Comment la passion vient à l’esprit de l’historien ? C’est à la fin des années 1970 que François Furet, l’auteur déjà célèbre de Penser la Révolution française, introduit les notions de sentiment et d’affect en relation avec ses prédécesseurs du 19e siècle, en particulier avec Tocqueville. S’il ne sera jamais question chez lui d’images, les historiens de l’art seront une fois de plus intéressés par un discours sur la politique dont le jeu passe pourtant beaucoup par les « représentations ».
Christophe Prochasson, nous offre généreusement les premières observations de son nouveau chantier sur Furet.
Laurence Bertrand Dorléac
Les passions comme énigmes.
Histoire, politique, société chez François Furet
Christophe Prochasson
Pénétrer dans l’histoire politique post-révolutionnaire en plaçant l’étude des passions au centre de l’enquête ne va pas de soi pour un historien comme François Furet dont l’environnement historiographique immédiat poussait à reconnaître la politique comme le lieu où se combinent principalement les idées et les intérêts. Deux grandes traditions n’ont-elle pas dominé dans la deuxième moitié du siècle dernier, aussi réductrices l’une que l’autre ? La première, dérivée du marxisme, dénonçant la politique comme une illusion masquant le jeu des intérêts, la seconde, idéaliste, convaincue que les idées mènent le monde. Grand lecteur des monstres sacrés du XIXe siècle, dont il est fils fidèle, François Furet a ajouté aux intérêts et aux idées une troisième dimension, les passions, dont il n’est pas loin de penser qu’elles constituent le carburant indispensable, et peut-être même principal, de la politique depuis la Révolution française.
Passions, sentiments, émotions, illusions
Le grand sujet que ne cessa de labourer Furet n’est autre que celui des conditions d’exercice de la démocratie. Il s’interrogea sans relâche sur le répertoire de passions dont celle-ci se nourrit.
Chez Furet « passions » et « sentiments » s’équivalent souvent. Les nuances entre les deux termes sont imperceptibles et ceux-ci paraissent souvent interchangeables. Ainsi fait-il de la peur et du ressentiment deux passions politiques, la première dominant le répertoire émotionnel de la droite, la seconde celui de la gauche[ref]Entretien inédit (1996-1997) entre François Furet et Paul Ricoeur, Archives François Furet, Centre d’études et des recherches politiques Raymond Aron (CESPRA), EHESS, Paris. [/ref]. Dans Le Passé d’une illusion, Furet parle des « sentiments de patriotisme qui ont conduit les soldats au front en août 14 », traite de la « passion communiste », évoque la « passion de l’universel », ailleurs il parle du « sentiment national », très cousin selon lui de la « passion nationale », ce composant puissant de la « passion démocratique »[ref]François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.[/ref]. A la suite de Tocqueville ou de Rousseau, il intègre au rang des « passions démocratiques » l’envie ou la jalousie nées l’une et l’autre de sociétés qui font de l’égalité des hommes leur fondement même tout en se heurtant aux inévitables différenciations sociales produites par la liberté de s’enrichir.
N’y-a-t-il donc aucune distinction à établir entre les deux notions ? On a parfois l’impression que la passion est une catégorie de sentiment politique parmi d’autres. Cette hypothèse est la plus probable car le spectre des sentiments est beaucoup plus large que celui des passions. Le répertoire sentimental de Furet est vaste et son horizon mal défini : « sentiment du progrès », « sentiment religieux », « sentiment national », « sentiment démocratique moderne », « sentiment de classe », « sentiment moderne de l’appartenance de classe », etc.
Le recours à « émotion » est beaucoup moins fréquent. Il semble marquer par rapport à « sentiment » une étape supplémentaire dans la voie de l’approche psychologique du social. A l’inverse de « sentiment » qui traduit des états stables, « émotion » verse du côté de l’intensité et du surgissement. Lorsque Furet fait référence à des « émotions messianiques » ou à l’émotion ressentie face au déploiement des injustices, il décrit des phénomènes psychologiques forts et soudains.
