« L’art c’est la vie et la vie c’est l’art » fut un leitmotiv dans les années 1950-1960, dans le sillage de Dada. Wolf Vostell s’inscrit dans cette perspective avec son Théâtre dans la rue, en 1958, où il réclame la participation active du public jusque-là cantonné à son rôle de spectateur passif.
Julie Sissia — qui prépare par ailleurs une thèse sur l’art allemand en France après 1945 — se demande en quoi cette participation du public pouvait servir de manifeste pour la démocratisation de la pratique de l’art, et si la documentation autour de ce happening avait pour ambition de souligner son caractère collectif autrement qu’abstraitement, ou bien de forger et de mettre en scène l’œuvre elle-même. Auquel cas, l’auteur resterait encore le maître de ces lieux. Ce faisant, elle montre la difficulté de modifier le statut des acteurs du monde de l’art, au moins lors de ce premier épisode.
Laurence Bertrand Dorléac
Le Théâtre est dans la rue de Wolf Vostell :
Manifeste pour un public artiste ?
Julie Sissia
« L’art c’est la vie, la vie c’est l’art »[ref]Par exemple, dans le catalogue de l’exposition Wolf Vostell (1986, Musée d’Art moderne de Strasbourg), conçu par l’artiste, Vostell inscrit dans sa biographie : « 1961 : Il invente la formule ART = VIE – VIE = ART » (p. 69). De même, le catalogue de l’exposition intitulée de manière programmatique Das Theater ist auf der Straße. Die Happenings von Wolf Vostell (Le Théâtre est dans la rue. Les happenings de Wolf Vostell), que lui consacra en 2010 le musée de Leverkusen, présente en exergue de sa biographie la phrase « Kunst ist Leben. Leben ist Kunst », accompagné de la date de 1961 (p. 331).[/ref]. Tel est le principe esthétique de l’œuvre de Wolf Vostell (1932-1998). Le théâtre est dans la rue, pour l’inventeur autoproclamé du happening européen[ref]Wolf Vostell, cat. exp., Hanovre, Kestner Gesellschaft, 1977, p. 156.[/ref], est non seulement un exemple privilégié de l’abolition de la frontière entre l’art et la vie, mais aussi un jalon historiographique, garant, aux yeux de son auteur, de sa légitimité au sein d’une histoire de l’art comprise comme histoire des avant-gardes. Dans Le Théâtre est dans la rue, daté par l’artiste de 1958, la fusion entre l’art et la vie semble a priori se jouer dans un rapport nouveau entre l’artiste et le public : au regardeur isolé, Le Théâtre est dans la rue substituerait une réunion de personnes, un public participant à la performance. Dans quelle mesure cette œuvre fait-elle du public un créateur à l’égal de l’artiste ? La participation du public peut-elle avoir valeur de manifeste pour la démocratisation et pour une pratique collaborative de l’art ? La documentation relative au Théâtre est dans la rue a-t-elle pour ambition de souligner le caractère collectif de ce happening ou bien de mettre en histoire et en scène l’œuvre elle-même, jusqu’à s’avérer peut-être le seul mode d’existence que Le Théâtre est dans la rue ait jamais connu ?
Les traces de la performance
Dans le catalogue de l’exposition qui lui fut consacrée en 1974 à Paris[ref]Vostell. Environnements/Happenings 1958-1974, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris/ARC2, 1974, p. 84.[/ref], Vostell énonce une suite d’actions qui semblent devoir être effectuées dans un ordre précis. Le public doit se déplacer dans les rues de Paris et y lire à voix haute les fragments de caractères qu’il distingue sur les affiches déchirées, jusqu’à ce que cent personnes se rassemblent. Il doit ensuite prendre les morceaux d’un accident de voiture et les coller au milieu de la rue jusqu’à rendre la circulation impossible. Le texte se termine sur un ton de manifeste, affirmant la nature mixte du décollage, qui est aussi musique, et le public fait une dernière apparition dans cet « anti-concert », en détruisant des morceaux de ferraille. Ainsi, ce texte, plus qu’une simple description du déroulement de la performance, possède une nature hybride mêlant réalité et action improbables, proches de la fiction.
