Une œuvre d’art n’est active que si un certain nombre de conditions sont réunies, ce qui suppose la collaboration de nombreux acteurs dont le public n’est pas le moindre. Au prisme du concept d’activation artistique à l’œuvre dans les derniers écrits du philosophe analytique américain, Nelson Goodman, Alexis Anne-Braun envisage la question des pratiques réparatrices en art et les enjeux éthiques qu’elles soulèvent. Il invite aussi à se méfier d’une conception utilitaire de l’art qui voudrait qu’il soit prévisible dans son action sur nous.
Laurence Bertrand Dorléac et Thibault Boulvain
Alexis Anne-BraunRéparer les œuvres et réparer les gens. Activations et pratiques réparatrices.
Mettre l’œuvre au travail
Dans une conférence de 1992 donnée au Musée National d’Art Moderne, Nelson Goodman affirme qu’une œuvre d’art a besoin d’être « activée » pour fonctionner pleinement en tant que symbole. « Ce qu’une œuvre est, c’est ce qu’elle fait » – et parmi ce qu’elle fait, il faut bien sûr compter ce qu’elle nous fait. Or aucune œuvre n’est assurée de fonctionner pleinement en toutes circonstances et dans toutes les occasions. Pour ce faire, il faut que soient réunies certaines conditions – et cela indépendamment des ingrédients qui entrent dans la production ou l’exécution de l’œuvre. Ces conditions d’activation sont variables : l’éclairage, la disposition dans l’espace, le matériel pédagogique entourant l’œuvre, la conservation de son état d’origine, sa restauration éventuelle ou même sa mise en action affective par des artistes, des régisseurs de musée ou par des spectateurs. Mettre au travail un œuvre, suppose donc la collaboration de différents acteurs – publics compris.
Il est vrai que dans la nuit et exposée à la lumière blafarde des issues de secours, aucune œuvre de musée ne fonctionne correctement. En l’absence de public, cette situation n’a certes rien de catastrophique. Elle le devient, lorsque toute expérience esthétique est systématiquement entravée ou annulée parce que certaines conditions ne sont pas remplies : soit que les prescriptions des artistes ne soient pas respectées, soit qu’un accrochage particulier abîme le fonctionnement d’œuvres qui se juxtaposent, soit qu’une lumière trop vive empêche de voir l’œuvre ou se reflète incidemment sur la vitre de protection ou le vernis. Goodman reconnaissait ainsi dans une série d’articles que l’espace muséal est loin d’être optimal : curateurs et directeurs de musées doivent s’employer à vaincre d’une part la cécité du public, c’est-à-dire l’incapacité du public à prendre toute la mesure des œuvres (le pouvoir qu’elles ont de transformer notre vision du monde) et d’autre part les contraintes qui pèsent sur les institutions et qui ont à voir aussi avec l’état de leur finance, leurs tutelles politiques l’étroitesse de leurs murs et la nécessité bien sûr de protéger les œuvres du public.
Sans doute, ces idées paraitront banales à des personnes qui ont consacré leur vie à ces missions, mais ce constat a pour moi quelque chose de rafraichissant, rapporté à la littérature disponible et généralement mobilisé et commenté dans le champ de la philosophie analytique. Du reste, Nelson Goodman n’a pas eu le temps de tirer toutes les conséquences philosophiques de ce concept « d’activation artistique » : 1) conséquences pour sa propre théorie des symboles ; 2) conséquences pour son ontologie de l’œuvre de l’art ; 3) conséquences quant au rôle que le philosophe peut ou doit jouer dans le monde de l’art pour régler des conflits occasionnés par les demandes en provenance des œuvres.
Un vieux casse-tête de directeur de musée
L’un des problèmes restés en suspens concerne justement la résolution d’un dilemme relatif aux activités de conservation : Comment faire pour que les soins apportés aux œuvres ne se fassent pas au détriment des gens ? Vieux problème de la muséographie, ressuscité dans cette allocution du philosophe américain et qui se ramène en fait à la difficile équation : conserver l’œuvre dans son état d’origine ou la montrer au risque qu’elle ne s’abîme : « Car pour une œuvre d’art, comme pour un être humain, le paradoxe fondamental réside en ceci que vivre signifie mourir. Les exigences antagonistes d’activation et de conservation placent ceux qui sont responsables des œuvres dans un dilemme permanent ».
