n° 38 | L’égal de l’histoire | Thomas Schlesser

En art, la question de l’égalité se pose de multiples façons. Thomas Schlesser, dont nous connaissons les excellents livres sur le 19e siècle, revient ici à la propension de l’artiste à rivaliser avec l’histoire. À travers le cas de Paul Chenavard, il nous offre un exemple de rêveur, égalitariste spirituel, qui veut tout au même plan et dans l’harmonie dans son œuvre,  mais rien ou presque dans la vie réelle. Il nous permet de saisir à quel point il est parfois dangereux de vouloir à la fois l’égalité et conserver un statut d’artiste en prophète, sauf à inventer de nouveaux objets et de nouveaux statuts.

Laurence Bertrand Dorléac

 

Paul Chenavard
l'égal de l'histoire

Thomas Schlesser

Paul Chenavard (1807-1895) partagea avec Tocqueville une considérable méfiance vis-à-vis de la passion de l’égalité. Républicain convaincu, anticlérical affirmé, cet artiste originaire de Lyon qui consacra son existence à un grand projet qu’il n’acheva jamais – une Palingénésie universelle décrivant toutes les étapes cruciales de l’histoire humaine – souhaitait conserver, de même que son ami le critique Gustave Planche, un statut d’exception pour les créateurs et surtout, une mission extrêmement élevée pour leurs productions. Il s’érige ainsi contre la mouvance réaliste, contre le nivellement de la hiérarchie des genres, contre l’idée d’une équivalence entre la vocation édifiante de la grande peinture et celle, plus commerciale et décorative à ses yeux, du paysage ou de la nature morte. Chenavard convient certes qu’on se réjouisse de la démocratisation du goût, mais il déplore corollairement l’affaissement esthétique qu’engendre le phénomène.

Si Chenavard peut s’inscrire contre cette tendance, c’est aussi parce que lui-même n’a rien à envier à l’égalité de condition qui, d’après Tocqueville, devient une passion néfaste pour la société qui y goûte[ref]« C’est l’égalité des conditions; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette égalité. Ne demandez point quel charme singulier trouvent les hommes des âges démocratiques à vivre égaux, ni les raisons particulières qu’ils peuvent avoir de s’attacher si obstinément à l’égalité plutôt qu’aux autres biens que la société leur présente : l’égalité forme le caractère distinctif de l’époque où ils vivent; cela seul suffit pour expliquer qu’ils la préfèrent à tout le reste. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t.II., Paris, Gallimard, coll. Folio-Histoire, 1999, p. 139.[/ref]. L’artiste lyonnais, bénéficiant d’une manne financière extraordinairement confortable toute sa vie, embrassa la carrière de peintre sans devoir se soucier de vendre quoi que ce soit, et encore moins de produire en masse. Créer relevait pour lui de l’absolu.

De même que Goethe, de même surtout que Nietzsche dans sa Seconde considération intempestive, Chenavard ne trouvait de pertinence au déploiement d’un savoir qu’à condition qu’il stimule l’engagement et l’énergie des êtres vivants. Quand il songe à l’artiste dans sa plus noble acception, Chenavard parle d’un « réalisateur [ref]Voir les entretiens de Chenavard avec Paul Mariéton, reproduit in Marie-Antoinette Grunewald, Paul Chenavard, lyonnais, peintre et philosophe et son environnement social, thèse de doctorat d’État, Sorbonne, 1983, tome 6, p. 301.[/ref]» (ou d’un « opérant »), qu’il oppose aux « avocats » (ceux-là étant les individus noyés par leur propre parole). Et, en tant que « réalisateur », il s’attèle à faire voir et à faire savoir pour inviter à agir. Bien sûr, la peinture de Chenavard, par son érudition, fait de l’histoire (historiam rerum gestarum), mais ce récit se destine à faire l’Histoire (res gestas).