Le terme pour lequel Furet opte avec le plus d’insistance, ponctuant ainsi l’ensemble de son œuvre, est bel et bien « passion » qui se distingue, malgré les proximités signalés ou les indistinctions apparentes d’usages, des deux précédents. L’utilisation du mot passion présente deux avantages. L’un revient à bien démarquer la démarche de Furet de l’histoire des mentalités, toujours plus ou moins empreinte à ses yeux d’un structuralisme qui passe à côtés des dynamiques historiques. Les passions intègrent la dimension sociale de l’histoire à laquelle Furet, quoiqu’on en ait dit, est toujours demeuré fidèle, même à sa manière. Les passions chez Furet sont toujours principalement collectives. Le second vise à enrichir le registre des affects d’une profondeur politique. Les passions sont du sentiment et de l’idéologie, comme l’idéologie est d’ailleurs composée d’idées et de passions et que c’est en raison même de cette alchimie qu’elle est à l’origine de ce que Furet appelle les « illusions », avec une connotation freudienne assumée dans le cas de son dernier ouvrage : Le Passé d’une illusion.
L’illusion est affaire de passions puisqu’elle est définie comme un « investissement psychologique très puissant » qui masque définitivement la réalité aux hommes. L’idéologie semble, elle, figurer du côté de la raison et viser davantage les intellectuels que les masses. Pas tout à fait cependant car il existe des « passions idéologiques » : les idéologies sont en effet susceptibles de créer des « enthousiasmes » dans les classes populaires comme dans les classes cultivées. De ce point de vue d’ailleurs, le national-socialisme, « amalgame fumeux d’autodidacte » l’emporte sur le léninisme qui « possède un pedigree philosophique »[ref]Ibid. Repris dans François Furet, Penser le XXe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p.516 et 517.[/ref]. Mais tous deux se présentent tout à la fois sous le jour d’idéologie et de passion.
Le périmètre des passions est ainsi moins étendu que celui des sentiments ou des émotions. Sans fermer tout à fait la liste, il est possible de réduire le nombre des passions démocratiques, les seules dont traitent vraiment Furet, à quelques-unes d’égale intensité. Sans doute faudrait-il distinguer entre des passions mères ou premières et des passions dérivées ou secondes. La première de toutes, et dont toutes les autres dérives, est la passion égalitaire. D’elle, découlent la passion révolutionnaire voire « la passion française pour la révolution permanente »[ref]Entretien avec Roger Martelli, L’Humanité-Dimanche, 27 mars 1995.[/ref], la passion pour la politique, les « passions idéologiques » et en particulier la « passion communiste » mais aussi la « passion fasciste », les deux habitées par la peur de leur adversaire, mais partageant la même « haine du bourgeois », la « passion nationale », mais aussi des passions sociales comme la haine du bourgeois, la passion antiaristocratique qui l’anticipe sous la Révolution, l’argent qui est, nous dit Furet, la grande passion du bourgeois, passion du bien-être, « constitutive des sociétés modernes »[ref]Ibid.[/ref].
Passions démocratiques et passions révolutionnaires
Parce qu’elles nourrissent de perpétuelles insatisfactions et engendre des déceptions, les passions démocratiques produisent les « passions révolutionnaires ». Selon Furet la passion révolutionnaire fut longtemps en France une grande passion nationale qui semble s’être à peu près éteinte à la fin du siècle dernier, après une lente agonie et plusieurs étapes historiques que la fameuse formule de Furet plusieurs fois répétées – « La Révolution entre au port » – traduisit pour l’une d’entre elles tout au moins.
Qu’est-ce que la « passion révolutionnaire » ? Elle manifeste d’abord une croyance dans la force de la volonté politique. La passion révolutionnaire pousse les hommes à changer la société de fond en comble en un bref laps de temps. Parce qu’ils veulent changer le monde, ils le changent. Encore faut-il distinguer entre les deux révolutions qui ont principalement retenus l’attention de Furet : la Révolution française et la révolution bolchevique. Pour la première, la passion révolutionnaire naît de l’histoire elle-même. C’est en quelque sorte, le processus révolutionnaire lui-même qui déclenche les passions révolutionnaires ou, si l’on préfère, c’est la Révolution qui fabrique les révolutionnaires. A la veille de 1789, nulle des grandes figures qui agirent dans les années suivantes ne songeait à « faire la Révolution », moins encore ne se définissaient-elles comme « révolutionnaire ». La fièvre et la ferveur sont nées du choc même des événements dont le déclenchement reste « énigmatique ».
