commun aux œuvres produites durant cette époque non achevée de l’art contemporain, l’une de ses caractéristiques distinctives pourrait être de bénéficier d’évolutions technologiques majeures et d’innovations dans la recherche et le développement de matériaux synthétiques à faible coût [ref]Federica Martini, « Art history cold cases: artists’ labour in the factory », Artnodes, 24 juin 2017, doi:10.7238/a.v0i19.3099.[/ref]. Si bien que l’on peut former l’hypothèse que l’histoire des techniques, de l’industrialisation, de l’informatisation des tâches laborieuses et, plus globalement, l’histoire du travail, constituent l’épine dorsale de ce temps de l’histoire de l’art. Ainsi, de la matière à la dé-matière, de l’industrie lourde à la mine de bitcoin, tout n’est que question de rapport aux choses. Ces choses du travail que sont les outils, les matériaux, les produits finis, au-delà de la finalité pour lesquelles elles sont manipulées, revêtent avant tout une utilité sociale, comme le montrent les œuvres présentées ci-dessous : elles sont le support tout autant que le péril de l’intégration et de l’identité sociales. Ce parcours chronologique et thématique à travers une sélection d’œuvres contemporaines montre en creux l’évolution du rapport aux choses du travail, depuis leurs fonctions médiatrices jusqu’à leur symbolique conflictuelle avec les agents humains.

Transitivité sociale des choses

En mobilisant dans leurs travaux des objets du monde du travail, nombre d’artistes contemporains ont mis au jour une fonction fondamentale du travail : l’élaboration du lien social. Ainsi de Tomislav Gotovac et Mierle Laderman Ukeles qui pratiquent le soin des choses : quand le premier réalise une performance de nettoyage de l’espace public, Cleaning of Public Spaces (1981), dont est issu un ready-made de déchets (fig. 1), la seconde entreprend de prendre soin d’un musée et de ses œuvres par la performance I Make Maintenance Art One Hour Every Day (1969-1980) (fig. 2).

Fig. 2 Mierle Laderman Ukeles, Washing, Tracks, Maintenance-Outside, Wadsworth Atheneum, Hartford, Connecticut, 23 juillet 1973, Performance

Les deux démarches reposent sur une valeur aussi politique que sociale des choses. Gotovac rend visibles les rebuts de la société abandonnés dans l’espace public qui viennent affecter cet espace de rencontre, de création et d’entretien du lien social ; prenant le prétexte du soin des « choses artistiques » du musée, Laderman Ukeles inclut dans l’espace public du musée le travail domestique féminin, cantonné à la sphère privée. Elle rend sensibles le travail invisible et genré de soin des choses[ref]Howard S. Becker a décrit l’importance des réseaux de coopération permettant à une œuvre d’art d’exister, depuis la production matérielle de l’œuvre jusqu’à sa conservation dans le temps. Cf. Howard Saul Becker, Les Mondes de l’art, trad. Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, 1988.[/ref], nécessaire à la « maintenance » de la société, ainsi que l’exclusion des tâches domestiques du spectre de reconnaissance de ce qu’est un métier.

Les démarches d’insertion des artistes dans le domaine des services sont pleines de ces exemples d’objets sociaux transitifs. On peut également en prendre pour exemple Christine Hill qui créa sa Volksboutique Franchise en 1997 dans le quartier populaire berlinois de Mitte (fig. 3). Le projet consiste en la vente par l’artiste elle-même d’objets de seconde main à bas coût. Les objets les plus divers de cette Volksboutique sont pour l’artiste le prétexte à s’intégrer au tissu social et à l’explorer dans ses réalités économiques contemporaines.

La boutique de Hill est réellement boutique, avec ses vraies marchandises, et l’artiste se prête véritablement au métier de la vente.

Fig. 3 Christine Hill, Volksboutique Franchise, Berlin-Mitte, 1997-aujourd’hui, installation, dimensions variables

Dans cette œuvre, les choses circulent, mais elles ne sont pas désirées en soi : elles le sont pour les rapports sociaux qu’elles peuvent laisser advenir : autant de supports à une esthétique relationnelle qui bat son plein en ces années 1980 et 1990 [ref]Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998.[/ref]. Car « outre les individus, il y a les choses qui sont des éléments intégrants de la société », disait Durkheim[ref]Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, Presses universitaires de France, 1997.[/ref].