Cette performance est mise en image par une sélection de photographies et de reproductions de décollages d’affiches. Le catalogue de l’exposition de 1974 reproduit le décollage d’affiches Et, das Theater ist auf der Straße[ref]Ibidem, p. 85.[/ref] qui adopte le format rectangulaire traditionnel de la peinture. Or, reproduit en regard du texte, celui-ci est légendé comme « documentation du happening rue de la Tour de Vanves, 1958 », et donc détourné de son statut d’œuvre indépendante au profit de celui de trace de la performance. Dans un autre ouvrage, publié en 1969, quatre photographies sont rapportées à l’action Le théâtre est dans la rue[ref]René Block, Wolf Vostell, Berlin, 1969, p. 185-189.[/ref]. Les personnes photographiées ne prennent pas en compte le photographe, tous lui tournent le dos ou regardent ailleurs. On ne remarque aucune voiture, aucun chantier, aucune des machines auxquelles le texte fait référence. Ni l’artiste, ni quelque participant décollant des affiches ne sont visibles. Seules les affiches à l’arrière-plan, en lambeaux, permettent d’établir un lien avec le texte : elles forment le décor de cette scène de « théâtre » dans la rue. La confrontation de ces documents apparaît d’emblée paradoxale quant au rôle du public dans l’œuvre et quant au déroulement même de la performance. Ni les photographies, ni le tableau Et, das Theater ist auf der Straße, ne mettent l’accent sur la participation du public telle qu’elle semble prescrite dans le texte.
La participation du public : réalité collective …
Dans l’article « Vostell’s Ruins : dé-collage and the mnemotechnic space of the postwar city »[ref]Claudia Mesch, « Vostell’s Ruins : dé-collage and the mnemotechnic space of the postwar city », in Art History, n° 23, mars 2000, t. i, p. 88-115. [/ref] Claudia Mesch admet comme une évidence la participation active des spectateurs. Pour l’historienne d’art américaine, la performance aurait été réalisée « dans une démarche particulièrement démocratique », durant laquelle les participants « endossent en public le rôle des affichistes », portant « la création et la réception, habituellement séparées, à un point de quasi-simultanéité ».[ref]Ibidem, p. 93.[/ref] Le récit de la performance permet à Claudia Mesch de définir Le Théâtre est dans la rue comme une œuvre « complètement collaborative et performative »[ref]Ibidem, p. 88.[/ref].
Une telle interprétation du rôle du spectateur dans la performance est récurrente dans l’histoire de cette pratique artistique depuis la fin des années 70, lorsqu’émergèrent les premières théories. Ainsi, en 1979, dans l’article « notion(s) de performance », Chantal Pontbriand définit la performance comme « articulation même de la vie plutôt qu’illusion. Elle est une carte, une écriture qui se déchiffre dans l’immédiat, dans le présent, dans la situation présente, en confrontation avec le spectateur. »[ref]Chantal Pontbriand, « Notion(s) de performance », in Performance by Artists, Toronto, 1979, cité par Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan, « Introduction », in Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan, La performance. Entre archives et pratiques contemporaines, Art Metropole, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 13. [/ref]. De même, Paul Ardenne fonde sa théorie d’un art « contextuel » sur l’interaction entre le public et le spectateur, sur la « relation directe, l’échange physique, la réciprocité immédiate, le tout vécu sous les auspices du contact ».[ref]Paul Ardenne, Un art conceptuel. Création artistique en milieu urbain en situation d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002, p. 179.[/ref] La participation co-créative, co-présente du public dans la performance, à fortiori dans un contexte urbain, semble une règle de cet art. Plusieurs aspects du texte rédigé par Vostell pourraient corroborer cette lecture de l’œuvre. L’artiste ne précise-t-il pas les actions que le public doit réaliser ? Ne fusionne-t-il pas les rôles du public et de l’artiste dans l’emploi qu’il fait de l’impératif, par exemple, lorsqu’il écrit « Marchez dans les rues et lisez à haute voix » ? Tous, quel que soit leur statut de créateur ou de non créateur, ne sont-ils pas alors voués à agir ensemble et en même temps ? Cette action de Vostell participe-t-elle dès lors d’une démocratisation de la pratique artistique, affranchie des intermédiaires du monde de l’art, où l’artiste et le public s’allient dans un refus commun du marché de l’art et dans le « dynamitage d’objets d’art »[ref]Il prône des « dynamitages d’objets d’art » (« Sprengungen von Kunstgegenständen »), dans Vostell, Retrospektive 1958-1974, cat. exp., Berlin, Nationalgalerie, 1975, p. 94. (Reprise allemande de l’exposition parisienne de 1974).[/ref] ? Ensemble, à égalité, ils travailleraient à abolir la passivité du spectateur et, partant, sa sujétion à la société de consommation – celle que symboliseraient les affiches – pour en redevenir les acteurs… à l’instar de l’artiste.
