Nous connaissons le livre fondateur de Maureen Murphy sur l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique entre Paris et New York de 1931 à 2005 (Les presses du réel, 2009). Elle revient ici sur le traitement des œuvres d’art extra-occidentales, depuis le moment où elles étaient placées au plus bas du curseur évolutionniste, jusqu’à aujourd’hui. Entre temps, leur statut a changé, en partie grâce au regard des artistes modernes qui ont vu en elles de beaux objets propres à stimuler leur univers des formes. Mais le processus de leur « reconnaissance », n’est pas à l’abri des affres de la « récupération » ni des vieux réflexes, comme si l’exotisme de pacotille n’en finissait pas d’enchanter l’histoire de l’art.
Laurence Bertrand Dorléac
Les chefs d'œuvre
naissent
libres et égaux
Maureen Murphy
« Pour que les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux ». Tel était le titre de la pétition en faveur de l’entrée des arts extra occidentaux au musée du Louvre, publiée en 1990 par Jacques Kerchache dans le journal Libération. Longtemps placées au bas de l’échelle évolutionniste, les productions extra occidentales ne furent envisagées en tant que production culturelles et artistiques qu’au début du siècle dernier, le regard des artistes d’avant-garde ayant largement contribué à cette ascension. Qui dit mise en valeur ne dit pourtant pas forcément traitement égalitaire. Entre la reconnaissance et la récupération, la frontière est ténue. Considérant deux événements culturels clés (le Festival mondial des arts nègres de 1966 et l’exposition Magiciens de la terre, 1989), cette intervention questionnera la part de l’art dans les rapports de pouvoir entre l’Afrique et l’Occident.
1. Au lendemain des Indépendances : le Festival mondial des arts nègres (1966)
Associés à la modernité en art, avant puis après la Seconde Guerre mondiale à Paris, les arts d’Afrique vont suivre le déplacement de l’art moderne de Paris à New York, après la Seconde Guerre mondiale et être portés par des institutions telles que le MoMA ou le Musée d’art primitif de Nelson A. Rockefeller inauguré en 1957 et dont les collections constitueront le départ de celles consacrées aux arts « primitifs » au Metropolitan Museum de New York[ref]Voir Maureen Murphy, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique entre Paris et New York (1931 – 2005). Dijon : Les Presses du réel, 2009. [/ref]. Dans les années 1960, les arts d’Afrique commencent à acquérir une forme de respectabilité et deviennent associés au luxe et au prestige social[ref]Un événement important de l’histoire de la réception des arts d’Afrique en 1966 : c’est la vente de la collection d’Helena Rubinstein dont les œuvres d’art africain se vendent à des prix jamais atteints auparavant. Helena Rubinstein, dite la « princesse Gourielli » fonda la marque de cosmétique éponyme. A New York, elle incarne le chic à la française, le luxe et l’élégance ainsi que l’avant-garde en matière de féminité. [/ref].
En 1966, le premier Président de la République sénégalaise, Léopold Sédar Senghor organise le Festival mondial des arts nègres à Dakar et à Paris pour célébrer les Indépendances et souligner la participation de l’Afrique à la « Civilisation de l’Universel ». La photographie que nous étudierons ici fut réalisée dans le cadre d’un reportage publié par le magazine Paris Match à propos du Festival qui avait lieu en même temps que le Festival de Cannes. Une conjoncture qui explique sans doute l’attention portée par les journalistes à la mode (le numéro est ponctué de photographies de stars telles Jeanne Moreaux ou Brigitte Bardot) et le fait que l’intégralité du numéro traite, sur le ton de la futilité, de l’exotisme et de la mode d’un événement culturel et politique pourtant majeur.
La photographie, réalisée par Tony Saulnier, le collectionneur ayant organisé le repas, est légendée comme suit : « A Paris, rue Jacob, un dîner de collectionneurs de têtes ». Le malaise que provoque la mise en scène soignée et étrange résulte sans doute du contraste entre les tenues apprêtées des convives, et les masques qu’ils portent ; entre d’un côté l’univers du luxe, incarné par le décor fastueux de cet appartement bourgeois et de l’autre les masques qui renvoient à une certaine idée de l’Afrique, primitive, tribale, mystérieuse. L’ensemble frise le grotesque, le contre-nature.