L’ambition syncrétique

Paul Chenavard, Palingénésie sociale, Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Cette Palingénésie universelle, quelle est-elle exactement ? Il s’agit d’une frise narrant le devenir du monde, inspirée par de nombreuses lectures (celles de Ballanche, auteur des Essais de Palingénésie sociale, en 1827) de rencontres (avec Hegel, les peintres mystiques allemands Cornelius et Overbeck, en 1828), de modèles picturaux (les compositions de Raphaël) et, plus généralement, par le culte des grands hommes. Pensée pendant deux décennies, elle faillit orner le Panthéon, à la faveur d’une commande de la République en 1848, mais en fut finalement chassée lors du second Empire. Les images, en grisaille, s’enchainent pour étaler une chronologie de périodes-clefs et de ruptures essentielles – conflits fondateurs(La Guerre de Troie, Attila…), naissances de croyance(La Prédication de Jésus-Christ, Luther faisant brûler les décrétales…), progrès scientifiques(Hippocrate au chevet des malades, La Découverte de l’imprimerie…), rayonnement de l’esprit (Le Siècle de Louis XIV, L’Escalier de Voltaire…). Chenavard avait également  prévu au sol un pavement, où l’on voyait L’Enfer, Le Purgatoire, Le Paradis et La Crucifixion. Enfin, ultime aboutissement de tout ce dispositif, s’offrait une dernière image unifiant, au-delà de tout conflit, dans une espèce d’Harmonie enfin trouvée, les insignes figures de l’Histoire, qu’elles soient mythiques, allégoriques, religieuses, politiques, scientifiques ou artistiques.
Cette Harmonie finale, qui devait constituer la mosaïque centrale du pavement, sous la coupole du Panthéon, se composait de 158 personnages. Elle sert de point de convergences. Chenavard est plusieurs fois revenu sur son élaboration entre 1830 et 1848, et certainement mérite-t-elle une vive attention car elle exalte un surprenant égalitarisme qui, précisément causa la perte de son auteur. Dans sa toute première version, cette image était un cercle qui synthétisait, en une sorte de raccourci vertigineux, Le Passé, Le Présent et L’Avenir, lequel, d’après les descriptions que nous laissé Théophile Gautier, devait être cataclysmique [ref]Voir Théophile Gautier, « Le Panthéon, les peintures murales », in L’Art moderne, Paris, Michel Lévy, 1856. [/ref]. Mais, il ne demeura que les deux tiers de ce projet initial, puisque L’Avenir a été supprimé. Les circonstances exactes et, a fortiori les motivations de la modification de Chenavard nous sont inconnues. On peut toutefois émettre l’hypothèse suivante : le peintre évita de parasiter la bonne entente de sa vision syncrétique avec une perspective alarmiste et il invita ses spectateurs, sans les décourager, à concrétiser sur terre l’ « utopie harmonienne » qu’ils avaient sous les yeux.
Car c’est bien d’une telle utopie qu’il s’agit : de façon immédiate, on constate qu’il n’y a pas d’affrontement, pas de conflits entre les protagonistes (contrairement aux images « convergentes »). Tous cohabitent, discutent, échangent, comme s’ils étaient étanches aux passions de l’Histoire. Dans cette version de la mosaïque, on a le sentiment que le passé et le présent sont réunis dans une intemporalité pacifiée, dans un rêve de bonheur, dans un rêve d’Harmonie où des forces qu’on croyait antagonistes se tolèrent et s’accueillent mutuellement. Chenavard sacrifiait, iconographiquement, à la passion de l’égalité. Mais celle-ci n’avait, évidemment, rien à voir avec la passion de l’égalité de condition qu’il répudiait autant que Tocqueville…

L’égalité dévoyée

Parmi les nombreuses raisons qui empêchèrent Chenavard de mener à bien son projet, il en est une qui fait un écho direct à notre problématique. C’est en effet l’exigence de l’égalité des chances, inhérente à tout bon système républicain, qui entrava la réalisation de La Palingénésie. Expliquons-nous.
Trop pressé d’être l’aiguillon artistique d’un nouveau régime, son guide tutélaire, Chenavard ne réalisa pas que les conditions d’attribution du Panthéon étaient fondamentalement antirépublicaines. Ce fut en effet au terme d’une rencontre personnelle avec le Ministre de l’intérieur Ledru-Rollin que, par un arrêté du 18 avril 1848, Chenavard reçut la charge d’exécuter dans l’intérieur du Panthéon, une suite de peintures murales conformément au projet qu’il mit sous les yeux du ministre. Il y avait là une opportunité acquise sans concours, à la faveur d’un entretien direct avec le pouvoir. Nombreux étaient les artistes à surveiller la politique culturelle des nouvelles instances et l’aubaine offerte à Chenavard ne les réjouit pas du tout. Voici ce que relate un des alliés de peintre lyonnais, Jean-Louis Bezard :

