« Les guerres de races vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d’hommes s’entretuer en une séance. Tout l’Orient contre toute l’Europe, l’ancien monde contre le nouveau ! Pourquoi pas ? Les grands travaux collectifs comme l’isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n’avons pas idée. »
Dans sa Correspondance, Gustave Flaubert n’échappait pas aux frayeurs médusées de son temps avide à la fois d’exotisme et de passions politiques hantées par le déclin de l’Occident. On compte à présent les penseurs, écrivains, artistes, qui nous ont inconsciemment donné les verges pour les punir et se punir tout autant d’un héritage atrocement encombrant. Évidemment, le débat ne finira pas de sitôt autour du nouveau Quai Branly et dans aucun musée puisque l’on sait désormais que tout lieu engage une mise en ordre du monde — sauf peut-être encore en ces temples de la culture où l’on voudrait continuer à ne pas se poser le problème de la traduction dans les faits de conceptions explicites et implicites du monde — au nom du culte de l’art.
Tzvetan Todorov a dit mieux que personne combien l’histoire du discours sur l’autre est accablante et que « de tous temps les hommes ont cru qu’ils étaient mieux que leurs voisins ; seules ont changé les tares qu’ils imputaient à ceux-ci. » S’il rend hommage dans sa préface au livre fondateur d’Edward Saïd sur l’orientalisme, c’est qu’il sent la nécessité de raconter enfin les destins croisés du pouvoir et du savoir.
Parce que nous savons à présent que Napoléon a lu les orientalistes avant d’occuper l’Égypte et comme « l’un des résultats les plus palpables de cette invasion est un immense travail philologique et descriptif », le trouble viendra toujours du discours sur les autres. Parce que le maître du discours sera le maître tout court : que l’on parle en bien ou en mal de l’autre, le désigner même est violence.
À travers leurs études respectives, leurs livres et leurs catalogues d’expositions, le mérite de Rémi Labrusse et de Benoît de l’Estoile ne vient pas seulement d’une riche érudition mais de leur réflexion nouvelle qui invite à se poser autrement la question du lien entre goût, savoir et pouvoir. Chacun à leur façon, ils rappellent de quelle manière esthète ou scientifique, peut s’organiser, s’instrumentaliser et finalement se dégrader la connaissance, n’importe quelle connaissance, n’importe où et n’importe quand, hier, aujourd’hui, demain.
Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 11 octobre 2007
Le succès du musée du quai Branly, consacré aux “ Arts et civilisations d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie ”, comme l’ouverture prochaine d’un département des Arts de l’Islam au Louvre, invitent à s’interroger sur le sens qu’a la mise en musée des “ Autres ” dans le monde d’aujourd’hui, et sur les formes qu’elle peut prendre.
Appropriations en contexte colonial
Sans rouvrir les polémiques opposant regard esthétique et contextualisation ethnographique, j’évoquerai les modalités d’appropriation, dans tous les sens du terme, des objets prélevés sur les autres continents. Les « musées des Autres », qu’ils soient d’ « ethnographie », « d’art primitif » ou d’histoire coloniale, ont historiquement été parmi les principaux lieux d’appropriation de l’altérité, qu’ils présentent au visiteur d’une façon ordonnée en fonction d’un principe organisateur. Cette appropriation, qui a été largement permise par une dépossession préalable des premiers possesseurs, c’est-à-dire non seulement un transfert matériel, mais aussi une perte du contrôle sur le sens des objets, s’est réalisée dans un contexte colonial. J’appelle « rapport colonial » le type des rapports entre l’Europe et les autres continents, en gros, entre le xve et le xxe siècle : souvent empreint de violence, il est cependant davantage caractérisé par l’appropriation que par la négation du colonisé. Par contraste, je parle de « colonisation » au sens restreint pour désigner le contrôle politique d’un territoire par une puissance étrangère, à des fins d’exploitation ; celle-ci ne constitue qu’une des modalités possibles du rapport colonial. Cette appropriation prend des modalités différentes – religieuse, économique, démographique, politique, linguistique, artistique, intellectuelle, etc. – et des formes qui varient fortement selon les lieux et les époques. Elle a, dans une certaine mesure, un caractère bi-directionnel, malgré l’asymétrie des forces en présence [ref]Si la décolonisation marque la fin d’une modalité du rapport colonial, elle ne signifie pas ipso facto l’abolition de toutes les autres. Je renvoie à mon article « L’oubli de l’héritage colonial », Le Débat (n° 147, novembre-décembre 2007).[/ref].
