À travers la biographie de Chim, Carole Naggar pose le problème du photojournalisme de guerre, de ses modalités et de ses motivations. Bouleversé par la guerre dès sa jeunesse à Varsovie, Chim traverse tous les grands conflits depuis la Guerre d’Espagne en témoin engagé qui cherche à toucher les regardeurs au plus profond. Cofondateur de l’agence Magnum après la Seconde Guerre mondiale, il continuera d’incarner cet héroïsme photographique né en Espagne avant de mourir sur le front de la guerre des Six jours en circulant d’un camp à l’autre à la recherche des justes images de l’indicible Guerre.
Laurence Bertrand Dorléac
Carole NaggarChim, un correspondant de paix mort à la guerre
1911-1956
Si Chim a photographié les guerres, de la guerre d’Espagne à la Seconde Guerre Mondiale et au conflit de Suez, il n’a pourtant jamais été un photographe de guerre et a toujours pris parti pour les plus faibles. Il s’est surtout intéressé aux effets des conflits sur les populations civiles et sur les enfants, les premières victimes de toute guerre.
Les débuts de Dawid Szymin dans une famille d’intellectuels juifs de Varsovie sont paisibles mais bientôt sa vie est marquée par la guerre : le 1er août 1914, Varsovie est bombardée. La famille déménage à Minsk, en Ukraine, où la situation politique devient rapidement instable et, en 1916, ils s’enfuient à nouveau pour s’établir à Odessa. En 1918, quand la Pologne accède à l’indépendance, ils reviennent à Varsovie.
Dawid fait ses études à Leipzig, à l’Académie des Arts Graphiques et du Livre, puis à la Sorbonne et, à partir de 1932, il devient photojournaliste et prend le nom de ‘Chim’.
Le travail fait par Chim dès 1934 pour Regards, un hebdomadaire de gauche qui lance le photojournalisme dans les années de l’avant-guerre, a coïncidé avec une période de grèves, de manifestations et de rassemblements politiques souvent violents. C’est durant ses deux premières années au magazine que Chim fait vraiment son apprentissage de photojournaliste. Les luttes sociales lui donnent l’occasion de se montrer un chroniqueur attentif et militant. Il cherche non seulement à donner un compte-rendu des faits mais aussi à construire des histoires en profondeur et à provoquer des réactions passionnées chez le lecteur.
En juin 1936, Chim devient envoyé spécial de Regards et se rend en Espagne avec Robert Capa et Gerda Taro. Durant les trois années de guerre, Chim réalisera plus de vingt-cinq reportages pour cette revue. La guerre d’Espagne déclenche une solidarité internationale : plus de 40 000 volontaires du monde entier rejoindront les Brigades Internationales, risquant leur vie pour la cause de la République espagnole.
Chim voyage sur tout le territoire espagnol. Parmi ses photos les plus célèbres du conflit, on retient celles de l’occupation des terres par les paysans d’Estrémadure et de la messe de campagne à Euskadi, sur le front basque, ainsi que les portraits des dinamiteros asturiens. Il photographie aussi des écrivains et artistes comme Rafael Alberti, José Bergamín, Federico García Lorca et Pablo Picasso, et de grandes figures politiques : ainsi Winston Churchill, le Général Adenauer, Dolores Ibárruri, la Pasionaria. Contrairement à Capa et Taro, Chim fait rarement des photos de combat, préférant un mode de travail plus réflexif et descriptif.
Mais, début 1939, Franco remporte la victoire. En février, Chim se trouve au col du Perthus où des files interminables de réfugiés, enroulés dans des couvertures, remettent leurs armes aux gendarmes français. Ils seront près de 500 000 à franchir ainsi les Pyrénées, participant ainsi au plus grand exode du siècle. Pour Chim comme pour eux, le rêve d’une Espagne libre prend fin. Le 23 mai, il s’embarque pour le Mexique à bord du S.S. Sinaia avec 1 600 réfugiés et photographie la vie à bord : ce reportage mélancolique, publié entre autres dans Life et Illustrated London News, est son dernier sur cette guerre..
Lorsque la Seconde guerre mondiale éclate, Chim, alors au Mexique, décide de passer aux Etats-Unis pour ne pas mettre sa famille en danger et s’installe à New York où il rejoint le laboratoire Leco. Plus tard, pendant le conflit, Chim travaille comme interprète photographique, au camp de Medmenham, près de Londres, et contribue à préparer le Débarquement de Normandie. En 1945, il apprend la mort de ses parents et de toute sa famille, victimes des Nazis.
En 1947, Chim cofonde l’agence Magnum Photos avec Capa, Cartier-Bresson et Rodger. Durant le reportage « We Went Back » qu’il réalise pour le magazine This Week sur les hauts-lieux de la guerre et du débarquement, Chim se rend en Allemagne. C’est là qu’il réalise ses meilleures images. Dans le portrait qu’il trace des civils allemands écrasés par la guerre, son absence de préjugés est remarquable. Il souligne le courage des populations qui essaient de se refaire une vie : des travailleurs déblaient le gravier dans les ruines de Berlin, des femmes cultivent de petits jardins potagers encerclés par des ruines de maisons et de magasins, un enfant est endormi dans son landau devant les murs détruits d’Essen. Dans une magnifique photo prise à Berlin devant la Porte de Brandebourg, couronnée par son quadrige à demi détruit, un homme accompagné de son jeune fils s’est arrêté. Il tire un petit chariot avec un bébé. L’ombre de Chim se projette sur le sol devant eux.
