La disparition est au cœur des études et des romans de Hadrien Laroche qui revient pour nous sur « la chose » chez Heidegger, Derrida et Schapiro. Nous connaissons la discussion autour des Souliers de Van Gogh, nature morte suffisamment vivante pour susciter des interprétations contradictoires d’une grande vivacité. En introduisant Sade dans le jeu, l’auteur nous permet d’aborder la question délicate du traitement de l’humain comme chose par l’artiste et le philosophe.
Laurence Bertrand Dorléac
> Séminaire de la Fondation Hartung Bergman, août 2015
La Chose nue : parité, restitution, spectre
Hadrien Laroche
« Il faudrait revenir à la chose même » écrit Jacques Derrida dans les premières pages de son essai intitulé Restitutions, la vérité en pointure. Voire au comique de la chose. La question de la chose est ancienne et on raconte à son sujet bien des histoires. Dans l’introduction de Qu’est-ce qu’une chose ? Martin Heidegger, qui la tient de Platon, raconte que Thalès serait tombé dans un puit tandis qu’il s’était absorbé dans l’observation de la voûte céleste. Là-dessus, une petite servante thrace, malicieuse et mignonne, l’aurait raillé de mettre tant de passions à gagner la connaissance des choses du ciel, alors que lui demeuraient cachées les choses qu’il avait sous son nez et à ses pieds. « La question Qu’est-ce qu’une chose ?, écrit ici Heidegger, nous devons donc la caractériser comme de l’espèce de celles qui font rire les servantes. » Et il ajoute, de manière un peu appuyée, peut-être : « Et ne faut-il pas qu’une brave servante ait l’occasion de rire ?1 »
Quoi d’une paire de chaussures ? Le motif du « chez nous » – celui qui oppose une paire de chaussures des villes à une paire de chaussures des champs – paraît bien être le schème décisif de la conférence du 6 novembre 1977 de Derrida, consacrée à celle du 13 novembre 1935 de Heidegger sur L’Origine de l’œuvre d’art. Derrida a précisé dans une note qu’il y prend prétexte d’un article de Meyer Shapiro publié sous le titre « La nature morte comme objet personnel », qui se présente comme une critique de Heidegger, plus précisément de ce qu’il dit des chaussures de Van Gogh dans L’origine de l’œuvre d’art. Prétexte de quoi ? Derrida ne le dira pas. Que font Heidegger, Derrida, Shapiro, des souliers de Van Gogh ? Les choses sont connues. Je rappelle pour mémoire les pièces de ce procès en pointure :
A) Le fameux texte de Heidegger décrivant un tableau de Van Gogh – lequel ? Personne ne le sait – qui commence par : « Une paire de souliers de paysan [Bauernschuhe], et rien de plus. Et pourtant… [à la ligne] Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur… Le cuir est marqué par la terre grasse et humide… À travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre… » Passage qui se termine par : « Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. (…) Ce serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le tableau. L’œuvre n’a nullement servi…»2 Extraordinaire moment de déni donc au cours duquel Heidegger a sauté d’emblée par-dessus le domaine de l’art, afin de se tenir là où il se sent immédiatement chez lui.
B) La critique de Heidegger par Shapiro, qui, de fil en aiguille, voit d’abord dans le tableau de Van Gogh une paire de souliers des villes, les chaussures mêmes du peintre, le corps de Van Gogh, voire, suivant Gauguin, qu’il cite : « un Christ ressuscité ». Ne rions pas trop vite. C’est ce que Derrida appelle un portrait of the artist as an old thing 3, sans s’y arrêter. « Ces souliers sont le visage de Vincent », écrit Derrida paraphrasant Shapiro. « Le cuir de sa peau vieilli, ridé, chargé d’expérience et de fatigue, sillonné par la vie et très familier (heimlich) » (ajoute ici Derrida dans la parenthèse). Ce corps christique, dois-je préciser, Shapiro en fait don à Goldstein, dédicataire de son texte, qui a fui l’Allemagne en 1933, via Amsterdam – trois ans avant et là même où Heidegger a vu le tableau de Van Gogh. Dans une lettre au critique américain qui lui demandait quand et où il avait vu le tableau, datée du 6 mai 1965, le philosophe allemand a en effet répondu : « en mars 1930 à Amsterdam ».