Il en va tout autrement pour la Révolution soviétique qui se pense beaucoup en miroir des expériences révolutionnaires qui ont précédé et, tout particulièrement, celles de la Grande Révolution. Lénine et les bolcheviques savent qu’ils vont faire la Révolution et qu’il n’est pas d’autre issue pour changer une société. La Révolution avec son lot de passions et de violences nécessaires constitue la seule voie réaliste pour assurer l’accomplissement des promesses contenues dans le message révolutionnaire élaboré à la fin du XVIIIe siècle. Chez les bolcheviques, la passion révolutionnaire est innée, elle est déjà là quand surgit l’événement.
La formule de « passion révolutionnaire » n’est cependant guère mobilisée avant les années 1990, quand Furet se lance dans l’étude de l’histoire du communisme au XXe siècle. Pourquoi ? Parce que précisément, c’est la Révolution française qui invente la « passion révolutionnaire » et en fait l’un des éléments moteurs des dynamiques politiques du XIXe siècle. Les cultures politiques sont gouvernées par cette passion structurante du champ politique, les uns s’en armant pour abattre sociétés et régimes qui leur répugnent, les autres la combattant en dénonçant les ruines et les tyrannies qu’elle finit toujours par entraîner peu ou prou.
La passion révolutionnaire, et pas seulement communiste, a aussi beaucoup joué d’une passion démocratique secondaire : la haine du bourgeois. Furet a consacré de fortes pages dans le premier chapitre du Passé d’une illusion précisément intitulé : « La passion révolutionnaire ». Cette passion est fille de la passion égalitaire. La passion égalitaire se mue en passion antibourgeoise. L’homme bourgeois est ainsi divisé à l’intérieur de lui-même, puisqu’une moitié de lui-même est en proie à la critique de l’autre, l’accusant d’être infidèle à ses valeurs, tant est si bien d’ailleurs que la haine du bourgeois n’est en rien la haine de l’autre, remarque Furet, mais « la haine de soi »[ref]Se reporter au premier chapitre du Passé d’une illusion intitulé : « La passion révolutionnaire ». [/ref].
Ces traits de psychologie sociale, faite de l’observation des attitudes politiques et de la lecture des grandes œuvres littéraires, politiques et philosophiques, ont une conséquence majeure dans l’historie politique de l’Europe contemporaine. Les bourgeoisies ont enfanté des individus qui « haïssent l’air qu’ils respirent »[ref]Ibid. Repris dans François Furet, Penser le XXe siècle, op.cit., p.529.[/ref] et se retournent contre eux-mêmes en accordant leur soutien à des régimes qui visent à leur propre destruction. Toute l’histoire du XXe siècle, plus encore que celle du XIXe siècle durant lequel l’aristocratie possède de beaux restes, en est l’illustration et est l’objet du dernier livre de François Furet : Le Passé d’une illusion est ainsi un grand livre sur les passions démocratiques.
Bibliographie
Olivier BÉTOURNÉ, Aglaia HARTIG, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, 1989.
François FURET, Penser la Révolution Française, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1978.
François FURET, L’Atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1982.
François FURET, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.
François FURET, Penser le XXe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2007.
Ran HALÉVI, L’expérience du passé. François Furet dans l’atelier de l’histoire, Paris, Gallimard, 2007.
Christophe PROCHASSON, « Sur une réception de l’Histoire socialiste de la Révolution française : François Furet lecteur de Jean Jaurès », Cahiers Jaurès, 200, avril-juin 2011, p.49-68.
The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, « François Furet et les Révolutions », XXIX, 2, 2008.
Pierre STATIUS et Christophe MAILLARD (dir.), François Furet. Révolution française, Grande Guerre, communisme, Paris, Le Cerf, « Politique », 2011
Né en 1959 à Paris, Christophe Prochasson est historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a aussi enseigné dans plusieurs universités étrangères. Membre de la rédaction des revues Le Mouvement social et Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, il dirige actuellement les Editions de l’EHESS. Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur l’histoire culturelle et politique de la France des XIXe et XXe siècles. Il s’est particulièrement consacré à l’histoire des intellectuels, à l’histoire socio-culturelle de la IIIe République, à celle de la gauche ainsi qu’à l’histoire culturelle de la Première Guerre mondiale. Derniers ouvrages parus : L’empire des émotions. Les historiens dans la mêlée (Demopolis, 2008), 14-18. Retours d’expériences (Tallandier, 2008) et La gauche est-elle morale ? (Flammarion, 2010). Il prépare actuellement un ouvrage sur François Furet.