n° 26-1 | Marchandise et don | Fabien Danesi

Lors du séminaire, Christian Joschke nous invitait à mettre en relation le rapport qu’entretiennent les avant-gardes avec le don et le regard porté par les sciences sociales sur la circulation des biens et des valeurs. Il pointait une étrange évolution. Dans les années 1930, puis dans les années 1960, le don ostentatoire et ritualisé par les avant-gardes s’attaque à l’ordre social marchand, alors que dans les années 1990, il en vient à l’éloge du lien social établi par l’art. C’est que le don a sensiblement changé de statut : il est passé de la violence contre l’ordre marchand au geste positif, au moment où les sciences sociales ont évolué, d’une vision radicalement opposée à l’échange marchand à une représentation du don qui s’inscrit, malgré tout, dans les rapports marchands et non-marchands qui structurent et dynamisent les relations de confiance entre les acteurs sociaux. Fabien Danesi, étudiant la problématique du don dans l’art contemporain comme forme critique affichée de la marchandise distingue des variantes et s’accorde à repérer une évolution historique qui va de la violence — fût-elle symbolique — au compromis social — fût-il accepté la mort dans l’âme.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 22 janvier 2009

Messe pour Marcel Mauss :
don, échange et potlatch dans l'art contemporain

Fabien Danesi

Dans son acception générale, le don renvoie au principe de se déposséder d’un bien sur un mode qui implique la gratuité. En cela, il est lié au désintéressement, une notion primordiale à la création artistique et au beau, depuis l’esthétique kantienne. Mais pour l’anthropologue Alain Caillé, le don peut être défini avant tout comme « toute prestation de biens ou de services effectués, sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir ou régénérer le lien social[ref]Alain Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, La Découverte, 2007 (2000), p. 124.[/ref] ». Or, cette insistance sur la valeur du lien social (au détriment de l’objet qui le permet) a été et reste l’une des caractéristiques de l’art participatif. Il est alors possible de se demander dans quelle mesure le don est devenu l’une des procédures plastiques à laquelle les artistes ont fait appel, notamment dans la perspective de trouver des alternatives à la primauté de la valeur économique et à la fétichisation. Pour autant, le don — en tant qu’acte dépourvu de réciprocité — n’est-il pas « la figure même de l’impossible[ref]Jacques Derrida, Donner le temps, Paris, Galilée, 1991, p. 19.[/ref] », comme le soulignait Jacques Derrida avec la volonté de déconstruire l’idéal humaniste ?

Thomas Hirschhorn, Montage de l’exposition Andy Warhol, 31 mai 2004.