C) La non moins fameuse et insistante critique de Jacques Derrida qui, d’une main, et pour éviter de tomber dans le piège de ces lacets, de cette loi, qu’il a vue sans la nommer, propose « l’argument des deux-souliers » et met en œuvre ce qu’il nomme encore « l’analyse spectrale de la séparation interne d’une paire. » Argument qui m’avait tant séduit autrefois. « Est-ce bien une paire ?4» se demande en effet le philosophe contre toute attente de manière abyssale ! Question de la parité : « Quand on s’assure de la chose comme d’une paire, dit-il, quand on oublie que le détachement va aussi d’un soulier à l’autre et divise la paire, on réprime toutes ces questions, on les fait rentrer dans l’ordre. S’il y a paire, écrit-il encore, il y a contrat possible, on peut chercher le sujet, l’espoir reste permis. Le colloque pourra avoir lieu. » Et, donc, de l’autre main, il souligne à juste titre que les lectures de Heidegger et de Shapiro « relève[ent] massivement « de la projection et répond[ent] à des investissements pathétiques – fantasmatiques – idéologiques – politiques. »
Avant de rassembler ces traits, d’en dire la loi, la loi de la chose, observons un moment ce Portrait of the artist as an old thing. Je me tournerai ici – par une décision et un saut – vers Sade. Lorsque l’on parle de la chose, Sade n’est pas loin, c’est-à-dire le versant noir de cette même domination de la raison à quoi Heidegger voudrait arracher l’œuvre d’art, et à quoi, au fond, ni lui, ni, non plus, Derrida ou Shapiro, ne peuvent l’arracher. Sade réunifie dans la transgression ce que Descartes a disjoint et que Kant n’a pu renouer que dans un rapport hiérarchique entre entendement et raison, à savoir, la connaissance pratique de la chose. À Naples, en janvier 1776, le Marquis voit dans le bâtiment des Chartreux de Saint-Martin un christ de Michel-Ange, fait, dit-on, écrit-il, sur la nature même d’un modèle crucifié : « À l’inspection du morceau », écrit Sade dans son Voyage d’Italie, « on reconnaît facilement qu’il n’a pu être saisi, au ton de vérité dont il est, sans que le modèle fût effectivement sous ses yeux, lié et garrotté. Reste à savoir s’il l’a vraiment crucifié pour saisir sur la nature même ces instants précieux de vérité qu’on ne peut trouver que là. Peut-être eût-il bien fait de le faire pour atteindre à la perfection. Mais le morceau n’y est pas, et je ne crois pas conséquemment qu’il l’ait fait parce que Michel-Ange, comme un autre, avait des préjugés et le préjugé fut et sera toujours l’écueil du vrai talent5. » Puis, alors qu’il se trouve, dans la même ville, au palais Farnese, sur le mont Pausilipe, le Marquis voit un portrait par Titien de sa servante – la revoilà – il précise alors à propos des artistes-philosophes et de leur droit : « On dit qu’elle – sa servante – lui servait à plus d’un usage : ce sont de ces espèces de meubles physiques dont un artiste et un homme de lettres peut difficilement se passer. Il est bon d’en avoir ça et là à ses ordres ; la nature se satisfait et la tête ne se démonte pas ! L’amour n’est pas fait pour un homme qui travaille… » L’on retrouvera ce propos dans Justine ou les Malheurs de la Vertu (1791)6. De quoi s’agit-il ? Les historiens d’art ne s’interrogent ici en général que sur la provenance de l’anecdote au sujet de Michel-Ange qui apparaît comme un topos de l’histoire de l’art. Passons sur les détails. À aucun moment on ne s’interroge sur le fond de l’affaire, cette rêverie obsédée d’esclavage, à savoir, pour l’artiste, le philosophe, voire le philosophe-artiste, sinon l’écrivain, la vocation à traiter l’humain comme une chose, ce que Sade nomme, un meuble physique. C’est la version radicale de la fable de la servante et de la chose. Si j’avais le temps, et la place, je dirais la généalogie de ce renversement, de Michel Ange à Marcel Duchamp, et aux performances des années 70. Ici, je me limiterai à proposer une hypothèse, à savoir, que, conjointement au fait que l’art a pour fin la production de la chose en la créant, d’une certaine manière, l’artiste a vocation à traiter l’humain comme un matériau, voire à se traiter lui-même comme une chose. Jeu de massacres dont l’artiste est l’une des figures.
