Dorian Astor vient de publier un livre important sur Nietzsche. La détresse au présent (Folio). Nul mieux que lui ne peut revenir sur le philosophe et la guerre. Il le rappelle dans son introduction : « Nietzsche s’adresse à nous comme un problème insurmonté ; comme tels, nous nous heurtons, interpellés par son adresse, au plus inaudible, et en ressentons la détresse ». Que sa lecture soit douloureuse, nous en avons tous fait l’expérience. Qu’elle le soit encore plus sur la question de la guerre, nous l’apprenons de ce très fin analyste qui éclaire sans ôter de l’œuvre ce qui déstabilise, à commencer par sa façon de détourner l’esprit de la guerre en guerre des esprits.
Laurence Bertrand Dorléac
Esprit de la guerre et guerre des esprits dans la philosophie de Nietzsche
Anne Lafont
« J’apporte la guerre, une guerre coupant droit au milieu de tous les absurdes hasards que sont peuple, classe, race, métier, éducation, culture : une guerre comme entre montée et déclin, entre vouloir-vivre et désir de se venger de la vie, entre probité et mensonge sournois1…»
Le livre III d’Ainsi parlait Zarathoustra devait représenter « le passage du libre-penseur et de l’ermite au devoir-dominer2 ». Dès lors, Nietzsche décidera manifestement de passer à l’offensive et d’initier le mouvement millénaire d’une nouvelle législation, portée par une nouvelle éducation conçue comme élevage d’un nouveau type et qui nécessitera sans doute des « guerres » sans précédent. Il nommera ce projet sa grande politique :
« Le concept de politique se sera alors résorbé en une guerre des esprits, toutes les formations de puissance de l’ancienne société auront volé en éclats — car toutes reposent sur le mensonge : il y aura des guerres comme il n’y en a jamais eu sur terre. Ce n’est qu’à partir de moi qu’il y aura sur terre une grande politique3 ».
Cette « grande politique », depuis la récupération fasciste de Nietzsche et notre traumatisme de l’expérience totalitaire au XXe siècle, n’est presque plus lisible. La grande imprudence de Nietzsche aura certainement été d’avoir mésestimé la violence pulsionnelle de l’homme moderne, pensant que son chaos intérieur l’avait épuisé. Contre la modernité, il a finalement armé à trop grand bruit. Sa lutte contre le préjugé démocratique aurait dû lui faire pressentir que ce seraient précisément les forces les plus réactives qui s’empareraient de la guerre, et non l’esprit libre. Ce n’est pas faute toutefois d’avoir longuement expliqué que l’élévation de la culture devait conduire à un dépérissement de l’État, que les races et les nations étaient des fictions absurdes, que l’antisémitisme était une indignité, que le darwinisme social avait compris la sélection à l’envers, que le ressentiment était une révolte d’esclaves et que toute croyance avait un fond de fanatisme. Ce n’est pas faute non plus d’avoir mis en garde contre les Allemands.
C’est que Nietzsche, s’il voit dans l’homme moderne le siège chaotique de pulsions en conflit, un type psychique hyperexcitable, incapable de hiérarchiser ses pulsions et de se maîtriser, craint en réalité l’apparition d’un spectre plus dangereux que le névrosé : le « dernier homme4 » qui veut la sécurité, le bonheur et la paix. Nietzsche ne redoute pas tant le chaos de l’homme contradictoire que son épuisement, son incapacité croissante à vouloir la contradiction et la guerre qu’il est lui-même5. À la source de cette crainte, il y a chez Nietzsche l’inquiétant pressentiment que ni la vie, ni la connaissance, ni la puissance ne veulent le bonheur. En tout cas, pas ce qu’on a appelé jusqu’ici le bonheur, qui, dans toutes les philosophies, les religions et les théories politiques, a toujours eu quelque chose d’une visée ataraxique, une volonté nihiliste d’en finir avec les contradictions de l’existence.
