n° 59 | La guerre des modèles | Michael Lucken

A quelle genre de guerre se livrent les pays quand ils revendiquent la nouveauté ? La reproduction à l’identique a beau être plus rentable, elle ne suffit pas à assurer la réputation d’un pays ou d’une industrie qui se doit d’innover pour dominer. Michael Lucken étudie le Japon réputé mais aussi méprisé pour sa propension à copier sans inventer, alors même que les arts nipons ont été admirés et imités en Occident.

Laurence Bertrand Dorléac

Critique de l'imitation et logique de domination

Michael Lucken

L’artiste qui crée est un modèle. Celui qui imite est abaissé au statut d’artisan. L’employé qui crée de la valeur est favorisé socialement et économiquement ; celui qui reproduit mécaniquement un geste est défavorisé à tout niveau. Le pays dont l’industrie est créatrice est en position de domination ; celui dont l’industrie n’est pas innovante se sent sous l’emprise de l’autre. La polarisation de l’imitation et de la création est une axiomatique civilisationnelle. Or cette polarisation tend à donner une valeur, positive ou négative, à la différence et génère de la violence.
Le Japon fournit un matériau privilégié pour étudier cette question qui a des implications politiques et sociales, mais qui est avant tout d’ordre esthétique. D’une part, le Japon a longtemps été à la fois méprisé et redouté pour sa propension à la copie. D’autre part, les arts japonais ont été abondamment imités en Occident.
Après avoir observé comment le Japon a lui-même contribué à diffuser ce régime de valeurs en Asie, nous reviendrons sur les représentations occidentales d’un Japon imitateur, puis nous analyserons comment ces catégories ont servi à hiérarchiser les identités. Cette étude entend contribuer à mieux enraciner conceptuellement la question de l’orientalisme comme système de valeurs, ce qui suppose de démonter les différentes facettes d’un mécanisme complexe.

L’empreinte du romantisme

De 1889 à 1945, le Japon a connu une série incessante de conflits. Or cette période correspond précisément à l’émergence du romantisme dans l’Archipel. Dans ce contexte, un triple discours a émergé : « Nous sommes des imitateurs » ; « Nous devons devenir des créateurs » ; « Les imitateurs, ce sont les Chinois ». Ces revendications en faveur de la création se révèlent à double tranchant : si on peut les interpréter comme une volonté de développer une culture originale, on peut aussi y voir le signe que le Japon n’a pas seulement emprunté à l’Occident des formes et des techniques, mais aussi des schémas conceptuels. Bien que le Japon se soit targué d’avoir su apprendre de l’Occident sans y perdre son âme, il est indéniable que la pensée moderne y a été adoptée sur les bases les plus profondes. En conséquence, toutes les oppositions tranchées entre un « esprit japonais » et un « esprit occidental » sont biaisées, car les présupposés conceptuels qui fondent l’heuristique et l’épistémologie au Japon sont les mêmes qu’en Europe ou aux États-Unis. Aucun discours scientifique ne peut donc échapper à cette logique, ceux portant sur la spécificité de l’esprit japonais pas davantage que les autres. Au contraire, ils soulignent par leur intensité la profondeur de son imprégnation.

Le Japon singe

Au 18e siècle, s’est imposée en France l’idée selon laquelle les Japonais ont un penchant pour l’imitation. Au cours du siècle suivant, deux lignes critiques se sont dégagées. La première affirme que les Japonais ne cessent de copier les autres nations, ce qui implique un changement permanent. La seconde soutient, à l’inverse, qu’ils n’aspirent qu’à refaire la même chose et n’inventent jamais rien.
Les discours orientalistes épousent toujours l’une ou l’autre de ces deux lignes : la première trouve ses ramifications dans les notions de contrefaçon, de versatilité, de modernité ; de la seconde, partent les idées d’immuabilité, de conservatisme, de manque d’originalité. Contrairement aux apparences, elles se rattachent bien au même tronc : quand on dit que la culture japonaise se situe« entre tradition et modernité », on suggère en fait qu’elle est toujours dans l’imitation, soit de l’Occident, soit de son passé.
Quand, entre 1895 et 1910, l’affirmation de la puissance japonaise remet en cause l’ordre colonial, l’Europe s’inquiète de la capacité des Asiatiques à retourner contre elle les armes qu’elle leur a données. Le péril jaune est un bouleversement de l’ordre mimétique. L’Occident dédaigne le Japon sur le principe mais s’offusque lorsque ses intérêts sont en jeu.
En vérité, c’est leur dangerosité qui, à compter de la fin du 19esiècle, a fait des Japonais des imitateurs à part dans l’imaginaire occidental. L’agacement suscité par leur capacité à utiliser les modèles occidentaux était proportionnel à leur capacité à rester indépendants. C’est paradoxalement parce qu’ils étaient autonomes qu’ils furent particulièrement vilipendés comme imitateurs.

