Il est difficile de parler de Klein à l’abri du culte, c’est pourtant ce qu’essaient de faire trois observateurs attentifs aux relations qu’entretient avec l’économie ce « vendeur de vide ». C’est ainsi qu’un journaliste le nommait, en 1960, dans la Tribune de Lausanne, sans voir à quel point Klein pensait plutôt en termes de « plein ». En réintroduisant la notion médiévale de « juste prix », l’artiste ne fait pas que jouer au savant, il prend en charge le système économique de son œuvre dont il veut contrôler toutes les modalités, comme pour tout le reste.
Laurence Bertrand Dorléac
Le juste prix de l’œuvre chez Klein,
'esquisse et grandes lignes' d'un système économique
Sophie Cras
Durant toute sa carrière, à l’en croire, Yves Klein aura été « à la recherche de la réelle valeur du tableau »[ref]Yves Klein, « L’aventure monochrome » [1959], Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 235.[/ref]. Le terme de « valeur » ne suggère ici pas seulement la nuance colorée – le fameux bleu I.K.B. – ou le mérite artistique de l’œuvre, mais aussi la valeur commerciale, le prix d’échange.
D’expositions en expositions, de discours spéculatifs en innovations artistiques, sa carrière est jalonnée par la quête incessante du « juste prix » celui qui saurait faire justice au mérite artistique de l’œuvre, la livrer au marché sans l’assujettir à sa contingence et à son arbitraire, la proposer à l’échange sans la faire déchoir au rang de simple marchandise.
A travers l’exemple de trois expositions (Milan, 1957 ; Londres, 1957 ; Anvers, 1959), on retracera l’évolution de la réflexion de Klein sur le problème du prix, les étapes qui le conduisirent, en 1959, à proposer l’« Esquisse »[ref]« Esquisse et grandes lignes du système économique de la révolution bleue », [1959], Ibid., p. 99-101.[/ref] d’un nouveau « système économique », plus propre à remplir sa fonction d’évaluation.
Klein à la Galerie Apollinaire : Valeur intrinsèque et Juste prix
Le 2 janvier 1957, à la galerie Apollinaire de Milan, Yves Klein inaugure l’exposition de onze de ses œuvres. Toutes sont parfaitement identiques : des monochromes de même format, peints au rouleau du même bleu ultramarin. Or, selon la fable imaginée par Klein, ces toiles auraient été affichées et vendues chacune à un prix différent. L’anecdote est fictionnelle : plusieurs articles de l’époque mentionnent un prix unique de 25 000 lires par tableau[ref]Ce prix unique est confirmé par plusieurs articles qu’il nous a été donnés de consulter dans les dossiers de presse réalisés par l’artiste : Dino Buzzati, « Blu, Blu, Blu ! », Corriere d’informazione, 9 janvier 1957 ; « Che coraggio blu ! », Corriere Lombard ; « Nur für Kenner : Die Vollendung des Abstrakten ! », Neue Illustriert, 26 janvier 1957 ; L’Espoir de Nice et du Sud-Ouest ; 26 janvier 1957, (Archives Yves Klein, Press Book 1 et H).[/ref]. Quelles leçons tirer, cependant, de cette « fable didactique » ?[ref]Denys Riout, « Imprégnations : scénarios et scénographies », Yves Klein, Corps, couleur, immatériel, cat. de l’exposition, Paris, Centre Pompidou, 2003, p. 45 ; Denys Riout, Yves Klein, L’aventure monochrome, Paris, Découverte Gallimard, 2006, p. 50.[/ref]
La première leçon est énoncée par Klein lui-même : « la qualité picturale de chaque tableau est perceptible par autre chose que l’apparence matérielle et physique »[ref]« Conférence à la Sorbonne » [1959], Le dépassement, op. cit., p. 134.[/ref]. Est-ce à dire que la valeur serait indépendante du tableau ? Non, reconnaître l’insuffisance de l’apparence pour justifier les différences de qualité ne conduit pas Klein au relativisme, à l’affirmation de la nature subjective de la valeur ou encore de sa dépendance d’un contexte institutionnel. Si la valeur est invisible, elle n’en est pas moins logée au cœur même de l’objet, dans sa matérialité concrète.
Klein tend ainsi à réintroduire la notion médiévale de « juste prix » : il existe un ordre divin des valeurs, auquel le prix, instrument humain de l’échange, doit se conformer[ref]Nous présentons ici la vision économique des canonistes. Le paysage de la pensée économique du Moyen Age est en réalité plus complexe. Cf. Jean Ibanès, La doctrine de l’Eglise et les réalités économiques au XIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 35 et suivantes, ou Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine, de la pauvreté volontaire à la société de marché, [2004], Paris, Verdier, 2008, chap. 3, p. 143-210.[/ref]. La valeur est donc intrinsèque, et le prix dérivé : selon l’économiste Alfred de Tarde, l’idée du « juste prix » implique que « le prix et la valeur sont même chose », « ils sont incorporés à l’objet ; ils ne peuvent hausser ni diminuer sans que l’objet change matériellement »[ref]Alfred de Tarde, L’idée du Juste Prix [1907], New York, Burt Franklin, 1971, p. 36. [/ref]. Contrairement au prix de marché contingent, le juste prix est donc objectif et normatif.
Lorsqu’il prétend imposer à des toiles apparemment identiques des prix différents, Klein choisit d’attribuer, en dépit des règles du marché, un prix qui reflète la valeur réelle des œuvres, dont lui seul est digne de juger ; pouvoir, qu’à défaut de détenir réellement, il peut du moins s’attribuer dans la fable.
