Les historiens de l’art s’attellent au chantier du passé colonial italien. Alors que les sources visuelles demeurent rares, soit qu’elles aient été détruites, soit qu’elles soient recouvertes ou volontairement omises.
Laura Iamurri ouvre quelques voies de recherche possibles et rappelle que les expéditions coloniales ont été documentées : les œuvres ont été présentées dans la presse illustrée ou dans les lieux publics, dans les grandes expositions fascistes, à la Biennale de Venise des années 1930 ou à la Triennale de Milan, en 1936. Les stéréotypes coloniaux y sont expérimentés : héros blancs conquérants et danses sauvages noires.
Laurence Bertrand Dorléac
Laura IamurriAutour de l'Ethiopie.
Images et rhétoriques d'une guerre coloniale
Une histoire à écrire
Le passé colonial italien demeure un champ à explorer. Si les anthropologues et les historiens ont beaucoup travaillé la-dessus, du point de vue de l’histoire de l’art on peut dire que presque tout est à faire. Les œuvres connues sont plutôt rares, couvertes ou détruites après la guerre, enfoncées dans des collections publiques et privées qui n’ont pas eu intérêt à les montrer. Faute d’œuvres, l’historiographie artistique est à l’impasse, et le sujet demeure ignoré autant en Italie que dans les grandes expositions internationales, y compris la dernière consacrée par le Guggenheim Museum de New York au futurisme (Italian Futurism, 1909-1944. Reconstructing the universe, ed. by Vivien Greene). Dans les lignes qui suivent, je me limiterai à indiquer quelques directions possibles pour une recherche à l’état fragmentaire.
La célébration visuelle de l’aventure africaine est inscrite dans la politique artistique du régime fasciste, d’autant que c’est en Italie que les expositions coloniales sont devenues expositions d’art colonial (Rome, 1931 ; Naples, 1934)1. La recherche présente néanmoins des difficultés, liées sans doute à l’embarras à l’égard de l’histoire de l’Italie en tant que pays colonisateur, et accrues par la fermeture de l’ISIAO, Institut Italien pour l’Afrique et l’Orient, avec son archive et sa bibliothèque2. Il existe, heureusement, un catalogue des peintures, sculptures, dessins et gravures déjà attribuées à l’ISIAO et aujourd’hui conservées dans les réserves de la Galleria Nazionale d’Arte Moderna. Les reproductions en noir et blanc montrent le répertoire typique des expéditions coloniales, et bien que les artistes sont souvent peu connus, certains d’entre eux ont présenté leurs œuvres aux expositions à Rome ou même, dans la seconde moitié des années Trente, à la Biennale de Venise dans une atmosphère de célébration impériale.
Si ce corpus attend une étude exhaustive, les traces que la guerre d’Éthiopie a laissé dans l’œuvre d’Arturo Martini sont en revanche notoires. On connait, sous le titre de Hercule, un fragment à mettre en relation avec un groupe perdu, exposé à la Triennale de Milan en 1936 comme An XIV. Le lion de Juda. De ce qu’on voit dans les photographies d’époque (fig. 1), l’interprétation de la victoire de l’armée fasciste (Hercule) contre les éthiopiens (le lion) est condensée dans une sorte d’allégorie athlétique, une scène de danse quelque peu hypnotique, où le corps d’Hercule est montré moins dans sa force brutale que dans son harmonie géométrique. La composition héraldique et le langage archaïque révèlent une stratégie d’éloignement de la réalité barbare de la guerre coloniale.
La seconde sculpture est plus connue. Le Tito Minniti, mentionné dans les catalogues des années Trente avec le titre Héros d’Afrique, fait référence à un épisode de la guerre où la victime est un jeune pilote d’aviation italien. La presse italienne réagit avec indignation, et Martini traduisit l’émotion suscitée par les chroniques dans une figure allongée, les mutilations couvertes d’un drap, la tête dans une espèce de panier en tissu suspendu au bras : le geste du martyre, qui évoque en quelque mesure la crucifixion, et la célébration du héros sont monumentales et riches en réminiscences classiques. Bien que l’œuvre de Martini ait fait l’objet de nombreuses études, ces sculptures consacrées à la conquête de l’Éthiopie n’ont pas suscité des réflexions spécifiques. De sa part, le sculpteur ne nous a pas laissé des commentaires, on connait seulement ses préoccupations économiques pour le conséquences de la guerre coloniale3 ; il est d’autant plus étonnant qu’il ait réalisé le Tito Minniti de son initiative, sans commanditaires, ce qui n’est pas banal pour un bronze de ces dimensions.
