« Les choses américaines : histoires réelles, métaphoriques et anachroniques de traumatisme, colonialisme, d’esclavage, de racisme et de terreur sociale à travers les âges et les géographies de l’hémisphère » : ce titre à rallonge donné par Edward Sullivan à sa conférence replace notre objet d’étude dans le contexte historique actuel. L’auteur expose ici ce qu’il nomme son « exposition imaginaire » en montrant que les choses ont une signification qui dépasse les apparences et qu’elles « deviennent de siècle en siècle plus étranges » comme l’écrivait Walter Benjamin.
Laurence Bertrand Dorléac
Les choses américaines
Histoire réelles, métaphoriques et anachroniques de traumatisme, colonialisme, d'esclavage, de racisme et de terreur sociale à travers les âges et les géographies de l'hémisphère
Edward J. Sullivan
Le texte suivant consiste en plusieurs modules interdépendants : un avant-propos, une espèce de manifeste qui présente les concepts généraux et les images qui sont à la base de la sélection d’une « exposition imaginaire », enfin une réflexion sur le concept du « don » du philosophe Marcel Mauss.
Une exposition imaginaire : concepts généraux, images
Toutes les choses ont une signification qui dépasse les apparences. Lorsque nous regardons un objet, il se présente d’abord comme un élément qui occupe de l’espace, que ce soit un espace réel ou psychique. Lorsqu’ils sont considérés comme ayant une vie propre, les objets concrets qui sont présents dans notre espace matériel ou d’images d’objets ou d’accumulations de choses (comme dans une nature morte, peinte ou photographiée, ou comme dans une sculpture représentant des entités inertes), nous amènent à nous interroger sur leur apparence. Voyons-nous réellement ce qu’ils sont ? Savons-nous à quoi ils servent ou comment ils étaient employés dans le passé ? D’où viennent-ils et pourquoi leur origine est-elle importante ? Quelle est leur matérialité ? Une nature morte en trompe-l’œil n’est pas une « chose ». C’est en effet un simulacre de la choséité, un signe qui nous dirige vers de multiples directions d’interrogations.
Dans le cadre de cet exposé, qui prend la forme d’une conversation, d’une série de propositions, je souhaite problématiser diverses observations sur les objets…plus précisément, sur certains objets qui me serviront de base pour chaque section de ce que je pourrais appeler le « musée imaginaire », pour reprendre l’expression utilisée par André Malraux ou, plus précisément, l’ « exposition imaginaire » des objets représentatifs des Amériques1André Malraux, Le Musée Imaginaire (Paris: Gallimard, 1965). J’utilise le terme « les Amériques » dans sa description la plus large possible, en examinant les phénomènes visuels à partir d’un ample choix chronologique et d’une multiplicité de lieux géographiques allant de l’Amérique du Nord aux Caraïbes, en passant par l’Amérique Centrale et du Sud. Je ne souhaite pas banaliser ou minimiser les grandes différences culturelles ou sociologiques entre les pays qui constituent ‘les Amériques’, mais comme tous mes travaux ont porté sur le franchissement des frontières et l’examen comparatif des cultures visuelles et matérielles, je m’intéresse aux multiples manifestations des phénomènes matériels qui peuvent jouer un rôle dans l’instauration de certaines normes ou modèles de production culturelle dans l’hémisphère occidental postcolonial.
Je présente ici une série d’objets, regroupés dans des unités, comme s’ils étaient exposés dans une série de galeries. Les différentes unités travailleront, je l’espère, ensemble pour mettre en lumière des sujets culturels et des problématiques anthropologiques. Dans l’ensemble, les différentes unités de cette « exposition imaginaire d’objets américains » se combineront pour créer des commentaires cohérents sur divers sujets transhistoriques et trans-géographiques communs à l’histoire des Amériques ou, comme le linguiste, romancier et philosophe espagnol, Miguel de Unamuno le dirait, « l’intra-histoire » de la vie des objets.2Miguel de Unamuno, En torno al casticismo (Madrid: Cátedra, 2005) Pour Unamuno, le concept d’intra-histoire se concentre sur les petits éléments apparemment anodins ou même sans importance de l’histoire pour élucider le grand tableau des réalités d’un temps ou d’un lieu donné.