Le sentiment d’étrangeté suscité par le rapprochement de symboles opposés est renforcé par les légendes qui accompagnent l’image. Un « dîner de collectionneurs de têtes » et non pas « dîner de collectionneurs d’objets » ou de « masques », mais bien de « têtes ». Terme qui renvoie à l’idée du trophée guerrier, aux têtes réduites d’Amérique du Sud, conservées en tant de trophées de guerre ou aux têtes maoris de Nouvelle Zélande. En lisant rapidement le titre, on associe aussi le « dîner » aux « têtes », ce qui confère à la scène une dimension anthropophage. Dans la légende, l’auteur évoque « un plat de caviar », ainsi que le fait qu’un masque semblable à celui du premier plan « ait été acheté huit millions par un musée ». Les convives mettent ainsi à la fois à l’honneur les masques d’Afrique en les associant au luxe, mais ils les renvoient également à leur charge d’exotisme, par le contraste net mis en scène.
Quelques pages plus loin, la nièce du Président Senghor est photographiée devant un ensemble de poids ashantis, présentant un collier comme elle l’aurait fait pour un magazine de mode. Elle pose comme si elle exposait des bijoux, or il s’agit de poids réalisés au Royaume ashanti, qui étaient utilisés dans le cadre de transactions économiques. Sur une autre page, sont photographié un ensemble de trônes royaux des Grasslands du Cameroun, trônes effigies, sacrés, disposés sur une plage, on ne sait pas pourquoi, avec au loin, la silhouette d’une femme allongée renvoyant à la figure des pin-up de l’époque.
En 1966, la référence à la mode est vide de sens politique ou idéologique à un moment pourtant historique. Et l’on peut aussi interpréter la légèreté du reportage comme un moyen de minimiser la portée historique de l’événement, ou du moins d’en gommer l’aspect politique pour le reléguer au rang de pur divertissement.
2. L’implicite du « dîner de collectionneurs de têtes » par Bernard Rancillac
La même année, un artiste français s’empare du sujet pour en révéler les sous-entendus néo coloniaux : il s’agit de Bernard Rancillac. Fidèle à sa démarche de « figuratif critique », l’artiste s’est inspiré de ce numéro de Paris Match pour réaliser une œuvre double qui fonctionne sur le modèle des calendriers de l’avent, où l’on découvre les figures cachées en soulevant les volets. Apparaissent ainsi les figures de Franz Fanon à droite, de Malcom X à gauche et de Patrice Lumumba au niveau inférieur.
Autant de figures marquantes de la lutte anti-coloniale, Fanon en Algérie, Malcom X aux Etats-Unis et Lumumba au Congo. L’œuvre, comme souvent chez Rancillac, reprend la page de Paris Match dans une inversion des tonalités, où le rouge et le jaune l’emportent sur l’ensemble, conférant à l’image une impression de brasier, comme si l’œuvre allait s’enflammer, ou était déjà en train de s’embraser à l’image des mouvements de décolonisation qui ébranlèrent les pays colonisés.
Et pourtant, le mouvement de décolonisation est d’ores et déjà amorcé si ce n’est achevé, en 1966. De plus, Rancillac choisit trois figures qui, cette année-là, sont toutes décédées : Fanon est mort en 1961, Lumumba est arrêté et assassiné en 1961, Malcom X est assassiné en 1965, aux Etats-Unis. Sans doute Rancillac a-t-il voulu mettre le doigt sur la relativité, la fragilité des mouvements de décolonisation.
Bien qu’indépendants dans les années 1960, les pays d’Afrique ont finalement peu de marge de manœuvre pour se développer hors de la tutelle européenne[ref]Citons par exemple les propos de Robert Goldwater, alors directeur du Museum of Primitive Art n’écrivait-il pas à Nelson Rockefeller, hésitant à prêter des objets au Festival: « Monsieur Chatelain, directeur des musées de France et Administrateur de la Réunion des Musées Nationaux m’a assuré, à la réunion de l’ICOM, qu’il n’y avait aucun danger de changement de Gouvernement au Sénégal (sous ferme supervision française) ou d’expropriation extérieure. Le commissaire national du Sénégal ainsi que le Président Senghor m’ont tous deux assuré en privé et par écrit, publiquement, qu’aucune revendication d’aucune sorte ne serait tolérée par leur Gouvernement. Nous sommes très excités à l’idée de prendre part au symposium de Dakar. Lettre de Robert Goldwater à Nelson A. Rockefeller du 9 février 1966, fichier 1675, boîte 163, séries « Projects », groupe de classement 4, collection Nelson A. Rockefeller, archives du Rockefeller Archive Center, Croton Fall, New York.[/ref]. Il s’opère dans cette œuvre une réelle confrontation entre l’art et la politique qui brise la légèreté du reportage pour laisser planer l’amère figure de la lutte avortée. Un reportage qui relaie finalement quelques-unes des mythologies qui traversent la société française de l’époque et en dit long sur les rapports d’égalité supposée entre anciennes colonies et métropoles, au lendemain des Indépendances.