« Je sors d’une réunion d’artistes [le jour même de l’arrêté] qui a eu lieu à la chambre des députés. J’ai appris là que vous étiez chargé de la Décoration du Panthéon, et m’en réjouissais lorsque en même temps on m’a montré une Protestation adressée au Ministre, et remplie déjà d’un grand nombre de signatures, blâmant la manière dont le travail avait été donné et en même temps le choix de l’Artiste : on appelait cela de la faveur, de l’injustice [ref]Lettre de Bezard à Chenavard 18 avril 1848, Lyon, Bibliothèque municipale, Ms. 5414. [/ref]. »

Dans une missive, un peintre anonyme reprocha à juste titre à Ledru-Rollin ce retour à un système de décision litigieux doublé d’un choix pour le moins curieux, puisque l’heureux élu n’avait rien produit ni prouvé en matière de décoration monumentale. La lettre fut publiée dans L’Artiste et la réponse qu’y apporta son directeur, Arsène Houssaye, ne manqua pas de piquant. Houssaye légitima le choix de Chenavard en vantant les qualités d’un « grand peintre », d’un « orateur en peinture » qu’il avait vu en train de méditer devant la fresque de Michel-Ange au Vatican [ref]Arsène Houssaye, L’Artiste, 30 avril 1848. [/ref]. Il ajouta de surcroît que cette « excellente idée […] ouvr[ait] un atelier national aux jeunes artistes [ref]Ibid.[/ref]. »
Atelier national, l’expression était forte : elle signifiait que le chantier de Chenavard constituait un réservoir de travail pour pallier le dénuement des jeunes artistes. Comme si la concordance entre le projet de longue date foncièrement désintéressé du peintre lyonnais et le beau cadeau que lui fit le gouvernement provisoire allait permettre, ni plus ni moins, de satisfaire, égalitairement, les innombrables rapins parisiens en mal d’argent. Mais cet « atelier national » créé autour de Chenavard posa un nombre considérable de problèmes. Et loin de répondre à la pénurie de travail des artistes, il générait une forte contestation que Taxile Delord relata simplement :

« Une foule de peintres se présentèrent [sur le chantier], croyant trouver là des ateliers nationaux de la peinture. Leur aide ayant été refusée, ils colportèrent dans les clubs alors nombreux, une sorte de protestation contre le mode d’exécution du grand travail qu’on allait entreprendre au Panthéon [ref]Taxile Delord, Histoire du Second Empire, tome 6, Paris, G. Baillière, 1876. Reproduit in Thomas Schlesser, Paul Chenavard, monuments de l’échec (1807-1895), Dijon, Presses du Réel, 2009, pp. 251-256. [/ref]. »

Ce ne furent pas moins de trois mille signatures qui circulèrent pour dénoncer une méthode d’autant plus injuste que le salaire proposé – une allocation de 10 francs par jour – était considéré comme « avilissant pour l’art  [ref]Ibid.[/ref] ».

L’équivalence des motifs

Notons toutefois que la ruine définitive de La Palingénésie ne découla pas tant des protestations d’artistes frustrés que du pouvoir religieux. Car, les catholiques récupérant officiellement le Panthéon en décembre 1851, ils ne purent tolérer l’égalitarisme spirituel de Chenavard figurant un rêve harmonien. Dans L’Ami de la religion, Albert du Boys expliquait :

« Le plan des peintures murales du Panthéon, tel qu’il a été conçu et qu’il continue de s’exécuter, est un pêle-mêle inouï des idées les plus contradictoires, des croyances les plus diverses, des symboles les plus opposés. Tous les Dieux de la Grèce et de l’Inde, ainsi que ceux de Rome et de la Scandinavie, y occupent une place égale à celle qu’on y donne au vrai Dieu ; l’Olympe et le Valhalla n’y sont pas moins élevés que le Calvaire [ref]Albert du Boys, « Congrès des diverses académies de France », article paru in L’Ami de la Religion, journal ecclésiastique, politique et littéraire, 4 mars 1851, tome 151. Reproduit in Thomas Schlesser, op. cit., pp. 237-242. [/ref]. »

La vindicte anti-syncrétique ne s’arrêta pas là. Le catholique se mit à fantasmer des personnages qui n’apparaissaient pas. Il déclara notamment que l’artiste lyonnais s’apprêtait à représenter Charles Fourier :

