n° 84 | Que peut l’art face à la crise écologique ? | Estelle Zhong

          Estelle Zhong demande ce que l’art peut face à la crise écologique. Considérant celle-ci comme une crise de la sensibilité, à la suite des travaux de Bruno Latour, elle voit moins l’art comme un objet qui devrait nous « culpabiliser » un peu plus — nous le sommes déjà suffisamment comme cela —, que comme un objet de conciliation et de réconciliation, à l’instar d’une écologie de la réconciliation, comme l’a formulé Michael Rosenzweig (2003) et de la reconstruction (Paul Shepard, 1967).

Laurence Bertrand Dorléac

ENRICHIR notre sensibilitÉ au vivant par l'art : la crise Écologique comme crise de la sensibilitÉ

Estelle Zhong

         Que peut l’art face à la crise écologique systémique contemporaine ? Cette question peut sembler incongrue, presque hors de propos : à quel titre demander à l’art de jouer un rôle dans une situation qui apparaît d’abord d’ordre politique, économique ou militant ? Et comment penser que l’art puisse avoir une effectivité sur cette crise qui se déploie à de si grandes échelles et recouvre tant d’enjeux différents ?
Notre hypothèse est la suivante : la crise écologique est à comprendre d’abord comme une crise de la sensibilité ; et pour cette raison, l’art peut y jouer un rôle décisif d’enrichissement et de transformation de notre relation à la nature et au vivant.

De l’art critique à l’art de la réconciliation

          Dans un premier temps, on pourrait croire que l’art a un rôle à jouer dans cette crise, principalement en raison de sa capacité privilégiée à provoquer des prises de conscience. Tout un art engagé, en effet, se consacre à la création de dispositifs critiques visant ce double effet : « une prise de conscience de la réalité cachée et un sentiment de culpabilité à l’égard de la réalité déniée1 ». La série Bringing The War Home (1969-1972) de Martha Rosler en est un bon exemple. Mais, comme le souligne Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé (2008), la culpabilité née de la prise de conscience ne se traduit pas aisément en un changement de représentations et en une décision d’action chez le spectateur. La plupart du temps, la culpabilité générée perdure simplement comme un état diffus, qui, associé à un sentiment d’impuissance, amène à se détourner finalement de ces questions. Ce n’est pas la prise de conscience culpabilisante qu’il s’agit de viser : nous avons tous conscience, à des degrés divers, de la destruction irrémédiable des forêts primaires, de la pollution des océans, de la disparition d’innombrables espèces animales et végétales – et cela n’entraîne pas de transformations de nos liens envers la nature.
Autrement dit, face à l’impuissance de la culpabilité à reconstruire nos relations au vivant, c’est d’un autre art dont nous avons besoin : un art de la réconciliation, comme il existe une « écologie de la réconciliation » (Rosenzweig, 2003). Il s’agit de s’interroger sur ce que l’art peut, non pas dénoncer, mais faire advenir dans notre sensibilité, et dans nos relations effectives au vivant (Shepard, 1996), grâce à ses puissances reconstructrices. Si la crise écologique est d’abord une crise de la sensibilité, alors l’art constitue la puissance majeure pour agir sur ce champ de l’existence individuelle et collective.

La crise écologique est une crise de la sensibilité

          Par crise de la sensibilité, on entend que notre goût et notre disponibilité la plus sensible au monde, comme aux œuvres, ont été en partie mutilés par la réification de la nature qui a accompagné la Modernité (Latour, 2015). Mutilés au sens où une gamme subtile de percepts et d’affects qui nous connectaient au monde sensible, dans toute sa richesse et son intensité émotionnelle, a été réduite à peau de chagrin. Évaluée comme une qualité secondaire ou négligeable par la Modernité, appauvrie par nos modes d’existence contemporains qui nous tiennent à l’écart de relations quotidiennes à la nature, notre sensibilité au vivant est comme émoussée (Kahn, 2002). Et c’est cet émoussement de la sensibilité à la nature et cet appauvrissement du goût qui constituent probablement notre expérience la plus tangible de la crise écologique, qui apparaît autrement encore distante et abstraite. Avoir une relation plus intime, plus sensible, plus enrichie au vivant, telle est  peut-êtreune façon accessible de rompre avec la réduction moderne délétère de la Nature à une matière inanimée (Descola, 2005), et de faire émerger des relations plus saines et plus riches. Or qui mieux que l’art peut enrichir, complexifier, raffiner notre sensibilité (Saito, 2010) ? Qui mieux que l’art peut sédimenter en nous de nouvelles représentations, de nouveaux symboles, de nouveaux imaginaires du vivant, à même d’enrichir notre goût et notre disponibilité au monde vivant ?

