Les guerres européennes du XIXe siècle furent négligées par les historiens, nous dit Sylvain Venayre, l’auteur de La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940. Elles sont occultées par les grands conflits meurtriers du 20e siècle. Par comparaison, le siècle précédent serait presque pacifique. Or, il n’en est rien et le renouveau historiographique sur l’histoire des Empires en témoigne.
Mais si le sentiment est ainsi bien ancré, c’est aussi que les représentations visuelles de ces guerres lointaines sont beaucoup plus rares, même si c’est juste avant la guerre de Sécession qu’apparaissent les premières images photographiques de morts sur le terrain avec Jules Couppier lors de la guerre d’Italie (1859) et Felice Beato, durant la seconde guerre de l’Opium (1860).
Laurence Bertrand Dorléac
Sylvain VenayreLe XIXe siècle
des guerres lointaines
Les guerres européennes du XIXe siècle ont longtemps été négligées par l’historiographie. Encadré par deux immenses épisodes guerriers – les french wars et leurs cinq millions de morts, la guerre de 1914-18 et ses dix millions de morts – le XIXe siècle apparaissait comme un siècle de paix. C’était d’autant plus vrai que les deux principaux conflits eurent alors lieu loin de l’Europe : en Chine, d’une part, où la révolte des Taiping fit au milieu du siècle de l’ordre de vingt millions de morts ; aux Etats-Unis, d’autre part, où le bilan de la guerre de Sécession s’établit en 1865 à un peu plus de 600 000 morts. En comparaison, les 400 000 morts de la guerre de Crimée et les 180 000 morts de la guerre franco-prussienne semblaient assez peu de choses. Si le XVIIIe siècle avait été, jusqu’en 1815, le temps des guerres européennes ; si le XXe siècle fut celui des guerres mondiales ; le XIXe siècle pouvait apparaître, du point de vue européen, comme le temps des guerres lointaines.
La représentation de leur époque comme celle d’un processus de conquête de la démocratie pacifique par les Européens du XIXe siècle explique aussi ce silence. La violence politique leur semblait bientôt condamnée à disparaître. « Les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions s’égalisent », écrivait Tocqueville. Dans l’ensemble, l’état militaire, le goût des armes, l’esprit guerrier relevaient d’une société aristocratique qui semblait appartenir au passé. Plus tard, le « processus de civilisation » de Norbert Elias parut corroborer, sur ce point, cette interprétation. De telles représentations ont commandé, pendant longtemps, les recherches historiques sur le XIXe siècle.
Un changement de perspective récent
Depuis les années 1990, les choses ont changé, notamment sous l’effet du renouvellement de l’historiographie sur les empires coloniaux. L’avènement d’une génération de chercheurs qui n’ont pas connu les guerres de la décolonisation – et qui sont parfois eux-mêmes issus des sociétés dites « postcoloniales » – a sans doute joué un rôle dans cette évolution. La perspective d’une histoire globale permet du reste de relativiser considérablement l’idée selon laquelle le XIXe siècle aurait été un siècle de paix. Les guerres coloniales étaient certes rarement désignées ainsi à l’époque. On parlait plus volontiers d’expéditions, de campagnes, voire de pacifications. Ces guerres étaient les « savage wars of peace » évoquées par Kipling dans The White Man’s Burden en 1899. Elles n’en étaient pas moins des guerres. Et elles étaient innombrables : en 1897, le ministre des Colonies britannique, Joseph Chamberlain, affirmait que, depuis 1870, seule l’année 1883 s’était déroulée sans conflit marquant pour la Grande-Bretagne. La violence qui accompagnait ces combats n’était pas niée. Comme le reconnaissait Chamberlain lui-même, « you cannot have omelettes without breaking eggs ».