Au niveau public, depuis la fin des années Vingt il existait à Rome un lieu député à la célébration de la guerre, et de ses conséquences : la Casa Madre dei mutilati e invalidi di guerra. Dans la cour de l’annexe réalisé aux années Trente, Giuseppe Antonio Santagata et Cipriano Efisio Oppo peignirent en 1936-38 des fresques ayant pour sujet conflits et batailles gagnées par l’Italie depuis la première guerre mondiale. Cet annexe est aujourd’hui le siège de la Cour d’Appel, et l’accès est normalement interdit au public. Au début des années 90, à l’occasion de la parution d’un beau livre consacré à la Casa Madre, une campagne photographique a été réalisée ; une seule image des fresques de la cour montre accidentellement en haut à droite, au dessus d’une porte, une frise avec un combat entre un soldat éthiopien et un askari : cette campagne a en effet évité toute image concernant les guerres d’Afrique, bien que celles-ci sont évidemment récurrentes.
Les futuristes : l’esthétisation de la guerre
Si les artistes n’ont pas eu, en grande partie, aucun intérêt à rendre publiques leurs opinions sur la guerre coloniale, l’engouement des futuristes est en revanche bien connu : Marinetti avait déployé son imaginaire colonial dès ses débuts littéraires4, et la guerre d’Éthiopie est l’occasion de renouveler son exaltation belliciste. À ce sujet son texte le plus connu est sans doute L’estetica futurista della guerra, cité par Walter Benjamin dans sa « Note » à L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936). C’est en fait sur ce manifeste que le philosophe allemand achève sa réflexion sur la guerre en tant que point où se dirigent enfin tous les efforts en vue de l’esthétisation de la politique. Bien que la citation soit correcte, avec ses inquiétants hymnes à la beauté de la guerre, L’estetica futurista della guerra n’a pas paru dans le quotidien La Stampa, comme l’affirme le philosophe,5 mais dans le numéro 13-14 de la revue turinoise Stile futurista dirigée par Fillia e Prampolini, où Marinetti avait déjà publié son Invito alla guerra africana. (fig. 2)
L’enthousiasme des futuristes pour la guerre d’Éthiopie a ses conséquences immédiates. À la Biennale de Venise de 1936 les tableaux exposés montrent l’état du langage pictural futuriste à cette date, entre aéropeinture (la peinture inspirée à la modernité de l’aviation et à l’expérience du vol) et ce qu’on pourrait indiquer comme une tentative de renouvellement de la peinture de batailles. Du côté de l’imaginaire colonial, une vieille reproduction nous montre un tableau de dimensions remarquables, peint par Pippo Oriani en 1935, Fantaisie de Dubat,6 dans lequel tous les stéréotypes coloniaux sont à l’œuvre : hommes et femmes réunis dans une danse effrénée et sauvage au rythme des tambours, la scène nocturne qui évoque un sabbat de sorcières, l’idée d’un monde sans règles opposé au monde civilisé et pour cela en même temps horrifique et séduisant (fig. 3).
