n° 127 | La preuve | Julien Seroussi et Franck Leibovici

Comment donner une forme visuelle efficace à la discussion juridique ? C’est la question posée par Franck Leibovici, poète et artiste, et Julien  Seroussi, qui fut analyste à la Cour pénale internationale puis attaché au pôle « crimes de masse » du Tribunal de grande instance de Paris.  Ils nous présentent  leur concept d’ « œuvres-outils », susceptible de  traiter à nouveaux frais les éléments de la preuve.

                                                                                                                              Laurence Bertrand Dorléac

Une œuvre-enquête

Julien Seroussi et Franck Leibovici

à la cour pénale internationale, ce sont les parties – procureur et défense – qui mènent l’enquête. les juges délibèreront ainsi uniquement à partir des éléments de preuve présentés pendant le procès par ces dernières. les techniques de délibération sont laissées à la discrétion des juges. cela signifie qu’il n’existe pas de méthode imposée ou explicitement réglementée. cette discrétion, laissée aux juges, est notre porte d’entrée : dans ces moments de délibération, les techniques de l’art, de la poésie ou des sciences humaines et sociales peuvent légalement avoir autant droit de cité que les routines juridiques en usage. cette approche recharge les juges, qui n’ont pas participé aux enquêtes, d’un pouvoir absent du droit anglo-saxon : celui de pouvoir mener, au travers des éléments de preuve, des investigations documentales.

entre 2016 et 2022, à la cour pénale internationale (cpi), nous avons tenté une expérience inédite : tenter d’améliorer la saisie des faits en construisant ce que nous appelons des œuvres-outils – à la fois, œuvres d’art et outils pour professionnels. à partir d’un cas concret – le procès de deux chefs de milices, germain katanga et mathieu ngudjolo chui, accusés d’avoir attaqué, le 24 février 2003, le village de bogoro – l’activation des œuvres-outils pose de nouvelles questions : l’art et la poésie peuvent-ils fonctionner comme instruments d’action ? des dispositifs artistiques peuvent-ils modifier des pratiques professionnelles ? comment la maintenance d’œuvres d’art oblige-t-elle à penser la maintenance du collectif qui en prend soin ?

parmi la quinzaine d’œuvres-outils élaborées durant ces six années (allant de vitraux à des kakemonos en passant par des vidéos), deux sont ici présentées.

11 tampons reconstitués (2018)

fig. 1 : un élément de preuve : la lettre dite « des savons » co-signée par deux milices, la frpi (force de résistance patriotique en ituri) et le fni (front des nationalistes intégrationnistes). © franck leibovici

en ituri, à l’est de la république démocratique du congo, les milices se font, se défont, s’allient ou se scindent à un rythme qui interdit aux juges une compréhension simple. pourtant, l’affaire est d’importance : pour établir la responsabilité des accusés, il faut d’abord prouver qu’ils sont bien à la tête d’une « organisation militaire structurée et hiérarchisée » – mais laquelle ? et si n’importe qui peut créer une milice de façon aussi informelle que cela apparaît, les grades et les rangs ont-ils la moindre valeur ? germain katanga déclare ainsi « en 2004, je me suis proclamé le président de frpi »110 octobre 2011, transcript 319, p.2, lignes 4-5..

concrètement, comment suivre l’évolution de ces milices depuis les éléments de preuve disponibles ? les tampons, inscrits en pied des documents officiels, nous ont semblé une piste possible : collecter ces tampons permet de recenser les milices présentes dans les documents ; mais les isoler de leurs documents-sources, les agrandir, et les artefactualiser permet de gagner encore plus en compréhension. car, passer de deux à trois dimensions oblige à poser des questions qu’on ne se serait pas posé autrement.