Il est vrai que certaines pratiques visant à « activer » les œuvres ont tendance à aller dans des directions opposées, voire à s’annuler : comme lorsque la protection d’un manuscrit ancien ou d’une peinture fragile oblige à les soustraire à la vue du public et donc au fond à les empêcher totalement de fonctionner ; ou lorsque l’exposition d’une d’œuvre la rend vulnérable aux caprices du public qui peut ne pas se reconnaitre dans les pensées qu’elle exprime, se servir d’elle pour mettre en avant d’autres formes de vulnérabilités et de susceptibilité, la prendre pour cible, la détruire.
Il y a une urgence particulière à régler certains de ces conflits, alors que des groupes d’activistes (Just Stop Oil, Ultima Generazione) prennent pour cible des œuvres d’art pour avertir le public sur les désastres climatiques à venir. Quelle que soit l’œuvre visée, ces actions ont pour objectif de souligner l’écart qui existe entre notre attitude à l’égard des arts et notre attitude à l’égard des gens et de la planète : rendant visibles l’ensemble des mesures prises pour protéger les œuvres (en les mettant sous vitre par ex.) – mesures que nous nous refusons de prendre vis-à-vis de la planète et des gens. « Qu’est-ce qui a le plus de valeur ? L’art ou la vie ? Est-ce que l’art a plus de valeur que la nourriture, que la justice ? Êtes-vous plus inquiets de la protection d’un tableau ou de la protection de la planète et des gens ? », a ainsi dénoncé une des deux jeunes femmes qui s’en prît aux Tournesols de Van Gogh à la National Gallery de Londres. Si l’on veut prendre position sur ces actions militantes, ce qui n’est pas facile, un minimum d’honnêteté intellectuelle nous oblige à reconnaitre que les œuvres visées sont sous vitre, et de ce fait, hors-de-danger. Toujours est-il, que cette forme d’activisme nous place dans une position inconfortable qui nous enferme dans les termes de l’alternative : « Ou bien sauver les œuvres ou bien sauver les gens ». N’aurions-nous pas plutôt intérêt à penser les choses en dehors de cette alternative ? Je me faisais ces réflexions en parcourant l’essai de Maggie Nelson, De la liberté. Quatre chants sur le soin et sur la contrainte.
La liberté versus le soin
L’essai de la poétesse et essayiste américaine tire sur la sonnette d’alarme : selon elle, on assisterait depuis quelques années, aux États-Unis, à un renversement de la figure du censeur. Tandis que la droite américaine la plus décomplexée revendique pour elle la liberté : de parler, de nuire, de polluer, du fun ; les artistes, les institutions, les activistes de gauche se sont mis à obéir « aux flics qui sont dans leurs têtes » – quitte à instrumentaliser l’art et sa fonction et à le mettre au service d’une politique du care généralisée. Il n’est pas étonnant que dans cette nouvelle configuration historique, une certaine sémantique de la liberté soit constamment opposée à une sémantique du soin : comme si l’on ne pouvait exercer sa liberté qu’en prenant le risque de laisser les autres ou la terre s’effondrer ou comme si prendre soin des autres devait nécessairement conduire à ne plus prendre soin de soi et de son art.