Klein à la Galerie One: Valeur et prix de marché
Quelques mois après l’exposition de Milan, à l’été 1957, Klein expose à Londres, à la galerie One. La réception critique de cette exposition marque une nouvelle étape dans la réflexion de Klein sur le prix. En effet, tous les articles presque sans exception concentrent leur critique sur cette question. Ce qui choque, ce n’est pas tant que ces œuvres d’art puissent exister, mais bien qu’elles puissent se vendre, et donc s’acheter. La mention des prix est quasi systématique. Elle constitue souvent le titre ou le sous-titre de l’article et ne manque pas d’être mise en évidence par la typographie[ref]Voir les articles contenus dans le dossier : Archives Yves Klein, Press Book 2.[/ref]. Les prix mentionnés par les articles sont d’ailleurs presque toujours fantaisistes[ref]Liste de prix des œuvres exposées à la galerie One, Archives Klein, Press Book 2.[/ref]. Ce qui importe n’est pas tant le montant exact du prix, que son énormité par rapport à la valeur supposée des œuvres, voire l’existence même d’un prix.
Or, il semble que l’artiste lui-même soit, dans une certaine mesure, à l’origine de cette réaction. En effet, un document, mis à la disposition des visiteurs par la galerie One, détaille les ventes précédemment conclues par l’artiste, ainsi que leurs prix. « Une preuve concrète de ce que la peinture de Klein est considérée avec sérieux », explique le texte, « est qu’il parvient à vivre de son art »[ref]Document tapuscrit, Archives Klein, Press Book 2.[/ref]. La stratégie est presque naïve tant elle est évidente : vendre, c’est donner la garantie de son sérieux, de sa bonne foi, de sa qualité.
Klein à Anvers : élaboration d’un nouveau « système économique »
Le prix pour Klein n’est donc pas simplement d’importance secondaire, résultant de la valeur intrinsèque : en tant que cristallisation de l’acte d’échange, il est capital pour que l’œuvre ait lieu, pour qu’elle soit reconnue en tant qu’œuvre. Entre l’exposition de Milan et celle de Londres, le développement de l’art immatériel approfondit cette réflexion : la vente devient la seule manifestation de l’œuvre.
Un problème se pose alors : si le prix reflète la valeur, le prix d’une œuvre inestimable devrait être inaccessible à l’achat. Or, l’acte de vente est essentiel à la validation de l’œuvre en tant qu’œuvre, à son existence même. Cette contradiction apparaît au grand jour lors d’une exposition collective à Anvers en 1959. Pour la première fois, Klein refuse de vendre une œuvre immatérielle contre de l’argent, et demande en échange « un kilo d’or pur ». Mallarmé écrivait déjà en 1889 que « Vouloir assigner son prix réel, en argent, à une œuvre d’art, c’est l’insulter », et Klein l’a bien compris lors de son exposition à Londres[ref]Lettre à Octave Mirbeau du 8 juillet 1889, Octave Mirbeau, Combats Esthétiques, Paris, Séguier, 1993, p. 390.[/ref]. La seule solution qui s’offre alors est de renoncer à l’échange monétaire, qui dévalorise l’œuvre en lui donnant un banal prix en argent, pour une forme de troc, qui permet à l’échange d’avoir lieu tout en préservant la pureté de l’œuvre.
C’est ce que théorise Klein dans son texte « Esquisse et grandes lignes du système économique de la révolution bleue », véritable exposé d’un système économique utopique, dans lequel l’échange retrouverait sa vraie valeur[ref]« Esquisse et grandes lignes du système économique de la révolution bleue », [1959], Le dépassement, op. cit., p. 99-101.[/ref]. Au moment historique où la notion même d’étalon monétaire disparaît de l’économie mondiale, laissant des monnaies flottantes, Klein « récuse réserves et devises », et propose un nouvel étalon à l’échange : l’œuvre d’art, qui viendrait remplacer l’or dans les caves de la Banque Centrale. Dans ce système, les œuvres n’auraient pas de prix puisqu’elles seraient la mesure de tout prix ; elles seraient au cœur de chaque échange sans jamais être livrées aux aléas du marché. Le monogold intitulé Valeur or demeure comme la trace de cette utopie consistant à soustraire l’art des contingences économiques pour en faire l’étalon, la mesure et l’absolu de toute valeur et de tout échange.
bibliographie
Contamine, Philippe, L’économie médiévale, Paris, A. Colin, 1993
Duve, Thierry de, Cousus de fil d’or, Beuys, Warhol, Klein, Duchamp, Villeurbanne, Art Edition, 1990
Ibanès, Jean, La doctrine de l’Église et les réalités économiques au XIIIe siècle, Paris, PUF, 1967
Klein, Yves, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 2003
Riout, Denys, Yves Klein, Manifester l’immatériel, Paris, Gallimard, 2004
Tarde, Alfred de, L’idée du Juste Prix [1ère édition, 1907], New York, Burt Franklin, 1971
Todeschini, Giacomo, Richesse franciscaine, de la pauvreté volontaire à la société de marché, [1ère édition, 2004], Paris, Verdier, 2008
Yves Klein, cat. de l’exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’art moderne, 1983
Yves Klein, Corps, couleur, immatériel, cat. de l’exposition, Paris, Centre Pompidou, 2003.
Sophie Cras est diplômée de Sciences Po (2008, Master Finance) ainsi que d’un Master d’histoire de l’art (2009). Elle est actuellement doctorante-allocataire en histoire de l’art à l’Université de Paris I. Elle prépare également le diplôme de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, dans le département d’Histoire et Théorie des Arts.