figure 2

fig. 2, fig. 3, fig. 4 et fig. 5 : exemples de tampons extraits de la correspondance. © franck leibovici

comme l’a montré michael lynch dans son enquête  sur les concours de nano-sculptures dans les laboratoires de synthèse moléculaire, le passage par l’artefact matériel permet, contrairement à une réflexion sur des règles générales, de poser des questions situées2Michael Lynch, « material play and artistic renderings—the production of essentially useless nanotechnology », in Philippe Sormani, Guelfo Carbone and Priska Gisler (eds.), Practicing art/science, experiments in an emerging field, Routledge, Londres, 2018..

en posant côte-à-côte les matrices de bronze, il apparaît clairement que certaines figures sont produites selon des critères standards de représentation (le lion des forces démocratiques congolaises, l’armée nationale), quand d’autres paraissent plus artisanales (le lion de la frpi). par ailleurs, plusieurs tampons de la frpi se font jour : chacun date d’une période différente ou renvoie à un leader potentiellement concurrent. des manches de bois sont alors construits pour visualiser ces distinctions. conçus comme un système d’encodage, les manches disent l’origine et l’histoire dynamique des milices : pouvoir central, groupe d’auto-défense d’un village, alliance entre deux milices, pouvoir des féticheurs, etc. il est ainsi possible de saisir d’un seul coup d’œil ce qu’une suite de documents rendait peu saillant.

fig. 3 © franck leibovici

penser une œuvre d’art en ces termes implique de l’évaluer sous un nouvel angle : « quelle nouvelle question cette œuvre permet-elle de poser ? ». toute œuvre peut susciter une telle question une fois inscrite dans un corpus documental. la difficulté réside dans la sélection d’une œuvre pertinente.

artefactualiser, c’est quitter le régime purement documental pour s’immerger dans un monde d’objets. c’est voir que, derrière chaque document, il y a des gens, des collectifs, des pratiques et des objets. en ce sens, c’est aider les juges, qui ne sortent jamais de la salle d’audience, de se rapprocher des réalités du terrain.

fig. 4 © franck leibovici

fig. 5 © franck leibovici

muzungu (2016)

fig. 6 : bingo, 2020, huile sur toile, 250 X 90 cm (détail)

que faire, face à une masse d’« éléments de preuve » (evidence ou evd) qui compte des centaines voire des milliers de documents, photos, schémas, films ? il faut les indexer selon un mode d’organisation utile.

comme l’a souligné l’anthropologue charles goodwin, chaque profession dispose de sa façon de voir les choses, chaque « vision professionnelle » est sensible à certains paramètres, à certaines propriétés, à partir desquelles leurs objets de savoir seront produits3Charles Goodwin, « professional vision », American anthropologist, n° 96/3, p.606-633, 1994.. ainsi, devant une marque au sol, un archéologue, un agriculteur, un chasseur, un artiste verront tous des choses différentes, selon des cadres partagés avec leur communauté professionnelle respective. lors des délibérations, les evd admises seront ainsi évaluées en fonction des allégations factuelles listées dans la « décision de confirmation des charges » (dcc), qui sert de référence durant le procès. comme dans une grille de bingo, les evidence ou evd doivent venir remplir les cases de chaque allégation factuelle pour que cette dernière soit considérée comme prouvée. dans une « vision juridique », les éléments de preuve ne sont donc jamais regardés pour eux-mêmes, mais toujours à partir de la grille établie par la dcc.

fig. 7 et 8 : muzungu, 2016, impression jet d’encre, feutres, vernis mou, peinture magnétique, aimants, dimensions variables © franck leibovici

pour aider les juges à circuler au sein d’autres « visions professionnelles », nous avons encodé les preuves documentaires à l’aide de couleurs et de mots-clés. ces mots-clés ou tags sont issus des catégories qui ont posé problème durant le procès (« cartes », « milices », « chaînes de commandement », « enfants-soldats (kadogo) », « féticheurs », « faire la paix »). la liste n’est pas close, et doit rester, par principe, ouverte pour que chaque usager futur puisse l’augmenter et l’enrichir selon ses compétences ou ses besoins.