Du point de vue de la théorie politique moderne, c’est ce que Rawls appellera le passage du libéralisme de la liberté au libéralisme du bonheur6. Or, c’est un point essentiel de la pensée politique de Nietzsche : il partage avec le libéralisme classique l’idée que l’homme est un quantum de puissance qui fait tout ce qu’il peut pour se conserver, mais ce libéralisme est profondément reconfiguré chez lui par le concept de volonté de puissance, qui lui rend suspecte toute égalisation de ces quanta (sur le modèle d’un contrat social) et oblige à prendre en compte non plus seulement l’instinct de conservation mais celui de croître, la variabilité constitutive des degrés de puissance que sont les individus et la remise en cause permanente de l’équilibre de leurs rapports mutuels. La liberté s’en trouve repensée, non comme autonomie inconditionnée mais comme conquêtes locales d’indépendance prises sur et immanente à l’hétéronomie ; non comme marche dialectique de l’histoire mais comme événement fragile et hasardeux surgi du devenir ; non comme sortie de la cruauté des rapports de domination mais comme intensification des luttes entre la cruauté qui affranchit et celle qui asservit. Cette reconfiguration théorique a des conséquences politiques que Nietzsche formule ainsi :
« Les institutions libérales cessent d’être libérales dès qu’elles sont acquises : ensuite, rien n’est plus systématiquement néfaste à la liberté que les institutions libérales. (…) Ces mêmes institutions produisent de tout autres effets aussi longtemps que l’on se bat pour les imposer ; alors, elles font puissamment progresser la liberté. À y regarder de plus près, c’est la guerre qui provoque ces effets, la guerre pour obtenir des institutions libérales, qui, en tant que guerre, prolonge l’existence des instincts antilibéraux. – Et la guerre est une école de liberté7.… »
Et nous voici de nouveau devant l’éloge embarrassant de la guerre. Certes, on comprend pourquoi le concept nietzschéen de liberté, pensée comme volonté de puissance, ne pouvait définir une propriété inaliénable, mais bien plutôt un complexe de résistances locales et de conquêtes en devenir, suivant un modèle polémologique héraclitéen. Mais pour comprendre le recours nietzschéen à la notion de guerre, il ne faut jamais oublier que l’histoire de la culture se confond presqu’essentiellement, chez Nietzsche, avec une l’histoire des spiritualisations d’instincts et des incorporations de valeurs. C’est pourquoi il faut absolument distinguer l’évaluation généalogique de la guerre dans l’histoire jusqu’ici et la notion supérieure de « guerre » dans la grande politique de l’avenir, forme concurrente de spiritualisation et d’incorporation, cette fois dans le sens d’une « volonté d’ascension » capable de renverser les valeurs de la « volonté de déclin ».
L’entreprise généalogique a généré une évolution de la pensée de Nietzsche sur la question de la guerre, et notamment dans le rapport de celle-ci à l’État. Ainsi, chez le jeune Nietzsche, en particulier dans L’État chez les Grecs (1872), on trouve des éléments encore nettement influencés par Hegel. Sa critique du libéralisme moderne (individualisme, optimisme, utilitarisme, eudémonisme et pacifisme) dénonce une « peur de la guerre » et un « manque d’instinct de l’État8 ». L’État n’est pas un simple moyen de satisfaire les besoins individuels de la société civile, mais il est à lui-même une fin. Une fin veut dire ici une objectivation – objectivation de l’Esprit chez Hegel, « objectivation de l’instinct9 » chez Nietzsche. Or, si de son côté, Hegel a fini par renoncer à définir la politique par la guerre tout en affirmant la nécessité d’un État fort, Nietzsche évoluera à l’inverse. L’État n’est qu’une forme primitive de spiritualisation des instincts, de même que la puissance économique et militaire n’est qu’une objectivation barbare de nos instincts étatiques. Nietzsche n’aura jamais de mots assez durs pour le rabies nationalis10, dont l’Allemagne de son époque lui donnait un exemple abject.
C’est pourquoi la possibilité d’une Europe supranationale sera bientôt au centre des préoccupations nietzschéennes : l’élévation à une échelle supranationale fait partie des conditions décisives de l’affranchissement. L’esprit libre est un sans-patrie, un cosmopolite : « Tous les hommes vastes et profonds de ce siècle aspirèrent au fond, dans le secret travail de leur âme, à préparer cette synthèse nouvelle et voulurent incarner, par anticipation, l’Européen de l’avenir11 ». Contre le bellicisme nationaliste dont le droit international trahit le ressentiment fondamental12, Nietzsche fera jouer un impérialisme antique ou napoléonien, qui, s’il était victorieux, serait la possibilité d’une nouvelle législation, d’une nouvelle élévation de l’homme et de la transformation de son type en homo hierarchicus. Cet impérialisme-là surmonterait la dangereuse charge explosive de l’équilibre international libéral, l’intensification permanente du ressentiment qu’il produit. À des guerres de type nouveau doit alors correspondre un nouveau type de paix. (« Que votre paix soit une victoire13 », réclame Zarathoustra). Dès Le Voyageur et son ombre, Nietzsche dessine les conditions d’une culture mondiale où le désir de reconnaissance, dans les relations internationales, serait radicalement découplé du ressentiment qui en est jusqu’ici la source énergétique, seule condition d’une « paix véritable14 ».