« L’œuvre n’a nullement servi… » concluait Heidegger sa description hallucinée du tableau des souliers de Van Gogh. Avec la chose, c’est de l’hallucination en peinture que nous nous entretenons. Reprenons à partir de Heidegger : « Voulons nous dire que le tableau a pris copie du réel et qu’il en a fait un produit de la production artistique ? Nullement. C’est donc qu’il s’agit dans l’œuvre non pas de la reproduction de l’étant particulier qu’on a justement sous les yeux mais plutôt de la restitution en elle d’une présence commune des choses 7 .» Non pas la copie– qui est encore le motif auquel se réfère Sade – mais la restitution. Voilà l’enjeu. Heidegger et Shapiro, se sont interdits le moindre doute sur la parité ou l’appareillé de ces deux souliers, condition pour rendre justice à la vérité qu’ils croyaient devoir en peinture. « Il y a là une loi » avance Derrida 8. Le philosophe de la déconstruction échapperait-il à cette loi qu’il ne nomme pas ? Heidegger et Shapiro restituent la paire, c’est-à-dire la chose, ici, à du paysan, là, à du citadin : ils la restituent à du heimisch : du chez nous. Que fait d’autre Derrida sinon restituer, lui aussi, la paire — à l’impair ? Il restitue la paire à l’impair, l’impair à l’autre, l’autre au reste, le reste à la prothèse, la prothèse au fétiche, le fétiche au fantôme. Et ainsi de suite. Jusqu’au spectre. On ne peut faire autrement. C’est le pari de l’inconscient. Derrida lui aussi vérifie cette loi. Et nous ne parlons de rien d’autre ici. Je nomme cette loi : la loi de la chose due. On ne peut s’empêcher de restituer. D’attribuer la chose. « Il y a beaucoup à acquitter, à rendre, à restituer sinon à expier dans tout ça. » écrit Derrida. Certes. C’est la pente de celui qui croit devoir la vérité, en peinture, ou en pointure. Mieux. Comme nous le fait voir Shapiro, à qui il faut également faire crédit, on ne peut s’empêcher de rendre la chose, à un mort. Ce serait là le fatum sinon la vérité de la nature morte comme objet personnel – la loi de la chose due. Or, si elle est due, c’est foutu – avancerais-je (et ce serait presque le mot de la fin).