L’art sans le vivant

          Cet appel au nouveau n’est pas arbitraire. En effet, toute une partie des représentations et imaginaires artistiques que nous avons déjà à disposition ne peuvent nous aider à forger cette éco-sensibilité. Nombre d’œuvres de l’histoire de l’art sont de leur temps, c’est-à-dire qu’elles présentent une sensibilité résolument moderne au vivant, dont nous avons hérité. Dans ce cadre, le vivant est cette nature extérieure à l’homme, ce paysage vidé de tout habitant non-humain, cette chambre d’écho d’une intériorité toute humaine.
S’appuyant sur Panofsky, Descola met en évidence à quel point l’invention de la perspective linéaire (dans la première moitié du XVème siècle), en tant que nouvelle forme symbolique, crée un nouveau rapport entre le sujet et le monde : le face-à-face, nouvelle position du regard, mais aussi nouvelle relation idéologique à la nature. En effet, l’espace de la toile étant axé et construit à partir du point de vue du supposé observateur, c’est l’humain qui fait advenir le monde à la perception et à la raison. Le monde n’advient qu’à travers son point de vue. C’est ce que Panofsky nomme une « objectivation du subjectif ». Cette objectivation d’un « dehors » opposé à un « dedans » identifié à l’intériorité humaine, qui peut nous apparaître comme un donné de l’expérience, est en réalité extrêmement singulière : chez les Indiens Cree du Canada par exemple, le référentiel animiste rend impossible toute forme, même inconsciente, d’objectivation du monde extérieur, comme l’a mis en lumière Tim Ingold (Ingold, 2000). Le monde n’est jamais une extériorité par rapport à soi-même. Ce rapport d’extériorité et de surplomb au monde devenu nature, caractéristique de toute une tradition de la peinture de paysage, de Bruegel à l’Hudson River School, a participé à l’invention de nos habitudes de percevoir, de concevoir et d’agir à l’égard du vivant. Le milieu vivant comme environnement englobant et immersif est devenu nature, qui est devenue paysage, c’est-à-dire un espace construit par le sujet, en dehors de, objectivé, qui n’existe et n’a de valeur que par et pour les humains.
Un autre fait marquant est sans doute de noter à quel point les représentations de la nature sont évidées du vivant sauvage : très peu d’animaux peuplent ces paysages, et l’on n’y perçoit aucune vie animale. La nature est sans vie propre, au sens où manquent les processus et relations qui sont l’essence du vivant, lorsque les hommes en sont absents. Les rares animaux peints sont morts – dans la tradition de la nature morte (de l’Ecole du Nord à Picasso) – ; sur le point de mourir – dans la tradition de la peinture de chasse (de la peinture anglaise du XVIIIème à Courbet) – ; ou domestiques – dans les portraits ou représentations d’intérieurs dans lesquels les animaux interviennent pour qualifier les humains représentés (des scènes de genre du XVIIIème à l’impressionnisme). On remarquera que le lien principal établi entre humains et animaux est leur finitude commune : l’un et l’autre sont destinés à mourir. La mort est représentée comme partagée ; la vie, en revanche, ne l’est pas. Ce n’est qu’au moment de mourir, c’est-à-dire de redevenir matière abandonnée de toute intériorité, que l’animal et l’humain se rejoignent d’un point de vue existentiel. Le concept de vie, si incroyablement rehaussé par l’écologie scientifique et la théorie de l’évolution, constitue peu un lieu du commun avec les non-humains, dans l’art occidental.
La trajectoire de l’art moderne et de l’art contemporain s’est effectuée dans un détachement progressif de la figuration, ce qui a sans doute accentué un désintérêt relatif à l’égard du vivant. Le cas du Land Art, souvent interprété comme un regain d’intérêt pour la nature, pourrait à l’inverse être identifié comme un héritier direct des représentations naturalistes modernes. La nature intéresse avant tout comme matière minérale, c’est-à-dire sans vie (distinction rendue invisible par le naturalisme, tel que le pense Descola). Ce qui est en jeu dans la majorité des œuvres du Land Art (chez Robert Smithson ou Nancy Holt par exemple), c’est cette tension entre la capacité de l’humain à transformer cette matière et l’indifférence de cette matière à l’égard de ces transformations humaines. Ce n’est ainsi en aucun cas le vivant dans sa richesse éco-systémique, sa complexité, sa vitalité propre qui est au centre de cette pratique artistique contemporaine, mais encore une fois la frontière reconduite entre les humains et une nature qui apparaît comme toujours plus coupée de l’humain, en tant qu’elle ne lui renvoie maintenant même plus sa propre image. Dans la peinture romantique de paysage, la nature était miroir, source de réflexions et de sentiments ; dans le Land Art, la nature est devenue muette et indifférente : la rupture des liens entre humains et vivant est consommée. Tout se passe comme si la condamnation de la projection romantique n’avait pas donné lieu à un renouvellement de notre rapport au vivant, mais à un nouvel appauvrissement : en lieu et place du lien anthropocentré, il n’y a plus rien.