A cela, il convient d’ajouter l’actualité nouvelle de la guerre dans les sociétés européennes à partir des années 1990. La fin de la « guerre froide », la multiplication des expéditions lointaines et des conflits dits « asymétriques » – jusque, tout récemment, en Libye, au Mali et en Centrafrique – ont conduit à repenser les guerres impériales du XIXe siècle. On a relu attentivement les théoriciens des « small wars » (titre d’un livre du major britannique Charles Callwell, publié en 1896) et de la « pacification », à commencer par Gallieni et Lyautey. L’étude des guerres du XIXe siècle est ainsi apparue comme un moyen d’intelligibilité des conflits contemporains.
Dans cette optique, la question de la distance est redevenue fondamentale : non seulement la distance à laquelle sont conduites les opérations militaires mais aussi les conséquences de cet éloignement, en termes de représentations, à l’intérieur même des sociétés européennes. Cela apparaît d’autant plus important que, depuis la fin du XXe siècle, l’image que l’on peut se faire de la guerre, quand on ne l’a pas vécue, a été révolutionnée par le cinéma. On dit volontiers qu’Apocalypse now aurait inauguré, en 1979, l’âge nouveau des représentations de la violence de guerre (et ce n’est peut-être pas un hasard si, derrière le Vietnam contemporain, la référence de Coppola était l’« Etat indépendant du Congo » de la fin du XIXe siècle, évoqué par Joseph Conrad dans Heart of Darkness). Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être frappé par l’écart entre la multiplication des conflits lointains dans lesquels l’Europe d’aujourd’hui est engagée avec la présence renouvelée d’une brutalité guerrière, d’ordre visuel surtout, dans des sociétés européennes profondément pacifiques. En cela, il n’est guère douteux que le drone, par lequel le combattant lui-même n’a de connaissance de sa propre action que médiatisée, soit devenu la figure idéale de la guerre contemporaine.
L’écran du XXe siècle
Etudier ces guerres du XIXe siècle n’en est pas moins une tâche très ardue, en raison de l’écran constitué, entre elles et nous, par la mémoire des guerres du XXe siècle.
L’extraordinaire déchaînement de violence de la guerre de 1914-18, en particulier, conduit trop souvent à ne rechercher dans les guerres du XIXe siècle que les signes annonciateurs du premier conflit mondial – à Gettysburg, à Moukden ou dans les Balkans. Les Brigades internationales de la guerre d’Espagne commandent nos représentations de l’engagement philhellène inauguré au début des années 1820. La guerre hispano-cubaine de 1895-98 et la guerre anglo-boer de 1899-1902 semblent valoir d’abord pour leur place dans la généalogie des camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Les massacres de masse du tournant des XIXe et XXe siècles sont également pensés en fonction de leur actualité ultérieure : c’est vrai des grands massacres d’Arménie de 1894-96 ; c’est vrai, plus encore, de la guerre menée par l’empire allemand de Guillaume II contre les Herero et les Nama dans le Sud-Ouest africain entre 1904 et 1907. L’ordre d’extermination du général Lothar von Trotha, en octobre 1904, apparaît ainsi comme une étape fondamentale dans le processus qui conduisit, moins de quarante ans plus tard, au génocide juif. Quant aux guerres de décolonisation, elles ont également réorienté le regard sur bien des révoltes coloniales désormais pensées comme les premières guerres d’indépendance des Etats actuels : c’est le cas, en particulier, chez certains historiens indiens, de la révolte des Cipayes de 1857-58.
La guerre est ainsi revenue au centre de l’attention des historiens du XIXe siècle, à ce point qu’on court désormais le risque d’une nouvelle forme de téléologie. Caractéristiques, à cet égard, sont les sarcasmes qui entourent désormais l’œuvre de Norbert Elias, accusée de ne pas avoir perçu la montée de la violence de guerre dans le monde colonial – ou encore l’attention nouvelle avec laquelle sont étudiés les propos féroces des grands penseurs libéraux du progrès démocratique pacifique du XIXe siècle, tel Tocqueville à propos de la conquête militaire de l’Algérie. De ce point de vue, le risque est grand de voir les guerres lointaines du XIXe siècle à nouveau méconnues – non plus exactement occultées, comme auparavant, mais exclusivement considérées du point de vue de celles qui leur ont succédé.