… ou fiction individuelle ?
Or, de nombreux aspects de l’œuvre remettent en cause une analyse « collaborative et performative »[ref]« In a particularly democratic gesture, the participants of the dé-collage demonstration Tour de Vanves publicly enact the role of the déaffichiste. These demonstrations brought the habitually separate aspects of production and reception almost to the point of simultaneity. Dé-collage presented the public space of the street as a stage for both creation and radical critique which, while initiated by Vostell, could be completed by the public. The close relation of production and reception in dé-collage which is staged in Tour de Vanves positions active participation within the cognitive process of allegory to pose larger questions about the individual’s place within the present and her or his acknowledgement of the weight of the past within it. », in Claudia Mesch, op. cit., p. 93.[/ref]. En effet, le texte se déploie de sorte à brouiller les frontières entre description d’une scène fictive et action performée, dans les paragraphes mêmes où le public est supposé agir. En outre, le temps de la performance est lui aussi abstrait : la participation n’a pas lieu dans un moment précis : elle est datée de 1958 à chaque paragraphe mais sa durée n’est pas mentionnée. Ces précisions temporelles ne nous donnent en fait aucune indication sur le déroulement de l’action dans le temps. Cette relation au temps entre en tension avec les observations de Chantal Pontbriand : « La performance est basée sur un temps réel et non fictif. La littéralité du temps et de l’espace est une composante de base. Une performance dure souvent le temps du processus qui la sous-tend »[ref]Chantal Pontbriand, « Notion(s) de performance », in Performance by Artists, Toronto, 1979, cité par Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan, « Introduction », in La Performance, op. cit., p. 15. [/ref]. Le public, mêlé à des actions et à des visions poétiques, devient progressivement lui aussi un élément abstrait du texte.
Il en va de même pour les photographies, qui conditionnent en grande partie les représentations que nous pouvons nous faire des happenings. Comme dans de nombreuses autres performances, les photographies choisies réapparaissent de manière récurrente dans les publications[ref]« « En tant que document, la photographie présuppose généralement l’authenticité, et fait autorité », note Tracey Warr : « Des performances longues et complexes impliquant la participation du public sont réduites à une seule image – la « bonne » image du point de vue de l’éditeur – reproduite maintes fois dans les ouvrages. » Cette image qui incarne, par habitude et par manque de sources alternatives, une exécution entière, éclipse le reste de l’interprétation : elle n’éclaire une performance qu’en portant une ombre sur ce qu’elle ne capture pas. Mais cette ombre portée sur les zones inconnues de l’événement est loin d ‘être simplement ignorée : bien au contraire, l’obscurité invite au fantasme. Les ombres font partie du tableau que l’on dresse d’une performance à la façon d’un « spectre », affirme Jean-Paul Martinon. En paraphrasant Jacques Derrida, Martinon entend par là ce qui ne se donne pas à voir, et qui se laisse seulement imaginer, supposer, fantasmer. » Pierre Saurisse, « La performance des années 60 et ses mythes », in Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan, La Performance, op. cit., p. 35.[/ref]. Or, elles ne représentent aucun participant à l’action, les personnes photographiées sont de simples piétons occupés à leurs activités quotidiennes, des « passants anonymes » comme le rappelle la légende de l’œuvre.[ref]Voir la légende des illustrations relatives à cette performance dans René Block, op. cit, p. 445 : « Das Theater ist auf der Straße, 1958, décollage in mehreren Pariser Straßen von Vostell und anonyme Passanten » (« Le Théâtre est dans la rue, 1958, décollage dans les rues de Paris par Vostell et des passants anonymes »).[/ref] Enfin, sur les photographies conservées aux archives Vostell, on distingue les noms de la rue Alfonse Karr et de la rue de Flandres, situées dans le 19e arrondissement de Paris, loin du passage de la tour de Vanves à Montparnasse, où Vostell affirme avoir réalisé son happening. Vostell souhaite-t-il insister sur la contradiction du texte et de l’image, à la manière d’un Kaprow, qui soulignait ainsi volontairement la différence entre action performée et trace mémorielle de celle-ci[ref]Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan, « Introduction », in Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan, La Performance, op. cit., p. 27.[/ref] ?