Relais d’agentivité

Ces choses s’avèrent si intégrantes qu’elles peuvent parfois prendre le relais des luttes sociales et se voir douées d’agentivité. Les Objets de grève de Jean-Luc Moulène en sont un exemple éclairant (fig. 4). De 1998 à 2003, il s’est intéressé à un pan peu connu de la culture ouvrière : ces bouteilles de parfum de solidarité de Carnaud Metalbox, montres Lip ou encore paquets de cigarettes Gauloises devenues « Pantinoises » qui firent l’objet d’un travail en perruque[ref]Utilisation des matériaux ou outils de production en dehors des commandes prévues par la direction d’une entreprise, à des fins personnelles ou, dans ce cas, à des fins de résistance et protestation contre les conditions de travail usinières.[/ref] furent collectées par l’artiste suite à un appel diffusé dans la presse. En tout, ce sont quarante objets qui sont devenus archives[ref] Voir le fonds Jean-Luc Moulène et l’instrument de recherche en ligne sur le site du Centre des archives du monde du travail : http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/camt/.[/ref] et œuvres d’art[ref]Voir les œuvres Seize objets de grève (AM 2003-345) et Vingt-quatre objets de grève (AM 2000-32) conservées dans les collections du MNAM : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c6bX65e/reAkde.[/ref].

Fig. 4 Jean-Luc Moulène, Les objets de grève, 1999 : La Pantinoise, paquet de cigarettes rouge, France, usine des tabacs de Pantin (Seine-Saint-Denis), Seita, 1982-1983, Courtesy galerie Chantal Crousel, Paris

Ils permirent d’une part de financer la grève par leur vente en dehors du circuit commercial de l’entreprise, de manifester savoir-faire et créativité au travail en dépit de la contestation contre les conditions d’emploi, enfin de faire connaître la grève hors de l’usine par la circulation de ces objets : en somme, d’être actantes[ref]Cf. la définition des actants proposée par Bruno Latour. Cf. Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la Sociologie, Paris, La Découverte, 2006.[/ref]. Ces choses du travail constituaient donc les adjuvants aux agents humains, endossant une fonction fondamentale dans la lutte sociale menée par les vivants[ref]Le terme de « vivant » est emprunté à Eduardo Kohn pour qui les « sois », c’est-à-dire des agents doués de sémiose (entendue comme « ce processus vivant de signe, par lequel une pensée en fait émerger une autre, qui à son tour en fait émerger une autre, et ainsi de suite, vers un futur potentiel. » p. 61), ne peuvent être que des vivants. Selon Kohn, les choses sortent du périmètre de l’agentivité, contrairement à la théorie des actants de Bruno Latour. Je propose donc de contourner ce désaccord théorique en qualifiant à dessein les choses de « relais d’agentivité ». Cf. Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts: vers une anthropologie au-delà de l’humain, trad. par Grégory Delaplace, Bruxelles Zones sensibles, 2017.[/ref].

Et quand la protestation échoue, elles viennent perpétuer la mémoire de l’amour du métier. Tel est le cas pour les Lost Workers: The Work People of Halifax 1877-1982 de Christian Boltanski. Cette installation comprenant trente boîtes au nom des anciens ouvriers de l’entreprise Crossley Carpets à Halifax, en Angleterre, est une proposition faite aux travailleurs d’y déposer des effets liés à leur vie passée de labeur. Ainsi que les décrivent Valerie Mainz et Griselda Pollock :

« Chaque boîte renferme justement les traces des vies individuelles structurées et épuisées par la polarité complexe entre travail et domicile au sein des sociétés capitalistes avancées et son érosion suite au déclin de la production manufacturée. […] nous pouvons encore admettre la conception social-démocrate selon laquelle le travail a conféré une certaine dignité à chaque individu. En tant que moyen de trouver une place dans l’espace social, il fournit une structure paradoxale pour emprunter une identité, même issue de ce que William Morris appelait la vaine besogne. »[ref]« Each box rightly bears the traces of individual lives shaped and emptied around the complex polarities of work and home within advanced capitalist societies and its erosion by the decline of manufacture. […] we can still admit the social democrat’s view that work lent a certain dignity to every individual. As a means of finding a place within a social space, it offers a paradoxical structure for borrowing an identity from even what William Morris named useless toil. », dans Valerie Mainz et Griselda Pollock, éd., Work and the image. 2. Work in Modern Times (Aldershot: Ashgate, 2000), p. 4.[/ref]