La question peut être posée au sujet du Musée Précaire Albinet réalisé en 2004 par Thomas Hirschhorn dans le quartier du Landy, en partenariat avec les Laboratoires d’Aubervilliers. Chaque semaine, pendant deux mois, il s’agissait de présenter une œuvre sortie des collections du Musée national d’art moderne, dans un espace éphémère, construit pour l’occasion avec les habitants de la cité, afin de leur donner la possibilité d’avoir accès à une culture qui leur est le plus souvent étrangère. Le Parisien titra ainsi : « Dali, c’est gratuit », lors d’un article relatant cette noble tentative de partage qu’Yvane Chapuis plaça sous le signe de « l’amour de l’art[ref]Yvane Chapuis, « Avant-propos », Musée Précaire Albinet, Quartier du Landy, Aubervilliers, Paris/Aubervilliers, Editions Xavier Barras/Les Laboratoires d’Aubervilliers, 2005, pas de pagination.[/ref] ». Aussi la démarche altruiste visant à une accession de tous à la création esthétique affirmait sans l’interroger son universalité, et laissait de côté la belle entreprise de communication culturelle que représentait cette pièce pour les institutions engagées.
En dépit de la « violence de la transgression[ref]Thomas Hirschhorn, « A propos du Musée Précaire Albinet, A propos d’un travail d’artiste dans l’espace public et à propos du rôle de l’artiste dans la vie publique », Le Journal des Laboratoires, n° 2, juin 2004. Repris dans Ibid.[/ref] » évoquée par Hirschhorn, son projet semble plus du côté de la réconciliation, dans la lignée de l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud. Sous cette appellation, le critique d’art a réuni en 1998 des pratiques plastiques « interactives, conviviales et relationnelles[ref]Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1998, p. 8.[/ref] » appartenant à « l’interstice social ». Bourriaud souligne alors que « ce terme d’interstice fut utilisé par Karl Marx pour qualifier des communautés d’échanges échappant au cadre de l’économie capitaliste, car soustraites à la loi du profit : troc, ventes à perte, productions autarciques, etc.[ref]Ibid., p. 16.[/ref] ». Si le don n’est pas ici évoqué, il pourrait être ajouté à cette liste non exhaustive des pratiques alternatives prenant à revers le marché.
C’est le cas chez Rirkrit Tiravanija qui met souvent à la disposition du public du matériel culinaire pour se préparer à manger et ainsi transformer ses installations en lieux de partage. Une pièce sophistiquée, comme Dom-Ino, présentée à la galerie Chantal Crousel en 1998, reprend l’ossature préfabriquée de Le Corbusier de 1914-1915 pour en donner une version en bois. Les trois plates-formes abritent une cuisine et un salon, puis des matelas, et enfin une sorte de toit terrasse. Le spectateur est invité à investir la structure. Mais un tel appel revient-il à donner une valeur d’usage à l’œuvre contre la valeur d’échange et son abstraction dans la lignée des théories marxistes ? Et dans ce cas, la création n’infirme-t-elle pas l’idée que le don porte en lui-même une critique de « l’intérêt instrumental[ref]Alain Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, op. cit., p. 127.[/ref] », comme le mentionne Alain Caillé ?
Une réponse indirecte peut être proposée, à travers la pratique de Didier Courbot qui intervient dans l’espace public sous la forme de gestes modestes mais généreux, comme repeindre un passage pour piétons ou encore réparer un banc. Sa série des Needs (1999-2001) correspond à des photographies couleur de son action effectuée sans contrepartie pour répondre à de petits besoins, signe que ses performances ont à la fois une dimension utilitaire et symbolique.
Ces deux régimes ne sont d’ailleurs pas si distincts si l’on en croit Pierre Bourdieu qui explique que l’économie des biens symboliques — pensée en opposition à l’intérêt et au calcul – relève de l’illusio : c’est un « mensonge à soi-même collectif » dans la mesure où « (…) au principe de l’action généreuse, du don inaugural (apparent) d’une série d’échanges, il y a non pas l’intention consciente (calculatrice ou non) d’un individu isolé, mais cette disposition de l’habitus qu’est la générosité et qui tend, sans intention explicite et expresse, à la conservation ou à l’augmentation du capital symbolique[ref]Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 229.[/ref] ». Selon le sociologue, la bienfaisance ou toute autre mode de dévouement viendrait occulter les rapports de force, et avec eux, une forme de négativité.
Cette dernière se retrouve pourtant dans certaines pratiques emblématiques de l’esthétique relationnelle, à l’instar des pièces de Félix Gonzalez-Torres. Ses tas de bonbons, offerts aux bouches avides de douceurs, présentent une charge douloureuse lorsqu’ils correspondent au poids de son compagnon, atteint par le sida (Portrait of Ross in L.A. de 1991) : la disparition progressive des plaisirs sucrés devient là une métaphore de la perte prochaine de l’être aimé. Cette tension entre l’âpre expérience intime et la décontraction de l’attitude des visiteurs témoigne d’une ambivalence du don que les réflexions de Nicolas Bourriaud ne prennent pas en considération.

Michel Journiac, Messe pour un corps, 1969.

Pareille violence était d’ailleurs beaucoup plus stridente dans les performances des artistes des années 1960, à l’image de la Messe pour un corps que Michel Journiac organisa le 26 novembre 1969, à la galerie Daniel Templon, en co-production avec la galerie Martin Malburet. En célébrant l’Eucharistie à partir de rondelles d’un boudin fabriqué avec son propre sang, l’artiste opérait une substitution sacrilège rappelant la mort de Dieu et l’irréductibilité du corps, « absolu que le désir ou la mort révèle[ref]Cité par François Pluchart, « Entretien avec Michel Journiac », ArTitudes international, n° 8/9, juillet-septembre 1972, p. 28. Repris par Julia Hountou, « De la carnation à l’incarnation », Michel Journiac, Strasbourg/Paris, Editions des musées de Strasbourg/Editions ENSBA, 2004, p. 83.[/ref] ». Sous cette forme rituelle, le détournement du geste christique prenait un tour éminemment tragique.

Lygia Clark, Bave anthropophagique, 1973.