3. Magiciens de la terre dans le sillage des célébrations du bicentenaire de la Révolution française
Pour conclure, j’aimerais interroger un autre événement culturel important qui marque l’entrée en scène de l’art contemporain extra occidental sur le marché de l’art international et pose la question de l’égalité sur la scène contemporaine, à savoir l’exposition Magiciens de la terre (1989). Si le Festival mondial des arts nègres est l’occasion pour Senghor de lancer l’école dite « de Dakar[ref]Voir à ce sujet Elisabeth Harney, In Senghor’s Shadow : arts, politics, and avant-garde in Senegal, 1960 – 1995. Durham : Duke University Press, 2004.[/ref] », un ensemble d’artistes formés à l’école des beaux arts de Dakar, dans un esprit plutôt académique et proche des théories de la négritude de Senghor, comment la création artistique contemporaine est-elle perçue, près de vingt ans plus tard, en Occident ?
En 1989, ce ne sont pas les artistes de l’école de Dakar qui sont retenus pour l’exposition Magiciens de la terre qui, je le rappelle, était une exposition vouée à confronter l’art contemporain occidental à la création contemporaine extra occidentale sur un pied d’égalité, le projet s’inscrivant dans la programmation des événements liés à la commémoration de la Révolution française. Il s’agissait d’introduire le présent de la création dans le monde, sans se limiter à l’Europe et aux Etats-Unis. Cette volonté d’ouverture était louable en elle-même, mais la méthode adoptée pose question et a suscité de vifs débats[ref]Voir par exemple Thomas Mc Evilley, « L’ouverture de la trappe. L’exposition post-moderne », in L’identité culturelle en crise, Art et différences à l’époque postmoderne et postcoloniale. Nîmes : Jacqueline Chambon, (1992), 1999, pp. 49 – 62.[/ref].
Par rapport à la diversité de la création de l’époque, quels ont été les artistes dont le travail a été retenu ? Pour le Sénégal les commissaires choisissent d’exposer Senyi Awa Camara. Artiste autodidacte, artisanale qui vendait ses sculptures sur les marchés de Casamance. « L’école de Dakar » fut sans doute jugée trop académique et ne fut pas retenue.
Mais il existait aussi une scène dissidente, critique de l’école de Dakar, inscrite dans les logiques de performance et d’actionnisme et dominée par la figure d’Issa Samb. Ce courant ne fut pas retenu non plus, car sans doute jugé insuffisamment « africain », ou authentique, trop proche de la création occidentale.
Pour représenter l’Afrique du Sud, les commissaires ont retenu le travail d’Esther Mahlangu, artiste issue du groupe culturel des Ndébélés, groupe incarnant depuis les années 1940 une vision édénique, primitive et authentique de l’Afrique. Un aspect de la vie sociale et économique de ce groupe dont on parle peu réside pourtant dans le fait qu’il s’agit là d’une minorité dont l’identité culturelle s’est consolidée du fait de son exclusion et de son cantonnement à des réserves.
En 1971, huit états africains séparés sont créés en Afrique du Sud. Les Ndebélés, comme autant de millions d’Africains noirs, sont dépossédés de leurs terres censées revenir aux Blancs, et dispersés sur tout le territoire dans des réserves « homelands » ou « bantoustants ». Ces réserves sont situées au Nord de la ville de Pretoria et un nouvel Etat leur est attribué, l’état « KwaNedebele ». Ils perdent leurs droits civiques sud-africains et deviennent donc des étrangers sur leurs propres terres, des migrants qui font des allers-retours tous les jours pour travailler à Pretoria.
David Golblatt photographie les déplacements des Ndébélés en 1983-1984, déplacements journaliers qui peuvent parfois durer jusqu’à près de huit heures. Le projet de David Goldblatt n’est pas retenu dans Magiciens de la terre, et c’est l’œuvre d’Esther Malhangu, peintre N’débélé « traditionnelle » qui est exposée. Pourquoi ne pas avoir présenté la photographie de D. Goldblatt ou la peinture d’un artiste sud-africain tel qu’Ernest Mancoba[ref]Voir à son sujet Elza Miles, Lifeline out of Africa : the Art of Ernest Mancoba. Cape Town : Human & Rousseau, 1994 et Ernest Mancoba 1904 – 2002. Regards croisés entre l’Afrique et l’Occident au 20ème siècle. Mémoire de recherche, 2ème année de 2ème cycle, sous la direction de Jean-Hubert Martin, Ecole du Louvre, Paris, juin 2008. [/ref], dont l’Etat français acquiert des œuvres en 1979 et 1989 par exemple ?