Au camp de concentration de Dachau, ses photos des fours de brique et des procès de Buchenwald se révèlent, pour une fois, dépourvues de toute empathie. Distanciées, elles dressent un constat glacial. Chim n’a pas manqué de remarquer un écriteau d’une ironie terrible : « Ici la propreté est un devoir. N’oubliez donc pas de vous laver les mains ».
Au printemps 1948, Chim reçoit une commande de l’UNICEF : photographier les conditions de vie des enfants d’Europe. Ils sont treize millions à avoir été touchés par la guerre. Orphelin lui-même, Chim se projette dans ces enfants sans enfance qui reflètent ses sentiments de deuil, de perte et d’abandon. Cela explique le lien de sympathie visible dans les portraits et c’est sans doute une des raisons qui donnent à ces photos leur qualité lancinante et tendre.
Orphelins, sans-abris, ces enfants ont passé leurs premières années dans des refuges souterrains, des rues bombardées, des ghettos incendiés, des trains de réfugiés ou des camps de concentration. Pour survivre, ils n’ont eu d’autre choix que le vol, le marché noir, la revente de cigarettes et de métal d’obus, ou la prostitution. Ils sont à l’évidence des survivants : des enfants grecs réfugiés après la Guerre Civile ; des adolescents hongrois dans des centres de détention ; dans un camp de réfugiés à Vienne, une petite fille avec sa main crispée sur un quignon; l’enfant d’un orphelinat romain, aveugle et sans bras, qui lit avec ses lèvres; la jeune fille de Naples, victime d’un viol, avec son regard hanté et, bien sûr, l’inoubliable Terezka : quand son professeur lui demande de dessiner sa maison, elle ne peut produire qu’un tourbillon de lignes enchevêtrées, frénétiques.
Mais Chim a photographié aussi quelques scènes d’espoir : des enfants au travail dans une imprimerie, les garçons de la « Ville des Enfants », près de Budapest, entièrement gérée par des jeunes, et une petite fille italienne qui rit, le visage penché vers son cheval.
Pendant plus de trois mois, ce reportage l’a mené dans cinq pays : Autriche, Grèce, Hongrie, Italie et Pologne. Avec un total de 257 films, au Rollei et au Leica, il est allé bien au-delà de la simple commande pour tracer un portrait en profondeur d’enfants qui grandissent dans les ruines du monde de leurs parents.
Après ce reportage, Chim évite le territoire de l’Europe de l’Est et, basé en Italie, travaille à des sujets sociaux comme l’illettrisme et les festivals religieux ainsi qu’à des portraits d’artistes et d’acteurs de Cinecittà.
En juillet 1956, le président égyptien Nasser déclare la nationalisation du Canal de Suez. Le 14 octobre il annonce son intention d’attaquer Israël et, le 29, Israël contre-attaque avec l’aide de la Grande-Bretagne et de la France. Chim, qui n’avait plus travaillé depuis 1939 comme correspondant de guerre se trouve en Grèce et, ignorant l’avis de ses collègues, décide de couvrir le conflit.
La victoire alliée est proche quand le général Stockwell, chef des Forces Armées Britanniques, reçoit sous la pression d’Eisenhower l’ordre de cessez-le-feu. Port-Saïd est en ruines, plusieurs milliers de blessés s’entassent dans les hôpitaux et la population affamée pille les magasins. Les lignes électriques sont coupées et les eaux des égouts se déversent dans les ruines. Chim, pourtant amoureux d’Israël, choisit de prendre le parti des civils égyptiens. Il fait équipe avec le journaliste de Paris Match Jean Roy, un photojournaliste baroudeur et preneur de risques. Il photographie les scènes de désolation : maisons écroulées, familles fouillant les ruines pour quelques possessions, piles de corps dans les rues, foule attaquant un dépôt de farine… Au milieu du chaos, il se montre parfaitement calme et, selon plusieurs témoins, prend d’énormes risques et se conduit comme s’il était invulnérable.
Le 9 novembre, au soir, Jean Roy est prévenu par un informateur d’un échange de prisonniers qui doit avoir lieu à El Kantara. Le lendemain Chim et Roy prennent la route en Jeep pour couvrir l’événement. Roulant à vive allure vers les lignes égyptiennes, ils ne s’arrêtent pas lors d’un tir de sommation et sont abattus par plusieurs rafales de mitraillettes ; leur Jeep zigzague et bascule dans le canal d’eau douce qui borde la piste. Chim et Roy meurent ainsi d’une mort absurde, trois jours après le cessez-le-feu.
« Je veux être au cœur de l’action » avait écrit Chim dans sa dernière lettre à Magnum. Ce désir d’appartenance venait d’un homme peut-être las de la distance qu’il ressentait entre le monde et lui, celle de la subtilité, de l’ambiguïté, de l’ironie et de la sagesse pour lesquelles il était connu, mais qu’il avait à la fin désiré abandonner pour l’action.
Bibliographie
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