Ethnologue et anthropologue, Mélanie Roustan a enquêté sur L’emprise des objets (titre de son livre publié en 2007). Elle se livre pour nous à une analyse approfondie de ces choses qui furent sacrées pour des raisons bien différentes de ce qui les définit chez nous, une fois entrées au musée. Le cas des têtes Māori du XVIIIe siècle, tatouées et momifiées, permet de saisir à quel point il est impossible de les prendre comme de simples objets. Rapatriées en Nouvelle-Zélande après une cérémonie, en janvier 2012, ces têtes ont finalement retrouvé leur fonction initiale en laissant derrière elles des traces durables qui nous obligent à la réflexion politique.
Laurence Bertrand Dorléac
Mélanie RoustanChoses du musée, ancêtres (re)venus du passé
Le cas des têtes Māori
Peut-on considérer des têtes tatouées momifiées māori datant du XVIIIe siècle comme des « choses » ? Comment, d’objets de musée conservés dans les collections nationales françaises, ces toi moko sont-ils (re)devenus restes ancestraux et rapatriés en Nouvelle-Zélande ? À travers le récit de cette restitution et de sa genèse, il s’agit de contribuer à la réflexion sur l’histoire des choses dans le cadre patrimonial, en dévoilant les mécanismes à l’œuvre dans cette transformation et en en soulignant les enjeux éthiques et politiques.
Dualité rituelle pour cérémonie officielle
Le lundi 23 janvier 2012 [1], jour de « cérémonie de remise officielle aux autorités néo-zélandaises des têtes māories » par la France [2], celles-ci sont définies par la force des actions dont elles font l’objet et la performativité des discours qui en font des sujets. Sur scène, dans l’amphithéâtre Claude Lévi-Strauss du musée du quai Branly, en présence de dignitaires des deux pays et des différentes communautés, un double rituel se tient, célébrant à la fois l’entente de rapatriement entre les nations françaises et néo-zélandaises, et les funérailles des dépouilles restituées (Gagné, 2012). L’émotion est forte et le recueillement de mise. Dans l’assistance, quelques centaines d’invités regardent les femmes māori chanter et pleurer, les aînés rendre hommage aux ancêtres, les ministres faire leur discours officiel mais aussi se conformer aux coutumes māori, par exemple en se frottant le nez pour se congratuler. Du point de vue de la salle, « une part des événements est restée pour moi, comme pour nombre de Français présents ce jour-là, énigmatique » ; même si nous avons saisi que « l’enjeu n’était plus de modifier le statut d’objets mais d’honorer des morts – et d’affirmer sur la scène internationale l’expression d’une communauté et de ses revendications » (Roustan, 2014 : 194).
Le musée du quai Branly s’est fait porte-voix de la cause autochtone māori, en participant à l’opération nationale de restitution, et surtout, en offrant un cadre à la réalisation de l’hommage public rendu aux ancêtres – même si cette mise en scène, au sens strict d’une théâtralisation, peut être lue comme une distanciation spectaculaire. De telles ambivalences se retrouvent dans l’accueil de l’exposition « Māori. Leurs trésors ont une âme » (Smith, 2011), en amont de la cérémonie, qui impliquait, pour le musée du quai Branly, une adhésion aux exigences curatoriales des équipes māori du Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa, comportant des soins rituels à apporter aux objets. Les professionnels parisiens rencontrés étaient touchés par cette dimension spirituelle et la forte convivialité des pratiques engagées, mais laissaient pour certains entrevoir une distance allant jusqu’au sentiment d’étrangeté ou à la perplexité (Gagné & Roustan, 2014).