Retrouver les guerres lointaines du XIXe siècle
Pour retrouver ces guerres – pour tenter de les éprouver telles qu’elles avaient été éprouvées en leur temps – la principale difficulté réside dans la rupture opérée par la guerre de 1914-18. Au lendemain de la « Grande Guerre », d’innombrables individus ont en effet raconté leurs souvenirs du temps d’avant – celui d’une « Belle Epoque » qui était également le bon vieux temps de la guerre fraîche et joyeuse. On connaît à ce propos les descriptions que Churchill a laissées, dans ses souvenirs de jeunesse publiés en 1930, de la bataille d’Omdurman. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples d’auteurs qui, à la lumière des guerres du XXe siècle, minimisèrent l’ampleur et les conséquences de celles du XIXe siècle. Dans ses souvenirs rédigés en 1942, Stefan Zweig raconte ainsi que ses parents viennois « sautaient avec la même indifférence, dans le journal, les relations de batailles et la rubrique sportive ». Les guerres lointaines ne les auraient concernés en aucune façon.
Pourtant, était-ce si vrai ? Est-ce que vraiment « personne ne s’attendait à être tué », comme l’écrivit Churchill ? Est-ce que vraiment personne n’a « vu ce ruissellement de sang » des innombrables guerres de la fin du XIXe siècle, comme l’écrivait Jean Guéhenno dans son Journal en 1934 ? Ou bien l’expérience incommensurable de 1914-18 n’aurait-elle pas désormais empêché de comprendre de quelle façon les hommes et les femmes du XIXe siècle ont vécu, compris et ressenti les guerres que l’on faisait au loin, souvent en leur nom ?
Cette question est du plus haut intérêt. Pour y répondre, il conviendrait en premier lieu de reconnaître que l’indifférence, évoquée par Zweig, a elle-même une histoire. N’oublions pas que les violences des guerres lointaines furent dénoncées dès le XIXe siècle. Les « enfumades » algériennes firent l’objet de débats à la Chambre des députés dans les années 1840, de même que l’atroce répression du gouverneur Eyre à la Jamaïque à la Chambre des communes en 1865 ou l’extermination des Herero au Reichstag à partir de 1905. Mais le problème demeure entier de savoir ce qu’il en fut à l’extérieur des enceintes parlementaires.
En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement d’analyser le lent processus par lequel l’Europe est progressivement entrée, au fur et à mesure du XIXe siècle, dans le régime médiatique qui caractérise les sociétés contemporaines. Il convient également de prendre la mesure des représentations de l’indifférence elle-même. La théorie du « gouvernement représentatif », triomphante dans les premières décennies du siècle, ne passait-elle pas par la reconnaissance du droit à l’indifférence de citoyens se déchargeant librement et, dans une certaine mesure, démocratiquement, de leur devoir d’indignation ? En cela, l’histoire des guerres lointaines, c’est-à-dire l’histoire de la distance à la guerre, ne peut se faire qu’en tenant compte du lent mouvement par lequel, tout au long du siècle, la représentation parlementaire a cessé d’être considérée comme le tout de l’opinion publique.
En 1882, le professeur John Robert Seeley, premier titulaire de la chaire d’histoire impériale de l’université de Cambridge, déplorait que l’opinion britannique s’intéressât si peu à un empire qu’elle aurait conquis comme par inadvertance – « in a fit of absence of mind ». Pourtant, il vendit 500 000 exemplaires du livre dans lequel il formulait ce constat. Cet exemple n’illustre-t-il pas une contradiction stimulante, qui nous invite plus que jamais à essayer d’approcher ce que savaient, comprenaient et ressentaient des guerres lointaines, en Europe, les hommes et les femmes qui n’en avaient pas été les témoins directs ?
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