Les politiques du care ont certainement joué un rôle décisif dans les mouvements d’émancipation. Du reste, c’est aussi sous la forme d’une demande de réparation que l’on se rapporte aux injustices qui ont été commises par le passé. Pourtant, Maggie Nelson s’interroge sur les conséquences qu’il peut y avoir à enrôler l’art (et plus loin dans le texte la morale sexuelle) dans cette politique. C’est ainsi qu’il faut entendre son « beurk » inaugural – réagissant en 2016 à l’invitation d’un prestigieux musée à intervenir à une table ronde pour parler de l’esthétique du soin. Elle entreprend donc d’examiner dans le premier « chant » de l’essai ce que sous-tend le concept de liberté artistique et jusqu’à quel point il est justifié de lui opposer celui de la vulnérabilité des gens. Elle constate le succès d’une esthétique relationnelle qui entend répondre à l’appel d’un public meurtri (la crise climatique, la crise sanitaire, les violences faites aux femmes et aux minorités, les discours de haine parfois formulés dans des espaces de centralité du pouvoir et jusqu’à la maison blanche) – public qui demande donc à l’art qu’il le soigne, l’aide et le protège. Si elle reconnait la force d’une telle esthétique et la vérité d’une telle demande, si elle reconnait qu’il peut y avoir également de la radicalité dans un discours qui milite pour la gentillesse, le soin et la sollicitude, elle perçoit aussi la menace que cela fait peser sur les arts, qui ne peuvent pas et n’ont pas nécessairement à répondre à toutes les demandes de leur public.
Ce qui l’inquiète tout particulièrement est le glissement qui transforme le spectateur, de sujets de pratiques qui, dans un contexte approprié de réception ont un potentiel réparateur au sujet subalterne et vulnérable qui en appelle systématiquement au châtiment lorsque sa demande de sollicitude n’est pas prise en compte. Elle illustre ce propos en commentant les vives réactions suscitées par deux œuvres : Scaffold de Sam Durant et Open Casket de Dana Schultz. Ces deux œuvres sont à propos de violences commises par des personnes blanches à l’encontre de personnes non-blanches : le massacre de trente-huit Indiens Dakota en 1862 et l’assassinat en 1956 de l’adolescent noir Emmett Till. Dans les deux cas de figure, on a reproché à des artistes blancs de prendre pour sujet de leur art des violences commises à l’encontre de sujets subalternes. L’enjeu pour Maggie Nelson n’est bien sûr pas de minimiser la persistance des traumatismes engendrés par les violences racistes, ni d’affirmer qu’un artiste aurait la liberté absolue de faire quoi que ce soit, mais d’essayer de comprendre la réaction qu’elles ont suscité et qui ont à chaque fois conduit certains individus (qu’ils appartiennent ou non aux mondes de l’art) à exiger que des œuvres soient retirées et détruites et donc, pour le dire maintenant en termes goodmaniens, « désactivés ».
Maggie Nelson confronte par exemple ces revendications à une censure historiquement revendiquée par les pouvoirs conservateurs et qui ont pu conduire certaines personnes à s’en prendre physiquement à des œuvres parce qu’elles ne respectaient pas la figure de Dieu ou qu’elles véhiculaient des contenus moralement répréhensibles. Dans tous ces cas de tribunaux populaires, Maggie Nelson insiste sur le fait qu’une certaine censure voire une certaine violence puissent revêtir facilement des formes qui se retranchent derrière le concept de soin ou de protection des publics. Dans ce premier chant de l’essai, on voit donc Maggie Nelson préoccupée par le fait que l’on puisse opposer le concept de soin à celui de la liberté et la protection des publics et celles des œuvres sur fond d’une rhétorique où l’on sépare le bon grain de l’ivraie, ce qui réparateur et ce qui ne l’est pas.
Squatter les œuvres et réparer les gens
Est-ce possible de reformuler les réflexions menées par Maggie Nelson dans les coordonnées philosophiques offertes par le concept d’« activation » ? En particulier, est-ce que le concept goodmanien d’« activation » peut se maintenir en tenant compte aussi bien de la vulnérabilité et de la sensibilité des publics que de la fragilité des œuvres ? Et si c’est le cas, les réflexions de Maggie Nelson nous offrent-elles des pistes pour sortir du dilemme mentionné plus haut ? Évidemment, la première chose à dire, c’est que ce rapprochement n’est pas aisé à faire. Et ce pour plusieurs raisons : 1) la cécité délibérée de la philosophie de Goodman à l’histoire et à la sociologie de l’art ainsi qu’aux problèmes éthiques suscités par les œuvres d’art et leur réception ; 2) l’absence d’intérêt de Goodman pour la vie intérieure de l’artiste et de la pratique de son art (qui est justement au cœur de la réflexion de Maggie Nelson) au profit d’une approche cognitive centrée sur le spectateur ; 3) une rhétorique de la détermination et de l’identité (voire de l’essence), qui est le propre du style analytique en philosophie, opposée à une rhétorique de l’ouverture et de l’indétermination qui sont « les chevaux de bataille » de Maggie Nelson.