Mouvements (d’objets) autochtones
Depuis quelques décennies, en écho à la crise d’autorité des musées occidentaux de collections extra-européennes (Marcus & Fischer, 1986 ; Clifford, 1988 ; Karp & Lavine, 1991), des minorités indigènes, aborigènes ou autochtones, que les représentations populaires et savantes tendaient à décrire comme des cultures à la fois inchangées et menacées, à sauvegarder, ont retourné l’injonction patrimoniale qui les visait et fait entendre leurs voix sur la scène internationale. Elles ont investi le terrain muséal et juridique pour faire reconnaître des droits culturels ou patrimoniaux sur des objets traditionnels, des dépouilles humaines dont leurs ascendants avaient été dépossédés, mais aussi sur des lieux signifiants (Battiste & Henderson, 2000 ; Peers & Brown, 2003 ; Bell & Napoleon, 2008 ; Tythacott & Arvanitis, 2014).
Aujourd’hui certains musées « décolonisés » s’attachent à accueillir une pluralité d’usages de leurs collections : par le biais de pratiques rituelles, des objets (re)deviennent des êtres animés et puissants, les corps morts des ancêtres vivants – du moins pour certains des acteurs en présence. Le musée Te Papa Tongarewa, à l’instar de la nation néo-zélandaise dans son ensemble, développe une politique de bi-culturalité explicite et pragmatique : il encourage la dualité des regards portés sur ses collections et la ritualisation des rapports aux choses [3] ; il organise un contrôle partagé des pouvoirs de décision en son sein, entre descendants des colons européens et des Māori ; il reconnaît et soutient les revendications autochtones sur certains biens culturels, en particulier quant au rapatriement des restes humains tels que les toi moko (McCarthy, 2007 ; 2011).
Une requalification des objets en sujets : au nom de quoi ?
Mais lorsque en 2012, les toi moko conservés jusque-là dans des établissements français ont rejoint le musée Te Papa Tongarewa, sous la responsabilité des équipes māori de l’institution nationale néo-zélandaise, ce n’est pas en réponse à une demande autochtone mais en vertu d’un principe universel. Une controverse puis une loi ont été nécessaires à ce mouvement de collections sans retour. Le projet de restitution a mis en tension le code du Patrimoine [4], qui affirme l’inaliénabilité des collections publiques, et la loi dite « de bioéthique » [5], qui instaure la non-patrimonialité du corps humain, vivant ou mort. Dans ce cas comme dans celui, antérieur de quelques années, de la remise à l’Afrique du Sud de la dépouille de Saartje Baartman, longtemps désignée « Vénus Hottentote » (Blanckaert, 2013), les principes à l’initiative du vote de la loi ad hoc se fondent sur l’extension de la notion de dignité humaine à la personne post-mortem.
L’universalité de la sacralité du corps mort est invoquée, et non le particularisme culturel d’une communauté et la reconnaissance de ses droits. Ainsi, bien que bénéficiant d’une forte mobilisation internationale, le concept autochtone, dans sa version transnationale aujourd’hui dominante (Bellier, 2006), ne s’est pas imposé en France. Les raisons peuvent en être historiques (le pays n’est pas une colonie de peuplement), géopolitiques (la problématique post-coloniale y est marquée par le silence et le thème de l’immigration) et philosophiques (la tradition des Lumières imprègne la République, sa foi en la raison et en l’individu, ses valeurs d’égalité et de laïcité) (Roustan, 2016).
Déplacements physiques et conceptuels
Les musées sont conçus pour extraire des choses matérielles de leur contexte – donc des réseaux d’actions et de significations dans lesquels elles sont intriquées – pour les conserver, les étudier et les transmettre en tant que patrimoine. Ils les déplacent en fait vers d’autres sphères, qui en renouvellent les usages et les représentations. La vie des objets de/au musée ne s’arrête pas à leur entrée dans l’institution, qui n’a de la stabilité que l’apparence. Les processus de repatrimonialisation internes à la sphère muséale en sont les témoins. Ces réappropriations montrent combien l’action sur les choses matérielles en redessinent les contours politiques, entre mémoire des peuples et histoire des nations. Elles participent des processus de subjectivation, qui transforment et façonnent individus et collectifs, par le rapprochement physique et symbolique des choses et des corps. Par ce réseau d’actions sur les actions des autres, les institutions muséales reconfigurent l’équilibre des forces et la circulation des pouvoirs, se constituant en dispositifs de négociation et de redistribution du pouvoir sur les objets matériels – et du pouvoir issu de ces objets.