« Il y a des apothéoses pour les philosophes fameux de tous les siècles et même pour les utopistes du dix-neuvième siècle. Pythagore et Charles Fourier, oserons-nous le dire, y sont représentés à côté du Fils de Dieu [ref]Ibid.[/ref]! »

En 1852, Monseigneur Sibour alors archevêque de Paris, s’entretint avec Chenavard. Celui-ci refusant de modifier son iconographie [ref]Une belle intransigeance qu’il ne réitéra pas en 1869, lorsque, présentant sa Divina Tragedia au Salon, il fut sommé de changer du tout au tout le message de son œuvre dans le livret du Salon. Censé représenter initialement la mort de toutes les religions, le tableau devint, à la suite d’une censure que Chenavard ne brava pas, le triomphe du christianisme. Voir notamment à ce sujet : Paul-Casimir Périer, Propos d’art à l’occasion du Salon de 1869, Paris, Michel Lévy, 1869. [/ref], il fut chassé du monument et ressassa dès lors ce rejet, le trainant pendant un demi-siècle comme un traumatisme. Paul Chenavard ne rêvait d’égalité qu’à condition de garder, quant à lui, le statut aristocratique d’artiste-prophète. Confronté à son échec, il s’enferra dans une mélancolie au gré de laquelle il ne cessait d’éreinter la décadence conjointe de la création et de l’Humanité. Ce qu’il ne vit pas, ou qu’il ne voulut pas voir, c’est l’émergence, pendant cette période, d’un  nouveau statut qui confortait la caducité du sien : celui d’une élite-canaille, de prophètes-bohèmes, formée par les mouvements réalistes, naturalistes, impressionnistes et néo-impressionnistes. Ceux-là aussi, mais d’une toute autre manière, ambitionnèrent d’aiguiller la vision du monde. L’économie de moyens était vertigineuse cette fois – « avec une pomme, je veux étonner Paris [ref]Propos rapporté par Gustave Geffroy et repris in Michael Doran (ed.), Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, 1986, p.4. [/ref] », confiait ainsi Cézanne – et se fondait de surcroît sur une perception indifférenciée de la nature, sur une perception sans distinction. Principe qui, selon les mots de l’écrivain et critique Edmond About pouvait se résumer de la manière suivante : « Tous les objets sont égaux devant la peinture [ref]Edmond About, Nos artistes au salon de 1857, Paris, Hachette, 1858, p. 148. [/ref]. » Ainsi, dans la seconde partie du XIXe siècle, la passion égalitaire se mit à régenter l’art devant les yeux de Chenavard… à qui tout cela était désormais bien égal.


Bibliographie

Collectif (dir. Marie-Claude CHAUDONNERET), Paul Chenavard, Le peintre et le prophète [exposition, Lyon, Musée des Beaux-arts, 8 juin–27 août 2000], Paris, RMN, 2000.

DOUPHIS, Pierre-Olivier, Paul Chenavard dessinateur, thèse de doctorat, sous la direction du professeur Bruno Foucart, Université Paris IV-Sorbonne, soutenue le 24 novembre 2001.

GRUNEWALD, Marie-Antoinette, Paul Chenavard, lyonnais, peintre et philosophe et son environnement social, Thèse de Doctorat d’Etat, Sorbonne, 1983, 11 volumes.

McWILLIAM, Neil, Rêves de bonheur, l’art et la gauche en France (1830-1848), Dijon, Les Presses du réel, 2007.

PÉLADAN, Joséphin, La Décadence esthétique, l’art ochlocratique, Paris, Dalou, 1888.

SCHLESSER, Thomas, Paul Chenavard, monuments de l’échec (1807-1895), Dijon, Presses du Réel, 2009.

SILVESTRE, Théophile, Histoire des artistes vivants, Paris, Blanchard, 1856.

SLOANE, Joseph, Paul Marc Chenavard Artist of 1848, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1962.

THIÉBAULT-SISSON, François, « Au jour le jour », Le Temps, dimanche 14 avril 1895.


Thomas Schlesser est historien de l’art, journaliste pour Beaux-Arts magazine, enseignant à l’ESAG-Penninghen. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Réceptions de Courbet, fantasmes réalistes et paradoxes de la démocratie (1848-1871) aux Presses du Réel en 2007, et Paul Chenavard, monuments de l’échec (1807-1895) aux Presses du Réel en 2009.


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