Ernest Mancoba a effectué un cursus universitaire et artistique dans des écoles missionnaires d’Afrique du Sud. En 1938, il obtient une bourse pour poursuivre sa formation d’enseignant en France. Il s’inscrit à l’école des arts décoratifs où il rencontre sa future femme Sonja Ferlov qu’il épouse en 1942 dans le camp de Saint Denis. Sonja Ferlov était une élève de Giacometti et avait son atelier à côté du sien à Montparnasse. C’est par son intermédiaire qu’Ernest Mancoba rencontre Giacometti avec qui il se lie d’amitié. En 1947, le couple se rend au Danemark où il participe aux activités artistiques du groupe COBRA.
Le travail d’Ernest Mancoba est plus proche de l’abstraction française que de Cobra et témoigne de son inscription dans les réseaux artistiques internationaux de l’époque. Une ouverture qui lui valut sans doute le fait que son travail ne fut pas retenu pour l’exposition Magiciens de la terre, car sans doute considéré comme insuffisamment « africain » et trop proche des courants artistiques internationaux.
On a pu penser à l’époque que Magiciens de la terre ouvrait la voix au post-modernisme, c’est-à-dire à une réorientation des regards, à une ouverture sur le monde et à l’instauration d’un rapport plus équitable, plus égalitaire entre le Nord et le Sud, anciennes colonies et anciennes métropoles. Cette exposition aurait pu établir une rupture avec l’approche moderniste, universaliste qui cherchait à trouver des ressemblances avec le « même », à universaliser les formes[ref]A propos des débats que suscitèrent, par exemple, l’exposition Primitivism in 20th Century Art organisée par le MoMA en 1984, voir Yve-Alain Bois, “La Pensée Sauvage”, in Art in America, avril 1985, pp. 178-189 ou James Clifford, “Histories of the Tribal and the Modern”, in Art in America, avril 1985, pp. 164 -174.[/ref]. Et pourtant, par la nature de ses choix, l’exposition réactiva le couple « nègre – primitif », dans une nostalgie primitiviste qui marque encore aujourd’hui la perception des arts d’Afrique.
L’histoire de l’art contemporain en Afrique et de sa réception en Occident reste à écrire. Pour sortir de l’impasse dans laquelle semblent s’enrayer les débats sur « l’art contemporain africain » et l’héritage colonial, il est temps de prendre ces questions au sérieux, de les étudier de manière scientifique et historique. Temps, aussi de sortir du carcan moralisateur implicite dans les études post coloniales, pour envisager la création extra occidentale sur un pied d’égalité, sans toutefois oublier les réels écarts économiques existants.
Bibliographie
Yve-Alain BOIS, “La Pensée Sauvage”, in Art in America, avril 1985, pp. 178-189.
James CLIFFORD, “Histories of the Tribal and the Modern”, in Art in America, avril 1985, pp. 164 -174.
Thomas Mc EVILLEY, L’identité culturelle en crise, Art et différences à l’époque postmoderne et postcoloniale. Nîmes : Jacqueline Chambon, (1992), 1999.
Elisabeth HARNEY, In Senghor’s Shadow : arts, politics, and avant-garde in Senegal, 1960 – 1995. Durham : Duke University Press, 2004.
Elza MILES, Lifeline out of Africa : the Art of Ernest Mancoba. Cape Town : Human & Rousseau, 1994.
Sarah LIGNIER, Ernest Mancoba 1904-2002. Regards croisés entre l’Afrique et l’Occident au 20ème siècle. Mémoire de recherche, 2ème année de 2ème cycle, sous la direction de Jean-Hubert Martin, Ecole du Louvre, Paris, juin 2008.
Maureen MURPHY, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique entre Paris et New York (1931 – 2005). Dijon : Les Presses du réel, 2009
Historienne de l’art, Maureen Murphy est Maître de conférences à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne. Ses recherches portent sur l’histoire de la réception et de la représentation des arts d’Afrique dans les musées occidentaux, les liens entre ces derniers et l’art moderne, l’art contemporain africain et les théories post-coloniales. Elle est notamment l’auteur de De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931-2006), Dijon : les Presses du réel, 2009.