Expositions et presse illustrée
À l’étranger, l’ambition de primauté et, dans le cas de l’Exposition de 1937 à Paris, l’éternel antagonisme avec la France, invitent à ne pas sous-estimer l’importance du langage moderne. Martini, Sironi, Severini, Campigli, les artistes majeurs sont tous là. Mais l’aménagement des salles, et tout particulièrement le Salon de la Section d’Outremer, paraît avoir perdu son pouvoir de séduction, déchu à la banalité publicitaire. C’est ce que Waldemar-George, partisan convaincu de Mussolini et du régime fasciste, reproche au salon ordonné par Sironi :
« Les Italiens excellent dans le photomontage, dont ils avaient tiré un magnifique parti lors de la fameuse Mostra della Rivoluzione qui a eu lieu à Rome il y a quelques années. Nous passerons toutefois sous silence les salles consacrées à la guerre d’Éthiopie. Leur présentation, publicitaire et mélodramatique, est-elle digne de l’Empire ? Un triomphe romain n’est pas une page de magazine. Une victoire romaine n’est pas un film. »7
De son point de vue, Waldemar-George n’avait pas tort. Et pourtant, il est précisément dans les pages ou dans les couvertures des magazines qu’on trouve déployé l’histoire coloniale dans ses différents états. La presse illustrée est le terrain d’une élaboration visuelle largement répandue : les illustrations traditionnelles mais aussi les mises en page des reportages photographiques et les photomontages, sont souvent confiées aux artistes, même les plus jeunes tels Bruno Munari. Si Fortunato Depero réalise une série d’esquisses pour le numéro de proclamation de l’empire à la demande de La Rivista illustrata del Popolo d’Italia (l’hebdomadaire illustré du quotidien fondé par Mussolini), on ne saurait sous-estimer la pluralité des rôles joués par les artistes dans la presse illustrée. C’est une véritable histoire de l’art parallèle qui se déploie dans ces pages, et qui – pour ce qui concerne l’Éthiopie – reste à étudier.
Notes
1 Sur ce sujet Dominique Jarrassé prépare un article, à paraître dans Studiolo.
2 Arrêt du 11 novembre 2011, Gazzetta Ufficiale, n. 11 (14 gennaio 2012). L’arrêt est signé par les ministres du gouvernement Berlusconi alors en charge des affaires étrangères (Franco Frattini), et de l’économie et de finances (Giulio Tremonti).
3 A. Martini, lettre à sa femme, Milan [1935], dans Le lettere di Arturo Martini, Milano 1992, p. 177.
4 F.T. Marinetti, Mafarka le futuriste. Roman africain, Paris 1909.
5 Sur les lacunes des archives du philosophe voir Walter Benjamin. Archives.
6 E. Crispolti, Il secondo futurismo : Torino 1923-1938, Torino 1961, p. 163.
7 Waldemar-George, « Les pavillons étrangers à l’Exposition de 1937 », L’Architecture, vol. 50, 15 août 1937, p. 245-272 (265).
Bibliographie
Rosanna BARBIELLINI AMIDEI et al., La casa madre dei mutilati di guerra, Editalia, Roma 1993.
Walter BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dans Walter Benjamin, Œuvres, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, Paris 2000, Tome III, pp. 67-113 .
Barbara CINELLI, Flavio FERGONZI, Maria Grazia MESSINA, Antonello NEGRI (dir.), Arte moltiplicata. L’immagine del ’900 italiano nello specchio dei rotocalchi, Bruno Mondadori, Milano 2013;
Enrico CRISPOLTI (dir.), Nuovi archivi del futurismo, CNR / De Luca, Roma 2010.
Claudia Gian FERRARI, Elena PONTIGGIA, Livia VELANI, Arturo Martini, cat. exp., Skira, Milano 2006.
Edmond LABBÉ, Exposition internationale des arts et des techniques dans la vie moderne (1937), Rapport général, X. (Les sections étrangères, 2e partie), Imprimerie Nationale, Paris 1940.
Mariastella MARGOZZI (dir.), Dipinti, sculture e grafica delle collezioni dei Museo Africano. Catalogo generale, ISIAO, Roma 2005.
Ursula MARX, Gudrun SCHWARZ, Michael SCHWARZ, Erdmut WIZISLA, Walter Benjamin. Archives. Images, textes, signes, édition française sous la direction scientifique de Florent Perrier, Klincksieck Paris 2011.
Jeffrey T. SCHNAPP, Anno X. La Mostra della Rivoluzione Fascista, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, Pisa 2003.
La recherche sur les guerres coloniales s’inscrit dans un parcours qui a touché les relations entre France et Italie aux années 1930, et la mémoire visuelle de la Shoah et de l’antifascisme. D’autres travaux portent sur l’histoire de l’histoire de l’art, notamment sur les débuts de l’historiographie de l’art moderne ; sur les réseaux d’artistes, revues, critiques et galeries aux années 1960 et 1970 ; sur la circulation des images et la culture visuelle dans la presse italienne.