L’appropriation des objets « exotiques » au sens propre, c’est-à-dire venus d’ailleurs, est donc un des aspects du rapport colonial. Elle a pris des modalités très diverses : présentés comme des trophées de conquête ou d’exploration, souvenirs de voyage ou marchandises, intégrés dans des récits de conversion religieuse des païens ou de civilisation des sauvages, spécimens classés par une anthropologie héritière de l’histoire naturelle, ressources dans des stratégies de rupture artistiques au sein de la tradition académique européenne ou éléments de couleur locale orientaliste, etc. L’exposition coloniale de 1931 constitue un observatoire privilégié de ces diverses modalités d’appropriation, qui ne se laissent pas réduire à ce que suggère l’image trop facile du « zoo humain ». C’est pour suggérer l’ambivalence de ces formes complexes d’appropriation que j’emploie l’expression « le goût des Autres », qui évoque à la fois la consommation et la fascination [ref]Le goût des Autres. De l’exposition coloniale aux Arts premiers, 2007. Pour éviter tout malentendu, je souligne que ma distinction entre « Nous » et « les Autres » désigne des constructions sociales.[/ref]. Pour simplifier, on peut dire que “ art nègre ” [ref]Parce qu’il choque aujourd’hui notre oreille, le terme d’ « art nègre » souligne qu’il s’agit d’une catégorie datée, par opposition à d’autres catégories en apparence plus neutres, comme celles d’arts premiers.[/ref] et ethnographie ont constitué dans l’entre-deux-guerres les deux principales modalités d’appropriation des objets des Autres [ref]Je renvoie en particulier aux interventions de Nélia Dias, Sophie Leclercq et Maureen Murphy dans un numéro récent de Arts et Sociétés[/ref].
Dans les années 1930, l’appropriation des objets par les ethnologues, au nom d’un idéal d’inventaire encyclopédique du monde hérite des sciences naturelles, semble prendre le dessus sur l’appropriation par les artistes et les esthètes. Le triomphe de l’ethnologie est incarné par le Musée de l’Homme, inauguré en 1938, dont il est à la fois le symbole et l’instrument. Ce mode d’appropriation est cependant devenu de plus en plus problématique, contesté à la fois de l’intérieur, par les transformations de l’anthropologie, et de l’extérieur, par des discours concurrents. La notion d’Arts premiers fut ainsi, aux mains de Jacques Kerchache, inspirateur auprès de Jacques Chirac du Musée du quai Branly, une arme dans une entreprise de délégitimation des ethnologues. Les salles du Pavillon des Sessions, au Louvre, ont entériné l’expropriation des anthropologues hors du domaine des objets des Autres. Le Musée du quai Branly représente une autre configuration, où l’anthropologie est certes présente, mais n’occupe plus la place principale. Cette rivalité se trouve cependant aujourd’hui relativisée par l’émergence de nouveaux enjeux autour de la réappropriation.