En 2007, j’ai publié un ouvrage intitulé Le langage des objets dans les arts des Amériques 3Edward J. Sullivan, The Language of Objects in the Art of the Americas (New Haven: Yale University Press, 2007). Il traite de thèmes similaires à ceux que j’aborderai dans cette série de propositions. Dans l’introduction de ce volume, j’ai écrit ce qui suit : « Ce livre consiste en une série d’études individuelles mais interdépendantes sur le développement de l’art et de la culture visuelle dans les Amériques. Le prisme à travers lequel les phénomènes étudiés sont contemplés est l’ « objet », décrit dans ses grandes lignes. Je vois l’objet à travers les dimensions croisées du temps, de l’espace, de la matérialité et de la pratique artistique dans les Amériques et j’analyse comment il interagit avec ces dimensions dans d’autres parties du monde ».
Avant de formuler mes observations initiales sur une série de « choses » que j’avais choisies comme une espèce d’aide-mémoire qui nous renvoie à une infinité de significations historiques, psychiques, esthétiques, etc., je voulais simplement citer les mots de Jean Baudrillard, qui a déclaré que tout objet donné peut avoir deux fonctions : il peut être utilisé ou il peut être possédé.
Figure 1. « Cihuateotl »
Au Metropolitan Museum à New York, il y a cet objet étrange, énigmatique et certainement effrayant. Il représente « Cihuateotl » – c’est l’image d’une fantôme monstrueuse – une démone – un simulacre de terreur de l’époque préhispanique de la Vallée de Mexique. C’est la représentation (moitié humaine, moitié animale) d’une femme décédée en couches ; elle est devenue un diable qui a hanté les enfers et la terre. La vraie signification de Cihuateotl est aussi obscure que son origine. Son utilisation originale est ignorée, mais elle était certainement destinée à effrayer ceux qui la voyaient. Cet obscur objet, cette « chose » du « Mexique barbare » est arrivée au musée en 1900 ; l’objet est issu d’une collection privée (de Louis Petich) à New York… rien de plus n’est connu sur sa provenance.
Figure 2. Vicente Albán : « Dame noble avec sa femme esclave »
Dans de nombreuses régions des Amériques coloniales, un système de castes était fermement en place jusqu’à l’époque de guerres d’Indépendance contre la domination espagnole au début du XIXe siècle. Un genre de peinture appelé « pinturas de castas » a émergé, principalement au Mexique, mais aussi au Pérou et en Équateur. Ces images fonctionnaient comme des natures mortes du corps humain : taxinomies basées sur l’origine ethnique, la couleur de peau et les caractéristiques supposées « inhérentes » à la personnalité. Ces peintures (parfois réalisées en regroupant les 16 castas traditionnelles en une seule image, parfois en scènes individuelles) contiennent inévitablement des informations supplémentaires sur la flore et la faune du lieu d’origine. Conçues pour un public de collectionneurs européens éclairés, intéressés par les nouvelles taxinomies sociales d’outre-mer, ces scènes représentent des codifications de la race et des attitudes sociales. Ici, la dame créole (européenne, mais d’Amérique Latine) partage l’espace avec une servante de race africaine. Mais il est évident qu’elles deux ne formèrent que l’élément humain d’une vaste « scénographie exotique des choses », avec le paysage et les « fruits de la terre » (toutes énumérées et identifiées en bas à gauche).
Figure 3. Collier et chaînes d’esclavage
Ces objets témoignent de l’iconographie visuelle des horreurs de l’esclavage qui peuvent être mieux comprises, non pas à travers des grandes peintures d’histoire, mais en observant et en intériorisant la réalité de ces objets – ou plutôt, de ces choses – signes de traumatisme et de terreur.
Figure 4. Fauteuil domestique ou ecclésiastique
Créé au XVIIIe siècle pour un domicile aristocratique à Caracas, Venezuela, ce fauteuil élégant (ou « butaca ») se trouve aujourd’hui au Musée LACMA (Los Angeles County Museum of Art). S’agit-il d’un simple objet, d’une chaise ? C’est là que s’asseyait, siégeait l’autorité coloniale ou ecclésiastique qui régissait la colonie espagnole. Cet objet représente la puissance, le pouvoir et la force économique de l’Espagne et de l’Église Catholique à l’époque coloniale. La chaise témoigne manifestement de la domination, des abus et de l’asservissement subis par les peuples indigènes dans toutes les colonies américaines.
