Conservatrice au département des Objets d’art du Musée du Louvre, Anne Labourdette est bien placée pour étudier les textiles de l’ordre du Saint-Esprit qui y sont conservés. S’appuyant sur les recherches de spécialistes de l’ordre et de la broderie parisienne à la Renaissance, elle nous fait entrer dans ce monde de la chevalerie au service du monarque qui générait de nombreuses et prestigieuses commandes artistiques. Dans le trésor qui demeure au Musée figurent vingt-deux pièces d’orfèvrerie d’une grande rareté, mais aussi un bel ensemble textile daté des années 1586 à 1830. Malmenés par l’histoire, déchirés par endroit, trop souvent et mal exposés, les morceaux de broderie recèlent des secrets de fabrication que les opérations de restauration contribuent à lever, au moins en partie. Ils participent aussi à la meilleure connaissance de l’histoire visuelle de l’ordre du Saint-Esprit.
Laurence Bertrand Dorléac
Anne LabourdetteEntrer dans le cadre : les textiles de l’ordre du Saint-Esprit
Le musée du Louvre conserve un fonds important d’objets créés pour orner et participer aux cérémonies de l’ordre du Saint-Esprit (1578-1830), l’ordre de chevalerie le plus prestigieux de la monarchie française. Les textiles brodés pour l’ordre se distinguent dans cet ensemble du fait de la qualité des matériaux qui les composent et des techniques de création employées. Une grande partie d’entre eux sont d’ailleurs actuellement en restauration, afin d’en repenser la présentation au public.
Avant de présenter les textiles de l’ordre du Saint-Esprit, il est important d’expliquer ce que fut ce dernier, de présenter son contexte de création et d’évoquer ce qu’était un ordre de chevalerie au XVIe siècle.
La fondation de l’ordre (1578)
L’« ordre et milice du benoist Saint-Esprit » est fondé par le roi Henri III1Né en 1551, assassiné en 1589, roi de Pologne sous le nom d’Henri (Henryk) Ier de 1573 à 1575 et roi de France de 1574 à 1589. (Fig.1) le 31 décembre 1578, à une époque où le pouvoir royal est contesté dans le cadre des guerres de religion opposant protestants et catholiques depuis le début du XVIe siècle. Ces dernières constituent de véritables conflits civils, particulièrement violents et récurrents en France à partir des années 1560. Le point culminant de cette opposition, tout autant religieuse que politique, se produit dans la nuit du 23 au 24 août 1572 avec le massacre de la Saint-Barthélemy (Fig. 2), entraînant la mort de plusieurs milliers de protestants et d’étrangers dans toute la France jusqu’en octobre de la même année.
L’événement provoque une cassure radicale entre le roi Charles IX2Né en 1550, roi de France de 1560 jusqu’à son décès en 1574.et ses sujets, protestants comme catholiques, et contribue à affaiblir davantage le pouvoir royal dans son ensemble3Haquet 2014.. Ce dernier est contesté de plus en plus ouvertement de l’intérieur, en particulier par les ultra-catholiques réunis au sein d’une Ligue menée par la famille de Guise, comme par plusieurs puissances extérieures, au premier rang desquelles l’Espagne. Enfin, la France de l’époque est marquée par d’importantes difficultés économiques et sociales (famines causées par une série d’hivers rigoureux, épidémies de peste…), qui tendent à accroître l’inquiétude générale de la population quant à son devenir. L’accession au trône de l’ambitieux duc d’Anjou, sous le nom d’Henri III, entretemps élu roi de Pologne un jour de Pentecôte, se produit donc en 1574 dans ce contexte pour le moins difficile. Rapidement, le jeune roi éprouve le besoin de rassembler les catholiques autour de sa personne, et va, pour ce faire, créer un certain nombre de sociétés, au premier rang desquelles l’ordre de chevalerie du Saint-Esprit.
Un nouvel ordre de chevalerie
En 1578, il existe pourtant déjà en France un ordre de chevalerie rassemblant la noblesse autour de la personne du roi : l’ordre de Saint-Michel, créé par Louis IX le 1er août 1469. Si cet ordre de chevalerie n’est pas le premier créé en France autour d’une personne royale4L’ordre de Notre-Dame de l’Étoile, créé en 1022 et recréé en ordre de l’Étoile par Jean le Bon en 1351, était cependant tombé en désuétude au XVe siècle., il a acquis suffisamment de prestige pour être encore considéré au XVIe siècle comme « l’ordre du Roi », mais ne semble plus suffisamment efficace aux yeux d’Henri III pour souder autour de sa personne un camp catholique plus que jamais miné par les dissensions internes. Il lui paraît en effet nécessaire de montrer que seule la personne royale peut incarner à la fois un pouvoir spirituel et temporel (politique) sur l’ensemble de ses sujets en ces temps pour le moins troublés.