À la recherche d’œuvres éco-sensibles

          Cependant, il serait tout à fait erroné de considérer que toutes les œuvres du passé sont dépourvues d’une sensibilité enrichie au vivant : cette dernière est prégnante dans de nombreuses œuvres, mais cet aspect a été peu vu, peu analysé comme tel, dans la mesure où il était comme rendu invisible par les représentations mentales de la nature forgées par la Modernité (Shepard, 1967).
Pour être à la hauteur de la crise de la sensibilité que nous connaissons, il s’agit de partir à la recherche d’œuvres passées et contemporaines, dont les puissances seraient capables de se substituer à l’imaginaire moderne de la nature et à « l’extinction de l’expérience » de celle-ci (Pyle, 1975). On appellera ces expériences artistiques, par provision, éco-sensibles : des œuvres capables de tisser des relations nouvelles au vivant, et d’enrichir en émotions, symboles, savoirs, imaginaires, notre gamme de sensibilité au monde vivant dans toute son irréductibilité et sa complexité.
L’émancipation des formes que connaît l’art contemporain rend ce dernier d’autant plus à même de relever ce défi. Les artistes créent aujourd’hui des œuvres qui peuvent prendre aussi bien la forme d’habitats partagés entre humains et non-humains (Fritz Haeg, Lynne Hull), de relations spirituelles (Marcus Coates), d’aménagements paysagers dans la ville (Alan Sonfist), de rencontres imprévues avec le vivant dans des musées (Pierre Huyghe, Mark Dion), de films nous permettant de voir le monde à travers les yeux d’autres animaux (Sam Easterson) : ce sont autant d’occasions d’enrichissement imaginaire, symbolique et cognitif de notre rapport à la nature (Carlson, 2009).


Note

1Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Découverte, 2008, p. 33.

Bibliographie

Allen CARLSON, Nature & Landscape. An Introduction to Environmental Aesthetics, New York, Columbia University Press, 2009.

Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

John DEWEY, L’art comme expérience (1934), Paris, Gallimard, 2010.

James J. GIBSON, Approche écologique de la perception visuelle (1979), Paris, Editions Dehors, 2014.

Peter H. KAHN, Jr., Stephen KELLERT, Children and Nature, Cambridge, MIT Press, 2002.

Tim INGOLD, The perception of the environment: essays on livelihood, dwelling & skill, Londres, Routledge, 2000.

Miwon KWON, One Place After Another. Site-specific Art and Locational Identity, Cambridge, MIT Press, 2004.

Bruno LATOUR, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, 2015.

Robert Michael PYLE, The Thunder Tree. Lessons from an Urban Wildland (1993), Oregon State University Press, 2001.

Michael ROSENZWEIG, « Reconciliation ecology and the future of species diversity », Oryx, n°37, 2003, p. 194–206.

Yuriko SAITO, Everyday Aesthetics, Oxford, Oxford University Press, 2010.

Paul SHEPARD, Man in the Landscape. A Historic View of the Esthetics of Nature (1967), Athens, University of Georgia Press, 2002.

Gilles A. TIBERGHIEN, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes Sud, 2001.


Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, Estelle Zhong est docteure en histoire de l’art. Elle a effectué sa thèse à Sciences-Po Paris, sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac. Sa thèse s’intéresse aux enjeux artistiques et politiques de l’art participatif aujourd’hui. Elle travaille actuellement sur la manière dont l’art contemporain peut contribuer à enrichir nos relations et notre sensibilité au vivant, dans le contexte de la crise écologique. Elle co-dirige l’ouvrage Reclaiming Art (Presses du Réel), à paraître aux Etats-Unis au printemps 2016.

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