Un montage plus vrai que nature
La connaissance que possède Vostell de la mise en scène des textes et des images, grâce à sa formation de photolithographe et à ses activités éditoriales[ref]Wolf Vostell est l’éditeur et le créateur de la revue Décollage : Bulletin aktueller Ideen (puis Décollage : Bulletin der Fluxus und Happening Avantgarde) qui paraît de 1962 (n°1) à 1969 (n°7).[/ref], nous invite à envisager la mise en scène de la performance dans les publications comme un aspect à part entière de son œuvre. Dès lors, cette œuvre ne pourrait-elle pas relever du montage photographique ? Et refléter simultanément l’importance que l’artiste souhaite lui donner rétrospectivement – plus de dix ans après sa réalisation – au sein de l’histoire de l’art… quitte à la recréer à partir d’œuvres et de documents indépendants, pour obtenir l’effet de la continuité, de la cohérence, de la participation réelle ?
Un public abstrait
Les images et les textes suggèrent que Le Théâtre est dans la rue n’a peut-être jamais existé autrement que comme montage éditorial de photographies et de textes. A notre connaissance, cette œuvre n’est mentionnée dans aucune publication antérieure à 1969. Dès lors, n’est-il pas envisageable que Vostell, dans les premières publications qui lui sont exclusivement consacrées, écrive l’histoire de son œuvre, allant jusqu’à en inventer certaines de toutes pièces en jouant sur la supposée objectivité documentaire de la photographie ? Le seul spectateur bien réel de ce happening n’est-il pas, en définitive, le lecteur des ouvrages, livré à la reconstitution mentale d’une œuvre qui n’existe qu’en tant que montage graphique? Le lecteur devient alors spectateur performeur et Vostell metteur en scène de son œuvre et de celle-ci dans l’histoire des avant-gardes, à travers les outils même de l’histoire de l’art : les publications et les expositions. Tout se passe comme si le public, compris comme entité abstraite, remplissait, davantage qu’une fonction d’acteur ou de co-créateur, une fonction purement rhétorique. La remise en cause de la passivité du spectateur apparaît désincarnée tant dans le texte que dans les photographies. Ainsi, ce public anonyme défini comme collectivité agissante au sein d’une fiction orchestrée par l’artiste n’attente pas au rôle fondamentalement singulier de l’artiste, mais l’inscrit au rang de ceux qui font l’histoire des avant-gardes.
Bibliographie
Das Theater ist auf der Strasse. Die Happenings von Wolf Vostell, cat. exp., Museum Morsbroich, Leverkusen, 2010.
Paul ARDENNE, Un art conceptuel. Création artistique en milieu urbain en situation d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002.
Janig BEGOC, Nathalie BOULOUCH et Elvan ZABUNYAN, La performance. Entre archives et pratiques contemporaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
Richard LANGSTON, Visions of Violence. German Avant-Gardes After Fascim, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 2008.
Sidney SIMON, « Wolf Vostells Aktionsbildsprache » in Vostell, Berlin, Editionen 17, 1969.
Vostell. Environnements/Happenings 1958-1974, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris/ARC2, 1974.
Julie Sissia, doctorante en histoire de l’art à Sciences Po sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac ; membre du projet « A chacun son réel. La notion de réel dans les arts plastiques en France, RFA, RDA, Pologne des années 1960 à la fin des années 1980 », financé par le programme ERC (European Research Council) Starting Grant Programm, dirigé par Mathilde Arnoux, Centre allemand d’histoire de l’art (Paris).