n°130 | Pour un art socialisé | Ghislain Mollet-Viéville

Dans la lignée de Dada et de Marcel Duchamp, un certain nombre d’artistes ont lié l’art et la vie au point d’imaginer de se passer de l’objet sacralisé dans le cadre classique du marché de l’art. Particulièrement actifs dans les années 1960, alors que le statut de l’auteur était de tous côtés remis en cause, ces artistes ont adopté des positions critiques et analytiques qui les amenèrent  à conjuguer leur pensée et leur action au pluriel en donnant une place à ceux ou à celles qui collectionnent, vendent ou mettent en scène des œuvres d’art. Ghislain Mollet-Viéville fait partie de ces adeptes qui travaillent à promouvoir et à vendre cet art dont les manifestations comportent une dimension utopique, poétique et humoristique.

Laurence Bertrand Dorléac et Thibault Boulvain

Les contours sociaux de l'art sont-ils devenus l'art lui-même ?

Ghislain Mollet-Viéville

Fig. 1 : Porte-bouteilles, réplique, vers 1921, collection Hopi Lebel.

Figure. 1 : Porte-bouteilles, réplique, vers 1921, collection Hopi Lebel.

Une alternative à l’art des beaux-objets

À la suite du readymade de Marcel Duchamp, beaucoup d’artistes se sont détournés progressivement des préoccupations rattachées à l’esthétique traditionnelle du tableau et de la sculpture pour relativiser les conventions artistiques imposées par le marché de l’art. Ils nous en proposent – sans être péremptoire – des alternatives en adoptant une position analytique et critique qui prend de plus en plus en compte le collectionneur ou le commissaire d’expositions à qui sont laissées des initiatives pour la présentation de leurs œuvres.

Ces artistes reconsidèrent le statut de ces dernières en y rattachant des concepts, des protocoles, une invitation à des réflexions qui relèguent au second plan la production d’objets d’art sur lesquels il ne serait pas possible d’intervenir au cours du temps.

Lawrence Weiner

Ainsi avec ses « Statements », Lawrence Weiner place le/la collectionneur(euse) à son niveau puisque c’est lui/elle qui peut prendre en charge les présentations successives de ses œuvres sans qu’aucune limite ne lui soit imposée pour leurs interprétations.

Fig. 2 : Lawrence Weiner : Statement n° 2037, 1971 (photo de GMV libre de droit)

Figure. 2 : Lawrence Weiner : Statement n° 2037, 1971 (photo de GMV libre de droit)

À titre d’exemple, en 1988, j’ai pris en charge la présentation de l’œuvre IN AND OUT – OUT AND IN – AND IN AND OUT – AND OUT AND IN. Pour cela, j’ai choisi dans un premier temps, de l’exposer sur la vitre de ma fenêtre parce qu’elle représentait pour moi la frontière idéale entre l’intérieur (IN) et l’extérieur (OUT) de mon bureau.

Je l’ai ensuite montrée selon une modalité totalement différente, au magasin Picard Surgelés. C’était à l’occasion d’un vernissage commun en 1988.

Entre deux galeries, les visiteurs rentraient dans ce supermarché pour voir l’œuvre qui était annoncée dans le programme des expositions. Mais ne remarquant rien, ils en ressortaient pour voir si quelque chose était présenté sur la vitrine ou sur la façade de l’immeuble. Il n’y avait rien non plus. Ils rentraient donc à nouveau dans le magasin pour l’inspecter plus sérieusement. Mais rien d’artistique n’y apparaissant véritablement, les visiteurs en ressortaient à nouveau et c’est à ce moment là qu’on leur annonçait que l’œuvre présentée ne se révélait en fait que dans leurs seules allées et venues à l’intérieur (IN) et à l’extérieur (OUT) du magasin. Ils y avaient vainement recherché le produit tangible que leur procure généralement le marché de l’art alors que je leur proposais une exposition totalement immatérielle.

Dans cet état d’esprit, de nombreux artistes choisissent de nous associer à leurs créations, en nous donnant la parole pour dynamiser un art qui s’élargit aux dimensions de la vie. C’est un art qui est à vivre plutôt qu’à contempler dans une attitude qui serait un peu trop passive.

Fig. 3 : Place Stanislas à Nancy, 2014. Photo libre de droit de Clément Martin)

Fig. 3 : Place Stanislas à Nancy, 2014. Photo libre de droit de Clément Martin)

L’art comme lubrifiant social

Avec cette approche, les artistes Laurent Boijeot, Sébastien Renauld et Nicolas Turon ont choisi de mettre la cohésion sociale au centre de leurs œuvres participatives. C’était à l’occasion d’une demande de la mairie de Nancy qui les avait sollicités pour intervenir autour de la question de savoir « comment consulter l’habitant de la ville de la manière la plus directe possible, comment le concerner en tant que citoyen ».  Leur réponse consista à installer et à déplacer pendant huit jours, sur un parcours de 7 kilomètres, des tables, des chaises et des lits très rudimentaires qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes et mis à la disposition de tous dans les rues (y compris pour le maire qui s’est lui-même impliqué en y dormant deux nuits avec des nancéien(ne)s irrésistiblement attiré(e)s par cet événement altruiste).