S’il peut sembler difficile aujourd’hui de comprendre en quoi la création d’un nouvel ordre de chevalerie répond à ce besoin, il faut toutefois replacer cette décision dans le contexte de l’époque pour en saisir la portée. Du XIe au XVe siècle ont ainsi été créés plusieurs ordres de chevalerie, parmi lesquels se distinguent celui de la Jarretière (fondé le 23 avril 1348 par le roi Édouard III d’Angleterre) et surtout celui de la Toison d’or (fondé le 10 janvier 1430 par Philippe le Bon, duc de Bourgogne), particulièrement prestigieux. Ils rassemblent autour d’un monarque un nombre plus ou moins élevé de chevaliers, en général issus de la noblesse, dont le point commun est de jurer fidélité au maître de l’ordre et d’être distingués du commun des mortels précisément pour cette raison.
Comment l’ordre du Saint-Esprit fonctionnait-il (1578-1830) ?
Henri III s’implique dans la rédaction des 95 articles qui régissent le fonctionnement de l’ordre, placé sous le vocable du Saint-Esprit. Son élection au trône de Pologne en 1572 comme le décès de son frère Charles IX en 1574 (ce qui lui a permis d’accéder au trône de France) ayant eu lieu un jour de Pentecôte5Fête chrétienne célébrée 50 jours après Pâques, en mémoire du moment décrit dans les Actes des Apôtres (2, 1-13), au cours duquel l’Esprit Saint descend sous la forme de flammes sur les apôtres et la Vierge ; sous l’effet de ces langues de feu, chacun peut parler l’ensemble des langues de la terre et porter aux hommes l’enseignement de Jésus-Christ. La Pentecôte est donc considérée comme l’événement fondateur de l’église chrétienne., il voit dans le fait qu’il ait été désigné deux fois roi un tel jour un appel divin à mettre fin aux guerres qui ravagent alors la France6Haquet 2014, p. 94..
Après son décès, l’ordre continue son existence d’une manière relativement conforme aux décisions de son fondateur jusqu’à la Révolution. Ses membres, qui ne peuvent être plus de cent, sont choisis par le roi parmi les aristocrates possédant au moins quatre degrés de noblesse et qui ont été préalablement reçus dans l’ordre de Saint-Michel. Catholiques et Français (quelques étrangers seront admis toutefois à partir du XVIIe siècle), ils sont fait chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit au cours d’une cérémonie dont le faste se perpétue au cours des siècles suivants (Fig. 3), et doivent satisfaire aux devoirs qui leur sont imposés de ce fait (œuvres de charité, prières répétitives, participations régulières à la messe ou port systématique de la croix de l’ordre conférée par le roi)7Sur l’imposant cérémonial de l’ordre et son fonctionnement, voir Levkoff 1987..
Le siège de l’ordre, fixé par Henri III dans l’église du couvent des Augustins8Devenu couvent des Grands Augustins au XVIIe siècle. aujourd’hui disparu, se trouvait sur la rive gauche de la Seine, au débouché du Pont-Neuf, dont la construction fut précisément envisagée par le roi pour lui permettre de déployer les fastueuses processions des chevaliers du Saint-Esprit du Louvre jusqu’au couvent9Isabelle Haquet, « Henri III (1574-1589) et Paris : une forme inédite de monumentalité urbaine », La Monumentalité urbaine, Journée d’étude de l’HiCSA, 4 novembre 2011, p. 6. (que l’on aperçoit à gauche dans le tableau de François Dubois, Fig. 2). C’est là que se déroulent les cérémonies liées à la vie de l’ordre (réception des chevaliers, fête de l’ordre, messe des morts…), à quelques exceptions près, et jusqu’à ce que Louis XIV ne décide de les localiser principalement dans la chapelle du château de Versailles.