Plutôt que de chercher à combler ou à creuser la distance entre les publics et les œuvres, Maggie Nelson insiste sur le fait qu’une œuvre peut être réparatrice pour un public auquel elle n’est pas destinée. Il n’est donc pas toujours possible (ni même souhaitable) d’anticiper de quelles façons une œuvre sera signifiante pour d’autres générations et des publics imprévisibles. A mon sens, c’est une débouchée elle-même imprévisible du concept d’« activation ». Une pratique réparatrice consiste en ceci que les gens puissent trouver du soutien de façon mystérieuse, inventive et imprévisible dans des œuvres dont ce n’était pas nécessairement la fonction au départ. D’où le danger à écarter des œuvres qui ne sont pas immédiatement vécues comme « saine », «relationnelle » ou « consolatrices ».
Maggie Nelson emprunte à José Esteban Muñoz le concept de « dés-identification ». C’est un usage possible de l’idée de pratique réparatrice appliquée à la littérature. Lorsqu’on appartient à un lectorat minoritaire, dés-identifier consiste à squatter la sphère publique majoritaire (les grands romans de la littérature mondiale, les produits de consommation) en transformant ses œuvres à son propre bénéfice et pour sa propre jouissance. Cela peut consister à lire un grand classique de la littérature romantique sous l’angle d’un homo-érotisme latent, en effectuant les transformations de pronoms nécessaires. Du reste, nous le faisons tous en écoutant des chansons d’amour qui ne nous sont pas destinées.
Nous pourrions maintenant imaginer que le concept d’« activation » tienne compte de cette possibilité que des œuvres soient travaillées à rebours des intentions des artistes et de ceux qui les exposent. Cela voudrait dire qu’une partie du fonctionnement d’une œuvre d’art est imprévisible, qu’il est soumis à des variations historiques et contextuelles et qu’il est donc inutile de déterminer à l’avance les conditions requises pour un fonctionnement optimal de l’œuvre. Certes le dilemme « protéger les gens ou protéger les œuvres » n’est pas résolu dans tous les cas où il peut se poser, mais si l’on reconnait que l’art n’a pas « à protéger les gens » et encore moins à les sauver, et si l’on reconnait que nous ne pouvons pas non plus anticiper de quelles manières vont se produire ces sauvetages, alors une partie du problème est malgré tout levé. Finalement, nous pourrions dire qu’une œuvre est pleinement activée lorsqu’elle donne lieu à une pratique qui est réparatrice pour son public, bien que cela ne soit jamais tout à fait prévisible et partionnable (pour reprendre ici un terme à forte connotation goodmanienne). Au risque de squatter la sphère de la philosophie des symboles de Nelson Goodman, on pourrait dire que la possibilité imprévisible qu’une œuvre se mette à nous parler et à nous poindre pourrait être compté au nombre des symptômes de l’esthétique.
Bibliographie
Nelson Goodman, « L’art en action » in Esthétique contemporaine, Paris, Vrin, 2005.
José Esteban Muñoz, Cruiser l’utopie – L’après et l’ailleurs de l’advenir Queer, Les presses du Réel, 2021.
Maggie Nelson, De la liberté. Quatre chants sur le soin et la contrainte, Paris, éditions du Sous-Sol, 2021.
Alexis Anne-Braun est, depuis septembre 2022, maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’ENS-Ulm. Il mène par ailleurs des activités de commissariat d’exposition et de performances.