L’art serait-il cette servante dont la raison se moque ? Voir : La Joconde est dans les escaliers. / Bin in zehn Minuten Zurück. Mona Lisa (Robert Filliou, 1969). Il n’est pas certain que Heidegger se moque de la femme de ménage. Elle a raison de penser qu’il y a un côté chose dans toute œuvre. Heidegger s’interroge : « La chose nue (blosse Ding) est une espèce de produit (Zeug) mais un produit dévêtu (entkleidete) de son être-de-produit. L’être-chose consiste alors en ce qui reste encore. Mais ce reste (Rest) n’est pas proprement déterminé en lui-même. » Qu’en est-il de ce reste ? Nous tournons finalement en rond dans un cercle depuis le début : le produit chaussures repose en lui-même comme la chose pure et simple. Et pourtant même dépouillé de son utilité, il n’est pas la chose nue. Par ailleurs le produit révèle une parenté avec l’œuvre d’art dans la mesure où il est fabriqué de main d’homme. Toutefois il n’a pas la suffisance pour elle-même – la solitude – de l’œuvre d’art. Ainsi, le produit se place de façon singulière entre la chose et l’œuvre. Toute création, dans le domaine de l’art, est toujours aussi un produit, mais l’inverse n’est pas vrai. Finalement, l’être-œuvre ne peut être compris à partir de l’être-produit ; à l’inverse c’est seulement à partir de l’être-œuvre que l’être-produit devient compréhensible. Et la chose ? Très simplement Heidegger a écrit ici : « L’homme n’est pas une chose. Il est vrai qu’il nous arrive d’appeler une jeune fille qui entreprend une tâche qui la dépasse ein zu junges Ding (une trop jeune chose) mais c’est parce que dans ce cas nous passons à côté de l’humain, en imaginant y trouver plutôt le côté chose de toute chose. »9 Au lieu de nous demander ce qu’est une chose nous pourrions enfin affirmer ce qu’elle n’est pas. Ou, mieux, dire, avec Heidegger : « L’homme n’est pas une chose » ; en ajoutant : ni les servantes. Laisser la chose nue, même.
Notes1 Martin Heidegger, Qu’est qu’une chose ?, trad. Jean Reboul et Jacques Taminiaux, TEL Gallimard, 1971, pp. 14-15.
2 Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », in : Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Wolfgang Brokmeier, TEL Gallimard, 1962, pp. 34-36.
3 Jacques Derrida, « Restitutions, ou la vérité en pointure », in La vérité en peinture, Champs Flammarion, 1978, p. 423.
4 Ibid , p. 312 ; p. 381 et p. 355.
5 Sade, Voyage d’Italie ou dissertations critiques, historiques et philosophiques sur les villes de Florence, Rome Naples, publié en 1967, cité par Jean-Jacques Pauvert, Sade vivant, 2013, Le Tripode, pp. 320-321).
6 Sade, Justine ou les Malheurs de la Vertu, Justine et autres romans, Pleiade, Gallimard, 2014, p. 468 et note 948.
7 Heidegger, Chemins, p. 38 ; Derrida, La vérité, p. 362.
8 Derrida, op. cit., p. 363.
9 Heidegger, Chemins, p. 18.
BibliographieJacques DERRIDA, La vérité en peinture, Champs Flammarion, 1978.
Martin HEIDEGGER, De l’origine de l’oeuvre d’art (première version), édition et traduction Clément Layet, Rivages Poche, 2014.
Qu’est qu’une chose ?, traduction Jean Reboul et Jacques Taminiaux, TEL Gallimard, 1971 [Die Frage nach dem Ding, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1962].
« L’origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part, traduction Wolfgang Brokmeier, TEL Gallimard, 1962.
Hadrien LAROCHE, Duchamp Déchets, Les hommes, les objets, la catastrophe, essai illustré, Éditions du Regard, 2014.
La Restitution, roman, Flammarion, 2009.
SADE, Justine ou les Malheurs de la Vertu, Justine et autres romans, Pléiade, Gallimard, 2014.
Voyage d’Italie ou dissertations critiques, historiques et philosophiques sur les villes de Florence, Rome Naples, [publié en 1967], cité par Jean-Jacques Pauvert, Sade vivant, Le Tripode, 2013
Hadrien Laroche est écrivain, philosophe et chercheur. Ancien élève de l’École normale supérieure (Lettres Modernes), il est docteur en philosophie et sciences sociales (EHESS). Il est l’auteur d’essais : Le Dernier Genet, Histoire des hommes infâmes (Champs Flammarion, 2010), Duchamp Déchets, Les hommes, les objets, la catastrophe (Éditions du Regard, 2014), et de fictions : Les Orphelins (J’ai Lu, 2005), La Restitution (Flammarion, 2009) et, en 2015, Qui va là ! (Rivages). Il a co-dirigé le colloque Heidegger et « les juifs » à la Bnf (La Règle du Jeu, n°58-59, 2015). En préparation : Le Neveu de personne (fiction), Lettres philosophiques (essai).