fig. 8 © franck leibovici

muzungu propose un mode d’indexation alternatif aux classeurs à anneaux qui s’empilent sur le bureau des juges, en rendant d’abord possible une vision synoptique des evd par la création d’un grand mur recouvert de peinture magnétique. mais une image ne parle pas d’elle-même : c’est en produisant des contextualisations et en l’inscrivant dans des séries et des montages, qu’une image se met à faire saillir ses propriétés. des panneaux mobiles, en hommage à ceux d’aby warburg, conçus comme extensions de la vue synoptique murale, permettent d’organiser une sélection d’images et de documents, en pariant qu’une forme de montage permettra de faire saillir des hypothèses narratives. un pouvoir investigatoire est rendu aux juges : une investigation documentale, qui n’entre pas en conflit avec celle des parties.

fig. 9 et 10 : musée des beaux-arts, biennale de taipei, 2020. © taipei fine arts museum

le dispositif magnétique permet ainsi de sortir, à la fois, du format dossier qui n’autorisait qu’une lecture des éléments linéaire, additive mais successive, et de la vitrine, qui empêchait toute manipulation et reconfiguration des matériaux. l’agencement sur panneaux mobiles offre, lui, la possibilité de se détacher du mur pour se spatialiser et de connecter les documents par plusieurs bords. il évite ainsi la réduction à deux liens (avant-après), habituellement induit par le traditionnel chemin de fer éditorial.

muzungu permet de faire émerger des catégories à partir d’une exploration des éléments de preuve (exploration flottante et non finalisée) puis de fabriquer des hypothèses à partir de ces catégories. les juristes posent alors aux images des questions qui ne sont plus celles de l’acte d’accusation. des micro-contextes surgissent de ces agencements, qui aident à circuler dans les réalités congolaises.

deux manières de faire sont ainsi mises en contraste : au lieu de partir des allégations factuelles, comme le font les juges, muzungu part des images. mais des images disent toujours plus qu’un énoncé propositionnel. ce surplus, qui déborde toute allégation factuelle, est placé sur les portants magnétiques. d’une certaine façon, ces derniers tentent de résorber l’écart entre vérité juridique et vérité historique. en cela, l’installation donne également de nouvelles prises aux chercheurs, à l’outreach de la cour et aux communautés concernées, pour écrire autrement l’histoire des conflits.

l’art et la poésie ont ici un rôle clair à jouer : en proposant des gestes qui leur sont propres pour effectuer des opérations ordinaires dans d’autres contextes, ils contribuent à étendre le répertoire des gestes et opérations du monde du droit. il n’est plus question de représentation, mais de mode d’action.

L’absence de majuscules est un choix des auteurs.


[1] 10 octobre 2011, transcript 319, p.2, lignes 4-5.

[2] Michael Lynch, « material play and artistic renderings—the production of essentially useless nanotechnology », in Philippe Sormani, Guelfo Carbone and Priska Gisler (eds.), Practicing art/science, experiments in an emerging field, Routledge, Londres, 2018.

[3] Charles Goodwin, « professional vision », American Anthropologist, n° 96/3, p.606-633, 1994.


Julien Seroussi a été analyste aux Chambres à la Cour pénale internationale, à La Haye.

Franck Leibovici fait le pari que les pratiques de l’art et de la poésie peuvent modifier nos manières de faire, tout autant que celles des sciences sociales et du droit offrent à l’art et à la poésie la possibilité non plus seulement de représenter les choses, mais d’agir en leur cœur même. En collaboration avec la CPI, ils élaborent ensemble des dispositifs matériels qui encapsulent des gestes issus de différentes disciplines pour faire faire aux juristes des gestes de vision et de description inattendus.

ce projet a bénéficié du soutien de la fondation de la maison des sciences de l’homme (fmsh) et de la fondation nina et daniel carasso (fndc).

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