Le Nous et l’Autre

 Le Nous romantique, quoi qu’il prétende, ne réfère pas à l’Homme quels que soient son époque et son lieu, il implique au contraire un Eux. Or ce Eux renvoie aussi bien à une altérité diachronique – nous les modernes, eux les anciens –, qu’à une altérité spatiale – nous ici, eux là-bas. Le loin et l’ancien se superposent et l’esprit mimétique se comprend comme l’un des principaux traits qui les rassemblent.
A ces premières caractéristiques, il faut ajouter une différenciation sexuelle et intellectuelle (et/ou sociale). L’idée que les femmes sont passives et peu tournées vers l’innovation est courante au 19e siècle. De même, les peuples et les masses sont souvent décrits comme enclins à n’apprécier que les arts de l’imitation. Il n’est qu’à penser à Baudelaire fustigeant la photographie. Le rejet, courant chez les intellectuels, d’établissements comme le musée Grévin ou du cinéma en 3D, va dans le même sens.
Tous les discours critiques sur l’imitation depuis le19esiècle opposent à un référent historique, géographique ou socioculturel inférieur, un Nous supérieur, dont les qualités, que l’on discerne par opposition, sont d’être évolué, impérial, masculin et bourgeois.

Le déni de l’imitation

Le Japon a été intensément imité depuis le 19e siècle. Comment était-il possible pour les artistes européens de prendre pour modèle un pays pointé du doigt pour sa propension à la copie, dans un système rejetant l’imitation ? En fait, la création ex nihilo étant une utopie, le système romantique implique d’avoir recours à des stratégies de légitimation.
La première, à la fois la plus triviale et la plus généralement pratiquée, consiste simplement à nier ou à rabaisser la créativité de l’autre, tout en masquant, dans son propre travail, la part relevant de l’imitation.
La seconde, à peine plus élaborée, joue sur le brouillage des pistes et le cloisonnement des espaces. Elle emploie volontiers des notions mal définies comme l’influence ou l’inspiration. Mais concrètement, elle accepte le recours à des modèles si ceux-ci sont extérieurs aux références usuelles, autrement dit si, de manière purement empirique, ils donnent davantage l’impression de la nouveauté que celle du déjà-vu. La manière dont T. Duret idéalise, dans Critique d’avant-garde (1885), les peintres japonais de sorte que leurs œuvres puissent entrer dans son système de valeurs, est caractéristique.
La troisième méthode utilisée pour s’accommoder de l’imitation consiste à faire passer le modèle au filtre d’un discours ou d’un procès technique rationnel censé transformer la mimesis en cosa mentale. Cette solution s’inscrit dans le prolongement du classicisme pour lequel l’imitation correspondait à l’apprentissage, tandis que le génie était perçu comme l’apanage de la maturité. Pris dans les mailles d’un travail de réorganisation logique, l’imitation et tout ce qui s’y rapporte perdent leur caractère négatif et deviennent au contraire les alliés de la théorie.