En libérant l’accès à un certain nombres d’objets, pour des usages mémoriaux ou rituels, en en excluant d’autres des circuits d’échanges, les musées négocient leur place au sein du monde patrimonial transnational, au cœur des processus de reconnaissance et de légitimation culturelles. Ce constat invite à poursuivre l’exploration des zones de frottement entre différentes philosophies politiques du musée, dans le contexte post-colonial français : jusqu’où accueillir les revendications communautaires ? Que faire des demandes de restitution lorsqu’elles sont motivées par le caractère sacré des objets ? Comment concilier ouverture à la pluralité des usages du patrimoine et respect de la laïcité, égalité de tous et représentation de chacun ? Les logiques autochtones placent les institutions muséales face à leurs injonctions paradoxales, et instillent le doute quant à la nature des « choses » dont elles ont la charge.
Notes
[1] J’ai assisté à la cérémonie du 23 janvier 2012 dans le cadre d’une recherche collective, comparative et internationale menée avec Gaëlle Crenn (université de Lorraine), Lee Davidson (université Victoria de Wellington) et Natacha Gagné (université Laval à Québec). Cette recherche porte sur les effets, auprès des professionnels et auprès des visiteurs, de l’exposition itinérante E Tū Ake: Māori Standing Strong, conçue par le Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa, accueillie au musée du quai Branly, à Paris, en 2011-2012 et au musée de la Civilisation de Québec en 2013.
[2] Selon les termes du carton d’invitation.
[3] Lors d’un récent séjour à Wellington avec Natacha Gagné, pour présenter nos résultats de recherches et dialoguer avec les équipes māori du musée Te Papa, nous avons pu constater l’abondance et la diversité – presque la banalité – des pratiques rituelles ou religieuses au sein de l’institution néo-zélandaise. Chants et adresses traditionnels, dialogues avec les ancêtres, invitations à la purification mais aussi prières chrétiennes ponctuent le quotidien du musée, depuis les réserves abritant les collections jusqu’aux salles de réunion, en passant par les espaces d’exposition, qui incluent des points d’eau à usage cultuel. Un marae, espace traditionnel māori destiné aux cérémonies et aux rituels religieux, a été construit à l’intérieur même du musée, qui accueille ainsi en son sein un lieu consacré.
[4] Et plus précisément la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.
[5] Loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, modifiée en 2004.
Bibliographie
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Mélanie Roustan est maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle, membre de l’UMR208 Patrimoines locaux (IRD/MNHN) et enseignante au sein du Master de muséologie du Muséum. Ethnologue et anthropologue, ses recherches, centrées sur la culture matérielle (le rapport aux objets), explorent les dynamiques patrimoniales et scientifiques au musée, le point de vue des visiteurs sur les expositions et les liens entre musée et anthropologie. Elle a publié Sous l’emprise des objets ? Culture matérielle et autonomie (L’Harmattan, 2007), La Place des publics. De l’usage des études et recherches par les musées (avec Jacqueline Eidelman, La Documentation française, 2007) et Voyage au musée du quai Branly. Une anthropologie de la visite du Plateau des collections (avec Octave Debary, La Documentation française, 2012) ; Roustan Mélanie, « De l’adieu aux choses au retour des ancêtres. La remise par la France des têtes māori à la Nouvelle-Zélande », Socio-anthropologie, n°30, 2014, pp. 183-198.
Ses enquêtes actuelles portent sur l’histoire des collections ethnographiques, les questions éthiques et politiques liées au musée, et les parcs zoologiques.
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