Figure 5. Raphaelle Peale « Nature morte au gâteaux sucrés »
L’artiste nord-américain du XIXe siècle Raphaelle Peale (membre d’une importante dynastie d’artistes quasi-officielle de la première moitié du siècle), perpétue une tradition de la peinture européenne de natures mortes. D’une certaine manière, et non sans lien avec les natures mortes représentant des sucreries en Europe du Nord, l’artiste crée une scène attrayante composée d’un gâteau, de raisins et d’un verre de vin. Qu’est-ce qui fait que cette image est américaine et qu’est-ce qu’elle évoque ? La réponse à cette question est un mot-clé : le sucre. Les économies des Caraïbes, du Sud des États-Unis et d’ailleurs, se sont constituées à partir de la canne à sucre produites dans les plantations sucrières de Cuba, Porto Rico, de la Jamaïque, notamment. Le produit était ensuite envoyé aux usines du Nord, comme les raffineries de Brooklyn pour y être transformé en sucre.
Le Don. Figure 6 : « La découverte d’Amérique » de Théodore de Bry
Il faut ici évoquer une théorie fondamentale dans le cadre de la compréhension de la soi-disant « vie intérieure » des choses. C’est-à-dire le concept du DON articulé et élaboré par le philosophe français Marcel Mauss dans son Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques publié en 1923-4 4Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétiés archaïques,” Année sociologique, 1923-24 seconde série, tome 1. Voir édition moderne Essai sur le don (Paris: Presses Universitaires de France, 2012). Cet écrit, si influent pour les écrivains et anthropologues, comme notamment Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Claude Lévi-Strauss, Georges Bataille, etc., traite le cas des autochtones du nord-ouest des États Unis et du sud-ouest du Canada, c’est-à-dire les populations du côté Nord-Pacifique de l’Amérique du Nord, entre autres, et le phénomène du ‘potlatch’ (cérémonie d’échange dans les « économies du don » dans la première ère de la mondialisation globale). En suivant l’esprit des théories de Mauss sur les mutuelles obligations impliquées par l’échange de dons, c’est-à-dire la réciprocité – composante-clé dans l’explication du DON de Marcel Mauss, on peut analyser plus particulièrement cette image, l’une des nombreuses gravures de l’artiste et écrivain Théodore de Bry, publiée dans son compendium, à la fin du 16e siècle, sous le titre : « L’Amérique » (publié à l’origine en latin à Francfort en 1596).
Cette collection de vignettes, de scènes et d’histoires illustrent les importants moments, les premières rencontres, entre les indigènes et les colonisateurs européens. Ce livre a rencontré un grand succès commercial en Europe au 17e siècle. La scène représente les débuts du colonialisme aux Caraïbes et l’arrivée de Christophe Colomb dans l’île de Guanahani (en langue taïno) aux Bahamas, que le « conquistador » voudra baptiser du nom de San Salvador. Colomb et ses soldats font face à un groupe d’Amérindiens porteur de cadeaux, probablement des objets en or. A première vue, les Européens n’offrent rien de semblable. Mais, cela n’est pas exactement vrai. La croix, plantée sur la terre au loin, constitue le don qu’ils font à la population des Taïnos : la règle et la domination de la croix et l’autocratie du pouvoir espagnol forment les CHOSES d’échange dans cette illustration si poignante et symbolique… un échange marqué par la déception et la cupidité, commencement d’une longue histoire de destruction et de chaos coloniaux.
[1] André Malraux, Le Musée Imaginaire (Paris: Gallimard, 1965)
[2] Miguel de Unamuno, En torno al casticismo (Madrid: Cátedra, 2005)
[3] Edward J. Sullivan, The Language of Objects in the Art of the Americas (New Haven: Yale University Press, 2007)
[4] Marcel Mauss, “Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétiés archaïques,” Année sociologique, 1923-24 seconde série, tome 1. Voir édition moderne Essai sur le don (Paris: Presses Universitaires de France, 2012)
Bibliographie
André Malraux, Le Musée Imaginaire, Paris: Gallimard, 1965.
Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », dans Année sociologique, 1923-24 seconde série, tome 1.
Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris: Presses Universitaires de France, 2012.
Edward J. Sullivan, The Language of Objects in the Art of the Americas, New Heaven: Yale University Press, 2007.
Miguel de Unamuno, En torno al casticismo, Madrid: Cátedra, 2005.
Edward J. Sullivan est professeur d’histoire de l’art moderne et directeur adjoint de l’Institute of Fine Arts de la New York University. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’art et les cultures visuelles des Amériques, il a également été commissaire d’expositions dans divers musées aux États-Unis, en Europe et en Amérique Latine. Sa dernière exposition, en 2019, avait pour titre Brazilian Modern : The Living Art of Roberto Burle Marx (Le Brésil Moderne : l’Art Vivant de Roberto Burle Marx), au Jardin Botanique de New York. Son livre Making the Americas Modern (Londres, 2018) est en cours de traduction en français aux presses du réel.