Ces stratégies s’observent tout au long du 20e siècle. Alors qu’en Europe, l’influence de l’Orient est revendiquée de façon positive par nombre d’artistes majeurs, celle de l’Occident sur les artistes japonais ou chinois est au contraire affectée d’une valeur négative. À cette remarque, il est tentant d’objecter que les deux mouvements ne sont pas à mettre sur le même plan, que les Asiatiques ont repris des techniques, tandis que les artistes occidentaux se sont inspirés d’un esprit qui les a libérés du carcan de la représentation. Les premiers auraient donc imité de façon servile, les seconds auraient fait un travail supérieur de création. Outre le fait que cette distinction ne prend son sens qu’à partir d’un point de vue occidentalo-centré, il est clair qu’il y a chez de nombreux artistes occidentaux des emprunts formels à l’art asiatique. Il est par ailleurs évident que les artistes orientaux n’ont pas seulement repris des techniques, que derrière la technique se trouvent souvent une volonté de reformuler l’idée de liberté et, plus largement, des enjeux spirituels. L’intérêt considérable des artistes nippons pour le christianisme au début du 20esiècle en est un signe flagrant. En fait, cette dissymétrie est l’expression d’un système : pour que les avant-gardes, qui se régénèrent en empruntant à l’extérieur, puissent, malgré le tabou sur l’imitation, être considérées comme les vraies dépositaires de la création, il est nécessaire que ce soit le mode imitatif de l’autre qui soit le mauvais.

Quand créer revient à imiter

À la fin du 19e siècle, des artistes du monde entier venaient à Paris en quête de reconnaissance. Mais les conditions pour être accepté dans le cénacle étaient à la fois draconiennes et opaques. Les artistes étrangers ne pouvaient espérer être reconnus s’ils utilisaient des techniques et des sujets propres à leur culture d’origine. Aucun peintre japonais ayant présenté des travaux à l’encre dans la manière chinoise n’a rencontré en France le moindre succès durable. Il fallait donc que la technique et les thèmes soient suffisamment familiers pour ne pas induire de phénomène de rejet. Autrement dit, il fallait qu’à un moment de sa formation, l’artiste ait fait la démarche consciente de s’extraire des formes de sa culture, pour imiter celles de l’Europe.

Pourtant, le Nous romantique imposait dans l’idéal de n’imiter ni les objets ni les maîtres, tout modèle étant par définition transitoire. On ne pouvait le saisir au moyen des formes ; on ne pouvait le retrouver qu’au niveau du principe, en acceptant le postulat selon lequel l’art implique de ne pas imiter. Toutefois, pour celui qui ne s’identifiait pas spontanément au Nous en question, que ce fût pour des raisons culturelles ou sociales, reprendre cette idée supposait une forme d’imitation. Telle est l’expérience paradoxale – véritable mur conceptuel – à laquelle ont été confrontés des générations d’artistes asiatiques jusque dans les années 1960 : apprendre à ne pas imiter revenait malgré tout à imiter.


Bibliographie

BHABBHA, Homi K., Les Lieux de la culture : une théorie postcoloniale (The Location of Culture), Paris, Payot, 2007.

CHÂTEAU, Dominique, L’Héritage de l’art : imitation, tradition et modernité, Paris, L’Harmattan, 1998.

COX, Rupert (dir.), The Culture of Copying in Japan: critical and historical perspectives, Oxon, Routledge, 2007.

LUCKEN, Michael, Les Fleurs artificielles. Pour une dynamique de l’imitation, Paris, Edition du Centre d’Etudes Japonaises de l’Inalco, 2012.

SAÏD, Edward W., L’Orientalisme, Paris, Seuil, 2005 (1980).

SCHAEFFER, Jean-Marie, «Originalité et expression de soi : éléments pour une généalogie de la figure moderne de l’artiste», Communication, n° 64, 1997.

YAMADA, Shōji, Nihon bunka no mohō to sōzō: orijinariti to wananika (Imitation et création dans la culture japonaise : qu’est-ce que l’originalité ?), Tokyo, Kadokawashuppan, 2002.


Michael Lucken est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO, Paris) et membre de l’Institut Universitaire de France. Historien de l’art et de la culture du Japon moderne, il a publié, entre autres, L’Art du Japon au vingtième siècle (Hermann, 2001), Grenades et amertume : les peintres japonais à l’épreuve de la guerre (Les Belles lettres, 2005), 1945-Hiroshima : les images sources (Hermann, 2008), Les Japonais et la guerre, 1937-1952 (Fayard, 2013).

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