La vie de l’ordre, l’un des plus prestigieux en Europe, est donc intimement liée à celle de la monarchie française. Ceci explique sa disparition provisoire entre 1791 (lorsque les ordres monarchiques furent supprimés) et 1815 (il fut alors rétabli par Louis XVIII), puis le fait qu’il soit tombé en déshérence à partir de 1830, à l’avènement de la monarchie de Juillet. Aujourd’hui, il n’est plus conféré que dans un cadre dynastique.
Le rôle des objets
Cet ordre, créé pour réunir l’élite sociale française autour de la personne du roi, est à l’origine de commandes artistiques nombreuses et somptueuses, et ce, dans différents domaines (peintures, sculptures, arts graphiques, objets d’art) au cours des siècles. Une partie des œuvres créées dans ce cadre est aujourd’hui conservée dans les collections du musée du Louvre. Le département des Objets d’art conserve en particulier le trésor de l’ordre, composé de vingt-deux rares pièces d’orfèvrerie des XIVe, XVe et XVIe siècles, étudiées par Daniel Alcouffe et Michèle Bimbenet-Privat10Alcouffe 1987 ; Michèle Bimbenet-Privat (dir.), Florian Doux, Catherine Gougeon et Philippe Palasi, Catalogue de l’Orfèvrerie française et européenne du Musée du Louvre, xvie, xviie, xviiie siècles, Paris (à paraître en 2022)., ainsi qu’un important ensemble textile, le seul de cette nature conservé dans les collections publiques française pour la période concernée (1586-1830).
Composé d’une part par les ornements de l’ancienne chapelle de l’ordre et de l’autre par plusieurs costumes de cérémonies, il a été en grande partie exposé dans les salles permanentes de l’aile Richelieu de 1993 (Fig. 4) à son complet décrochage en juin 2020. Trois manteaux d’officier, réalisés vers 1722, et vingt-et-une pièces textiles provenant de la chapelle, brodées vers 1586 par Claude de Lucz, brodeur ordinaire du roi, font actuellement l’objet d’un ambitieux chantier de restauration, en vue de leur présentation dans les salles refaites du département des Objets d’art.
Souvent restauré au cours des siècles, l’ensemble est aujourd’hui en état très moyen de conservation : les riches broderies d’or et d’argent ornant les tissus de fond des manteaux comme des ornements sont généralement altérées, de nombreuses micro-déchirures et des usures sont visibles. Les manteaux ont en particulier souffert d’une longue exposition sur des mannequins inadaptés, qui n’ont pu soulager les tensions nées du poids important de textiles aussi lourds.
Afin de mener à bien l’ensemble du chantier, scindé en plusieurs lots et confié à dix-huit conservatrices-restauratrices différentes organisées en quatre groupements distincts, l’équipe du département des Objets d’art peut compter sur le soutien scientifique et technique du Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) comme du Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques (LRMH). L’équipe est également aidée par la réunion d’un comité scientifique de suivi des opérations, constitué de spécialistes de l’histoire de l’ordre du Saint-Esprit comme de spécialistes de l’histoire, de la conservation et de la restauration de textiles anciens. Le chantier a démarré en janvier 2021 et devra impérativement être achevé en mars 2023. Le montant du coût de l’ensemble, hors transports et assurances, s’élève à environ 1 400 000 € TTC.
L’un des enjeux importants de cette restauration concerne les ornements de l’ancienne chapelle de l’ordre du Saint-Esprit : il s’agit notamment de mieux comprendre à partir de quels modèles Claude de Lucz a brodé les scènes historiées ornant l’antependium, le retable (La Pentecôte Fig. 5), ou le ciel du dais d’autel (Le Saint-Esprit entouré d’anges). Il semble évident qu’il a exécuté la Pentecôte, chef d’œuvre de broderie rapportée à l’or nué, d’après un dessin et les indications d’un peintre de grand talent, composant une scène animée d’un impressionnant jeu d’ombres et de lumières. Lors du chantier de restauration, il sera possible d’avancer sur cette question, en décousant les doublures de l’œuvre et en analysant ce qui reste des traces du dessin sous-jacent à la broderie. Si celles-ci sont précises, ce médaillon sera replacé dans un contexte plus précis de création, et les archives auront permis de guider le geste de la restauration, notamment dans les couleurs et les techniques qui seront utilisées pour réintégrer les lacunes ou reprendre les interventions antérieures visibles sur les figures.