Cet habitat à ciel ouvert laissait libre cours à la circulation des idées et aux dialogues spontanés dont la ville était le fil conducteur. Une façon pour ces artistes d’opérer une traversée ludique à travers la cité, obligeant à une disponibilité qui faisait prendre conscience du caractère humain qui réside en chacun de nous. Avec pour principal but de ré-enchanter la ville dans le cadre d’un art qui fonctionnait comme un lubrifiant social.

Fig.4 : Jean-Baptiste Farkas, IKHÉA©SERVICES, au Grand Palais en 2009.(photo libre de droit de Sylvie Chan Liat).

Figure 4 : Jean-Baptiste Farkas, IKHÉA©SERVICES, au Grand Palais en 2009.(photo libre de droit de Sylvie Chan Liat).

IKHÉA©SERVICES et les modes d’emploi de l’art.

De son côté, Jean-Baptiste Farkas avec son entreprise IKHÉA©SERVICES, nous offre des « services » à titre d’œuvres qui ne sont pas des objets d’art mais des propositions ayant pour point de départ des directives, des protocoles, des modes d’emploi qui nous invitent à agir de façon décalée au sein de notre société. Il nous fait ainsi expérimenter des situations déstabilisantes dont le but est de nous amener à sortir de notre zone de confort et à en tirer des réflexions en porte à faux.

Il s’agit, entre autres, de proposer à des amateurs d’art contemporain, de retirer de leur collection toutes les œuvres enfermées dans un beau cadre mouluré, toutes les photos et les dessins entouré(e)s d’une jolie marie-louise dorée, toutes les petites sculptures surélevées avec arrogance par des socles qui les glorifient sans raison. Bref, il est proposé aux collectionneurs de se séparer de toutes les œuvres qui se satisfont encore beaucoup trop des ces enjolivements qui n’ont rien à voir avec l’art dans ce qu’il a d’essentiel.

IKHÉA©SERVICES aime susciter des anomalies dans l’univers normé de nos existences. Ce sont donc à de véritables gageures auxquelles nous sommes invités afin d’expérimenter des situations dont les issues souvent imprévisibles, sont toujours riches d’enseignements. Il sera ainsi question de tester les risques que l’on prend à « mentir à ses dépens et aux dépens des autres » (autre mode d’emploi de Jean-Baptiste Farkas).  Pour le mettre en pratique, Michèle Didier a fait un gros mensonge en annonçant à tout le monde, qu’elle m’avait vendu sa galerie en 2016. C’était au moment de la foire internationale d’art contemporain (FIAC) et c’était une façon d’intriguer et de faire réagir le milieu de l’art.

À la suite du buzz que cela a provoqué, Jacques Salomon s’est porté acquéreur de cette « œuvre » et il lui fut remis un contrat de cession attestant de sa propriété. Rien d’autre ne lui était fourni : seule une situation déjà vécue et à rejouer rentrait ainsi dans sa collection d’art.

Partant de ce point de vue, comment faut-il considérer les œuvres qui peuvent être largement déployées dans le milieu de l’art mais également prises en charge par tout un chacun dans son quotidien ? À quelles règles particulières obéissent-elles lorsque des liens tout à fait inédits et réciproques unissent les artistes et leurs interlocuteurs dans l’aventure d’un art se développant dans des rapports sociaux ?

Expérimenter l’œuvre d’art en tant qu’activité

Force est de constater que les activations multiples des œuvres au cours du temps, la légitimité du commanditaire, la place de l’auteur et de la signature dans de tels dispositifs ainsi que la redistribution des rôles, donnent naissance à des réflexions qui accordent à l’expérimentation et à l’échange, la primauté sur le principe de la possession exclusive d’un objet d’art qui serait accroché comme un trophée au mur.

Les œuvres de ces artistes correspondent en effet à la première définition qu’en donne le dictionnaire : une œuvre comme activité, travail. « être à l’œuvre » ne signifie pas forcément produire un bel objet. Cela peut très bien correspondre à la recherche d’une redéfinition d’œuvres qui s’associent à des processus donnant à réfléchir sur les caractères qui leurs sont intrinsèques mais aussi sur les données qui nous amènent à nous percevoir nous-mêmes en tant qu’interprète/auteur participant à une confrontation de l’art avec nos modes de vie. Le but étant que les œuvres soient renouvelées et vécues sous un nouveau jour à chacune de leur prise charge.

Fig. 5 Olivier Blanckart, Centre Pompidou, 1995. (Photo libre de droit : Olivier Blanckart)

Fig. 5 Olivier Blanckart, Centre Pompidou, 1995. (Photo libre de droit : Olivier Blanckart)

L’art, un fait de société majeur

Les contours sociaux de l’art, son articulation à des données fluctuantes, conduisent alors à l’apparition d’œuvres qui sont inséparables de nos faits de société, tout en questionnant les conditions de leur appropriation et de leur exposition.