Cette part sacrificielle se retrouve dans les séances collectives que Lygia Clark organisa dans le cadre de son enseignement en arts plastiques à l’Université de la Sorbonne en 1973. Pour sa Bave anthropophagique, des étudiants tenaient en bouche des bobines de couleur qu’ils devaient dévider lentement afin d’en recouvrir le corps d’un des participants, allongé par terre. Le déroulement progressif de la performance amenait à l’entremêlement de tous avec cette « bave ». Une autre action, Cannibalisme, proposait la même année à un étudiant de porter une combinaison munie d’une poche, au niveau du ventre, remplie de fruits. Les yeux bandés, toutes les personnes placées autour, devaient croquer les aliments puis les laisser et les reprendre.
Avec ces deux expériences, Lygia Clark laissait entrevoir que le don et la pronation n’étaient pas antinomiques. « Je suis une seule gueule énorme qui avale tout, dévore, triture, écrivait-elle. Je suis un petit corps, je veux occuper tout l’espace du monde. (…) Je donne tout à l’autre dans l’attente du retour de ses impressions après qu’il ait essayé toutes mes propositions[ref]Lygia Clark, « L’homme, structure vivante d’une architecture biologique et circulaire », Robho, n° 5/6, Paris, 1971. Repris dans Lygia Clark, op. cit., p. 291.[/ref] ». Dans cette perspective apparaît « la persévérance dans son être » qu’en son temps Spinoza nomma le conatus. Reprenant ce postulat philosophique, Frédéric Lordon affirme que « exister, c’est être intéressé à soi. Une action n’a pas d’autre sens qu’accompli en première personne, c’est-à-dire, quelle qu’en soit la nature, et en particulier quand elle prend les formes les plus oblatives, par un agent qui, y engageant son activité existentielle, agissant de son mouvement, agit nécessairement par rapport à lui, c’est-à-dire en définitive pour lui.[ref]Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La découverte, 2006, p. 34. [/ref] » Face à ce conatus, le potlatch — donner, recevoir, rendre — aurait été la première tentative sociale de refouler la pulsion de saisir et s’accaparer.
Potlatch fut justement le nom que choisit l’Internationale lettriste en 1954 pour son Bulletin d’information. Le groupe faisait bien sûr référence à cette pratique qui s’était développée aux alentours de la côte nord ouest américaine et que Marcel Mauss avait étudiée dans le cadre de son fameux « essai sur le don », paru en 1923-1924. L’ethnologue y décrivait la triade du potlatch comme un système de « prestations totales de type agonistiques[ref]Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, seconde série, 1923-1924. Repris dans Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1993 (1950), p. 153.[/ref] » aux dimensions à la fois économique, juridique, religieuse et finalement mythique. Or, c’était bien à un niveau global que le groupe emmené par Guy Debord souhaitait agir : « l’obligation de rendre est tout le potlatch[ref]Ibid., p. 212.[/ref] » avait écrit Mauss et dans la situation présente, l’obligation consistait en un renversement complet de la société. La révolution était la plus belle des dépenses possibles. Elle prolongeait concrètement « le changement copernicien[ref]Georges Bataille, « La part maudite (1949) », Œuvres complètes VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 33.[/ref] » que Georges Bataille avait initié avec son essai d’« économie générale[ref]Ibid.[/ref] » dans lequel la conduite glorieuse du potlatch s’offrait comme un formidable contre-exemple de l’économie moderne fondée sur la production marchande.
De nos jours, la radicalité de ces premiers moments peut sembler lointaine. Et au regard de cette évocation — trop succincte —, on peut préciser que le don dans l’art contemporain a connu une évolution qui recoupe à certains égards l’abandon progressif du désir de créer une nouvelle communauté au profit d’une approche parcellaire, consciente des règles du jeu de la spécialisation. Dès lors, le potlatch, comme « phénomène de morphologie sociale[ref]Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 204-205[/ref] » paraît n’être que le souvenir d’une sensibilité archaïque où la souveraineté empruntait jadis les dehors de l’abandon de soi à la collectivité. Reste que l’un des fondements du don, qui veut que « présenter quelque chose à quelqu’un c’est présenter quelque chose de soi[ref]Ibid., p. 161.[/ref] » survit en filigrane à travers le droit d’auteur qui s’oppose au copyright. Pareille métamorphose du don en création plastique revient ainsi à rappeler ce que Derrida notait sous la forme d’une aporie : « à la limite, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur[ref]Jacques Derrida, Donner le temps, op. cit., p. 26. [/ref] ».


Bibliographie

MAUSS, Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1993 (1950).

BATAILLE, Georges, « La part maudite (1949), Œuvres complètes VII, Paris, Gallimard, 1976.

DERRIDA, Jacques, Donner du temps, Paris, Galilée, 1991.

SPECTOR, Nancy, Félix Gonzalez-Torres, Paris, ARC Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1996.

BOURDIEU, Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.

BOURRIAUD, Nicolas, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1998.

Lygia Clark, Barcelona/Paris/Marseille/Pato/Bruxelles, Fundacio Antoni Tapies, Réunion des Musées Nationaux, Galeries contemporaines des musées de Marseille, Fundaçao de Serralves/Société des Expositions du Palais des Beaux-arts, 1998.

CAILLE, Alain, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, La Découverte, 2007 (2000).

Michel Journiac, Strasbourg/Paris, Editions des musées de Strasbourg/Editions ENSBA, 2004.

HIRSCHHORN, Thomas, Musée Précaire Albinet, Quartier du Landy, Aubervilliers, Paris/Aubervilliers, Editions Xavier Barras/Les Laboratoires d’Aubervilliers, 2005.

LORDON, Frédéric, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006.


Fabien Danesi est Maître de conférences en théorie et pratique de la photographie à l’Université de Picardie Jules Verne. Docteur en histoire de l’art, il a travaillé dans le cadre de sa thèse à l’Université de Paris I sur la postérité du ready-made duchampien à l’époque postmoderne. Ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, il est l’auteur du Mythe brisé de l’Internationale situationniste. L’aventure d’une avant-garde au cœur de la culture de masse (1945-2008) (Dijon, Les Presses du réel, 2008) et prépare actuellement un ouvrage intitulé Le cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre (1952-1994) (à paraître chez Paris expérimental).


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