Brouillages ontologiques

Fig. 5 Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Are you a Robot?, 2015, vidéo, 2 minutes 17 secondes, extrait du film World Brain, 75 minutes, courtesy IRREVERENCE FILMS

Ouvrant leur réflexion à la question plus générale de la représentation du chômage dans l’art, Valerie Mainz et Griselda Pollock affirment : « Privé de la fonction [du travail] comme passeport social, le chômeur éprouve l’angoisse de l’invisibilité sociale »[ref]« Without its function as a social passport, the unemployed suffer the anguish of social invisibility. », ibid., p. 2.[/ref] Dès 2000, Mainz et Pollock pointent deux thématiques importantes qui traversent la représentation du travail : l’idée du travail comme porteur d’identité et de reconnaissance sociales. À ce moment, elles ne savent pas encore que ces thématiques pourront s’appliquer aux emplois du numérique. C’est précisément ce que montre Andrew Norman Wilson dans Workers Leaving the Googleplex réalisée en 2011. Il filme une catégorie à part de travailleurs et travailleuses de l’entreprise Google, identifiables par un badge de couleur et affecté.e.s à la numérisation de livres à des horaires décalés. Ces employé.e.s ne peuvent donc pas fréquenter le reste du personnel et sont cantonné.e.s à l’invisibilité. Wilson souligne à la fois la discipline des corps et le mépris de classe dans le monde ouvrier, tout en montrant leur renouvellement à l’ère du travail des data sur le mode de la disparition des corps laborieux dans l’espace social.

Fig. 6 Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Are you a Robot?, 2015, Vidéo, 2 minutes 17 secondes, extrait du film World Brain, 75 minutes, courtesy IRREVERENCE FILMS

En creux se trouve l’idée de la main-d’œuvre elle-même faite chose. Ainsi, en 2015, le duo d’artiste Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon réalise l’œuvre World Brain : parmi ce montage successif de vidéos, celle intitulée Are You a Robot ? (fig. 5-6) est présentée comme œuvre à part entière lors de l’édition 2017 de la Biennale de Design de Saint-Étienne. Durant les deux minutes dix-sept secondes que dure la vidéo, un dialogue est instauré entre un être humain masculin et une voix féminine de call center tentant de vendre une assurance médicale à sa cible commerciale. La nature de cette voix – humaine ou produit d’une intelligence artificielle – échappe à toute catégorisation ontologique tranchée. Ce n’est pourtant pas faute de la pousser dans ses retranchements : « Are you a robot ? » est la question lancinante du client qui darde son interlocutrice. S’il lui est possible d’affirmer « I am a real person », la négative « I am not a robot » ne sera pourtant jamais prononcée. « La voix », ou plutôt l’entité dont elle émane, ne saurait dévoiler l’origine de son vibrato.

A-t-on affaire à une chose, ou à un être humain ? La crainte de la réification, abordée dans l’œuvre de Degoutin et Wagon, témoigne de ce brouillage ontologique qui semble constituer l’une des lignes de force de la production artistique contemporaine. Car si les artistes – ces producteurs et productrices de choses par excellence – ont toujours fait cas des choses, à la fois comme sources de représentations et objets de collection, celles et ceux qui font la période contemporaine réservent un traitement particulier à ces hybrides ontologiques, à ces quasi-choses ou presque-humains auxquels la civilisation industrielle ne cesse d’être confrontée.


Bibliographie

Howard Saul BECKER, Les Mondes de l’art, traduit par Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, 1988.

Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998.

Émile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 1997.

Eduardo KOHN, Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain, Traduit par Grégory Delaplace, Bruxelles, Zones sensibles, 2017.

Bruno LATOURChanger de société. Refaire de la Sociologie, Paris, La Découverte, 2006.

Valerie MAINZ et Griselda POLLOCK, éd. Work and the image. 2. Work in Modern Times, Aldershot, Ashgate, 2000.

Federica MARTINI, « Art history cold cases: artists’ labour in the factory », dans Artnodes, 24 juin 2017. doi:10.7238/a.v0i19.3099.


Ancienne étudiante de l’École normale supérieure de Lyon, Camille Richert est doctorante en histoire de l’art au Centre d’Histoire de Sciences Po, sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac. Son travail de recherche porte sur la représentation du geste laborieux dans l’art contemporain, des années 1960 à nos jours. Chargée d’enseignement en humanités politiques à Sciences Po en 2017-2018, elle est également responsable et tutrice pédagogique de la 9e édition du Prix Sciences Po pour l’art contemporain.


Comments are closed.