C’est ainsi qu’en 1995, la galerie des urgences de l’artiste Olivier Blanckart a fait apposer un énorme calicot sur la façade du Centre Pompidou : « L’art contre le sida ne sert à rien : mettez des capotes ! ». Cette injonction percutante venait en réaction au milieu de l’art qui se contentait sommairement d’organiser des manifestations pour apporter de l’argent aux organismes luttant contre le sida.

Au delà de son propos sur la prévention de la maladie, cette action nous incitait à nous mobiliser pour des justes causes. Et dans sa suite logique, nous faisait constater qu’en art, nous assistions au passage de l’esthétique des objets d’art à une éthique qui en prenait le relai avec un art socialisé.

Cette éthique vient à la suite d’une réflexion portant sur le fondement de pratiques artistiques qui sont affirmées en dehors des règles dictées de façon autoritaire, par l’actuel marché de l’art.

S’impose alors une nouvelle économie qui est ajustée à l’art en relation avec son contexte sociétal : ce n’est pas l’œuvre qui – désormais – compte seule, c’est aussi ce qu’elle va générer en chacun de nous.

Le capitalisme cognitif versus le capitalisme traditionnel

Ce postulat est à explorer sur le modèle du capitalisme cognitif qui s’oppose au capitalisme traditionnel. Ce dernier s’attache à surproduire des biens matériels pour permettre une spéculation financière exponentielle, sans trop se préoccuper du bien être des travailleurs ; alors que le capitalisme cognitif propose que l’on s’enrichisse avec des pensées et des réflexions que l’on peut mutualiser en impliquant tout le monde. Autrement dit, à l’inverse du capitalisme traditionnel, le capitalisme cognitif concerne une économie où les savoirs peuvent constituer des droits de propriété à répartir en toute liberté.

En effet, au sein de notre système économique, le matériel ne disparait pas complètement, mais il est dorénavant dominé par l’immatériel. Cette mutation vers une économie qui privilégie les facultés créatrices que nous avons en chacun de nous, entraine de nouveaux rapports basés sur une juste répartition des droits et conduit à effacer les contradictions éthiques et culturelles vécues au sein de la collectivité.

En art, la créativité ne peut plus reposer uniquement sur les biens matériels qui sont accumulés outre mesure, mais plutôt sur la production de connaissances en tant que capital intangible qui augmente sa valeur en se socialisant.

Le capitalisme cognitif nous oriente ainsi vers une économie de l’immatériel qui se consacre à un art débarrassé de tout superflu matérialiste.

Devant cet état de fait : moins nous nous adonnons à la propriété privée de l’art, plus nous serons capables de partager. Car ce qui est important c’est ce qui se passe entre les êtres, c’est -à-dire l’interaction de la collectivité avec ses dispositifs de passage et de rencontres.

Lorsqu’un artiste a l’idée d’une œuvre avec protocole, il ne la perd pas en la communiquant ou en la donnant à d’autres : bien au contraire, il la renforce et l’enrichit à partir du moment où elle est transmise, commentée et mise en pratique avec des escapades qui deviennent tout un art de vivre.


Bibliographie

Lucy Lippard, Six Years : the dematerialization of the art object, Praeger Publishers, New York, 1973.

Ghislain Mollet-Viéville, L’art minimal & conceptuel, by Edition d’Art Albert Skira S.A. Genève, 1995.

Alexandre Gurita, Paul ArdenneBDP, le catalogue, éditions Biennale de Paris, 2004.

Alexandre Gurita, Stephen Wright,   XV, le catalogue, éditions Biennale de Paris, 2007.

Lawrence Wiener, Pratiques. Réflexions sur l’art N°19, « Lawrence Weiner, « Collection Public Freehold  » », 2008, Presses Universitaires de Rennes.

Laurent Le Bon, John Armleder, Mathieu Copeland, Gustav Metzger, Mai-Thu Perret, Clive Phillpot,  VIDES une rétrospective, catalogue de l’exposition, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2009.

Ouvrage collectif, « La disparition de l’œuvre », nouvelle Revue d’esthétique, puf, N°8, 2011.

Judith Ickowicz,  Le Droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, les presses du réel, 2013.

Michel Collet, André Éric Létourneau, Art. Performance, manœuvre, coefficients de visibilité, les presses du réel, 2019

Jean-Baptiste Farkas,  Des modes d’emploi et des passages à l’acte – IKHÉA©SERVICES, Glitch, Riot éditions, 2020. Téléchargeable gratuitement : https://riot-editions.fr/ouvrage/dmd-dpal/


Ghislain Mollet-Viéville est agent d’art, expert honoraire près la Cour d’appel de Paris, membre de l’Association Internationale des critiques d’Art, spécialiste de l’art minimal & conceptuel et de ses développements du côté d’un art socialisé tendant vers l’immatériel. Il donne de nombreuses conférences au sein de l’École Nationale d’Art : http://www.enda.fr/presentation/ et écrit principalement dans la Revue de Paris :  http://www.revuedeparis.fr/l-art-non-artistique/

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