L’enjeu principal d’une telle restauration sera toutefois de concevoir une politique d’exposition des textiles par roulement dans les salles du département des Objets d’art, qui favorise une bonne conservation des œuvres… tout en présentant au public le plus clairement possible leur contexte de création et l’histoire de l’ordre du Saint-Esprit.
[1] Né en 1551, assassiné en 1589, roi de Pologne sous le nom d’Henri (Henryk) Ier de 1573 à 1575 et roi de France de 1574 à 1589. [2] Né en 1550, roi de France de 1560 jusqu’à son décès en 1574. [3] Haquet 2014. [4] L’ordre de Notre-Dame de l’Étoile, créé en 1022 et recréé en ordre de l’Étoile par Jean le Bon en 1351, était cependant tombé en désuétude au XVe siècle. [5] Fête chrétienne célébrée 50 jours après Pâques, en mémoire du moment décrit dans les Actes des Apôtres (2, 1-13), au cours duquel l’Esprit Saint descend sous la forme de flammes sur les apôtres et la Vierge ; sous l’effet de ces langues de feu, chacun peut parler l’ensemble des langues de la terre et porter aux hommes l’enseignement de Jésus-Christ. La Pentecôte est donc considérée comme l’événement fondateur de l’église chrétienne. [6] Haquet 2014, p. 94. [7] Sur l’imposant cérémonial de l’ordre et son fonctionnement, voir Levkoff 1987. [8] Devenu couvent des Grands Augustins au XVIIe siècle. [9] Isabelle Haquet, « Henri III (1574-1589) et Paris : une forme inédite de monumentalité urbaine », La Monumentalité urbaine, Journée d’étude de l’HiCSA, 4 novembre 2011, p. 6. [10] Alcouffe 1987 ; Michèle Bimbenet-Privat (dir.), Florian Doux, Catherine Gougeon et Philippe Palasi, Catalogue de l’Orfèvrerie française et européenne du Musée du Louvre, xvie, xviie, xviiie siècles, Paris (à paraître en 2022).
Bibliographie
Alcouffe 1987 : Daniel Alcouffe, « À propos de l’orfèvrerie commandée par Henri III pour l’ordre du Saint-Esprit », Hommage à Hubert Landais, Paris, 1987, p. 135-142.
Alcouffe 1994 : Daniel Alcouffe, « La chapelle de l’Ordre du Saint-Esprit », Revue du Louvre et des musées de France, 1, 1994, p. 29-42.
Bos 2011 : Agnès Bos, « Art et liturgie au temps d’Henri III, à propos d’un textile de la chapelle de l’ordre du Saint-Esprit », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 2011, p. 87-100.
Castres 2016 : Astrid Castres, Brodeurs et chasubliers à Paris au XVIe siècle, thèse de doctorat, sous la direction de Guy-Michel Leproux, École pratique des hautes études, soutenue le 10 décembre 2016.
Haquet 2014 : Isabelle Oger-Haquet, L’énigme Henri III : ce que nous révèlent les images, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014.
Leroux 2015 : Nicolas Leroux, Le Crépuscule de la chevalerie. Guerre et noblesse au siècle de la Renaissance, Ceyzérieu, Champ Vallon, « Époques », 2015.
Levkoff 1987 : Mary L. Levkoff, « L’art cérémonial de l’Ordre du Saint-Esprit sous Henri III », Bulletin de la Société de l’art français, 1987, p.7-23.
Roumegou 2017 : Lenaïg Roumegou, « L’ordre du Saint-Esprit sous Louis XIV : un instrument au service du pouvoir (1643-1715) », thèse de l’École des Chartes, 2017.
Spilliaert 2016 : Patrick Spilliaert, Les Insignes de l’ordre du Saint-Esprit, Paris, Le Léopard d’or, 2016.
Anne Labourdette est conservatrice au département des Objets d’art du musée du Louvre depuis octobre 2019, en charge des textiles, meubles, vitraux et instruments scientifiques de la Renaissance et de la première moitié du XVIIe siècle. Diplômée de Sciences Po Paris (1998) et de l’Institut National du Patrimoine (2003), elle a dirigé les musées de Vernon (2003-2006) et de Douai (2007-2019). Sa conférence s’appuie sur les recherches de spécialistes menées sur l’histoire de l’ordre du Saint-Esprit, ainsi que celles de spécialistes de la broderie parisienne à la Renaissance (voir la bibliographie).