La très grande difficulté de la politique nietzschéenne vient de la radicalité extrême avec laquelle il subordonne toute politique aux processus de spiritualisation et d’incorporation. Une conception pulsionnelle de la réalité oblige à penser toujours en même temps ces deux phénomènes : en l’absence de tout dualisme, l’esprit n’est que la pointe extrême du corps pulsionnel, mais aussi bien, le corps ne cesse d’être pris dans des processus de spiritualisation, et ne s’en distingue pas fondamentalement. À l’échelle de la culture, le problème est exactement le même : les « corps » politiques et culturels, dans la réalité physique des luttes et des dominations, sont en même temps des formations pulsionnelles, c’est-à-dire en voie de spiritualisation. La conversion des valeurs doit travailler à de nouvelles formes de spiritualisations et d’incorporations. Or, les exigences nietzschéennes pour l’élévation de l’esprit produisent des images de « corps » politiques qui nous sont intolérables ; mais à l’inverse, ces objectivations d’une grande violence impliquent ou libèrent des images de la pensée qui viennent, légères et comme « sur des pattes de colombe15 », déstabiliser infiniment leur dureté d’acier. C’est pourquoi la politique nietzschéenne est fondamentalement une politique de l’esprit et l’esprit de la guerre une guerre des esprits : non que ses contenus soient de simples métaphores, mais parce qu’il n’y a pas de puissance réelle sans cette puissance libératoire de l’esprit qui désenclave la vie des fixations mortifères des seules forces objectivées.
Notes1 Fragment posthume (désormais FP) 25[1], décembre 1888-début janvier 1889.
2 FP 16[51], automne 1883.
3 Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 1. Deux développements explicites de ce qu’entend Nietzsche par « grande politique » se trouvent dans le FP 1[25] de décembre 1888-début janvier 1889 et dans un brouillon de lettre à Georg Brandes de la même époque (voir : Œuvres Philosophiques complètes, vol. XIV, Gallimard, p.407-408).
4 Voir Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 5.
5 Voir Par-delà bien et mal, §200.
6 Voir John Rawls, Lectures on the History of Moral Philosophy, Herman B. (éd.), Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000.
7 Crépuscule des idoles, « Incursions d’un inactuel », §38.
8 L’État chez les Grecs, in : Œuvres philosophiques complètes, vol. I**, p.184.
9 Ibid., p.181.
10 Cf. FP 18[3], juillet-août 1888.
11 Par-delà bien et mal, § 256.
12 Cf. Le Gai Savoir, § 377.
13 Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De la guerre et des guerriers ».
14 Le Voyageur et son ombre, §284.
15 Ainsi parlait Zarathoustra, III, « À l’heure la plus silencieuse ».
BibliographieDorian ASTOR, Nietzsche. La détresse du présent, Gallimard, Folio essais, 2014.
Éric BLONDEL, Nietzsche, le corps et la culture, PUF, 1986, rééd. Paris, L’Harmattan, 2006.
Marc CRÉPON, Nietzsche. L’art et la politique de l’avenir, PUF, 2003.
Wolfgang MÜLLER-LAUTER, Physiologie de la volonté de puissance, textes réunis par Patrick Wotling et traduits par Jeanne Champeaux, Éditions Allia, 1998.
André STANGUENNEC, « L’État et la guerre chez Hegel et Nietzsche », in : Les études philosophiques, P.U.F, 2006/2, n°77, p.251-260.
Henning OTTMANN, Philosophie und Politik bei Nietzsche, De Gruyter, 1999.
Patrick WOTLING, Nietzsche et le problème de la civilisation, PUF, 1995 et 2009.
Dorian Astor est ancien élève de l’École Normale Supérieure, germaniste et philosophe. Il a publié récemment Nietzsche. La détresse du présent, Gallimard, Folio essais, 2014. Il est aussi l’auteur de biographies de Lou Andreas-Salomé, de Friedrich Nietzsche (Gallimard, 2008 et 2011), de nombreuses éditions commentées dans les collections Folioplus classiques et Folioplus philosophie ainsi que de l’édition d’Ecce Homo en Folio bilingue (2012). Il a traduit des textes de Freud pour GF Flammarion (Malaise dans la culture, 2010 ; L’avenir d’une illusion, 2011 ; Totem et Tabou, à paraître), édité et retraduit Ma Vie de Richard Wagner (Perrin, 2012) et publié Comprendre Wagner (avec Hermann Grampp, Max Milo, 2013). Depuis 2010, Dorian Astor vit à Berlin, où il donne de nombreuses conférences.