De l’appropriation à la réappropriation
Pour aborder la question des réappropriations multiples, je m’appuierai sur une série de photographies. La première est prise à Paris, en 1935 (fig. 2). Publiée dans la revue coloniale Togo-Cameroun, elle montre Charles Atangana, chef supérieur des Yaoundé-Bané, et son secrétaire Henri Essomba, visitant au musée d’ethnographie du Trocadéro l’exposition des collections recueillies par Henri Labouret au Cameroun l’année précédente. Portant tous deux une tenue inspirée des uniformes de l’armée prussienne, héritage de la période de colonisation allemande et un signe de leur adhésion à un projet de modernité africaine, ils sont devant le trône du sultan de Bamoun, Njoya [ref]Togo-Cameroun, avril-juillet 1935. Pour des informations complémentaires, voir Le goût des Autres, op.cit., pp.369-373.[/ref]. Une autre photographie prise en 1912 par Marie-Pauline Thorbecke, épouse d’un géographe allemand, montre le roi Njoya , assis sur son trône, recevant l’hommage d’un vassal (fig. 1). Le trône était un insigne de la souveraineté Bamoun [ref]Aboubakar Njiasse Njoya, « The Mandu Yienu in the Museum für Völkerkunde, Berlin », Baessler-Archiv, vol. 42, n° 1, 1994, pp. 16-24.[/ref].
Le rapprochement de ces deux photographies en dit long à la fois sur le parcours de ce trône, et sur la façon dont celui-ci s’inscrit dans l’histoire des rapports entre l’Europe et l’Afrique. En 1908, Njoya offrit le trône de son père à Guillaume II, qui en fit dépôt au Museum für Völkerkunde de Berlin (fig. 3 et 4); il reçut en échange un uniforme de cuirassier de la garde impériale allemande. Ainsi, à l’appropriation par les musées européens des objets d’un souverain africain, répond l’appropriation des icônes de la modernité et du pouvoir européen. Aux yeux d’un esthète contemporain, une telle symétrie peut apparaître dérisoire, parce qu’il lit comme kitsch cela même qui, pour Atangana et Njoya, militant pour l’adoption par les Camerounais d’un mode de vie européen, était signe d’entrée dans la modernité. En 1924, Njoya est déposé par les Français ; il crée alors un musée dans son palais de Foumbam, où il expose les insignes du pouvoir royal. C’est son fils Seidou qui offre en 1934 au musée du Trocadéro le trône de son père récemment décédé, afin de s’attirer les bonnes grâces des autorités françaises. La rivalité impériale fait en effet de la possession d’un trône royal Bamoun un enjeu de prestige entre les musées.
Enfin, la figure de Njoya fait aujourd’hui l’objet de réappropriations identitaires. Inventeur d’un système d’écriture Bamoun, il est aujourd’hui admiré par certains représentants de la « diaspora africaine » comme un modèle. Ainsi, le trimestriel des « jeunes Africains et africophiles (sic) » de Montréal s’appelle Njoya Magazine, d’une rive à l’autre [ref]http://www.njoyamagazine.com/accueil.html[/ref].
Le trône de Njoya révèle ainsi la complexité des phénomènes de réappropriation dans les contextes coloniaux et post-coloniaux. Je souhaiterais organiser un jour une exposition sur ces thèmes, à partir d’objets comme le(s) trône(s) de Njoya.
La réappropriation : un nouvel enjeu pour les musées
L’histoire de ces objets est donc faite de transferts et d’appropriations multiples. Cette histoire n’est pas achevée ; au contraire, tout laisse penser que la question des réappropriations sera au cours du siècle qui commence un enjeu essentiel pour les musées. Les dernières années ont vu se multiplier les phénomènes de réappropriations identitaires, et les musées sont confrontés aux revendications de ceux qui se proclament les héritiers de ces objets [ref]L. van Welthem, « Objets de mémoire : Indiens, collections et musées au Brésil », dans : Arquivos do Centro Cultural Calouste Gulbenkian XLV, pp. 133-149.[/ref].
La perspective de la réappropriation invite les musées à assumer une nouvelle responsabilité, non seulement en tant que gardiens de « notre » patrimoine national, mais aussi du patrimoine culturel des « Autres ». Les musées peuvent favoriser la possibilité, pour les groupes et les individus qui se considèrent comme les héritiers d’objets aujourd’hui dans les collections, de se réapproprier ceux-ci, s’ils le souhaitent, et en particulier d’établir un lien avec le passé par l’intermédiaire des objets conservés dans les musées. A mon sens, cela n’implique pas nécessairement une nouvelle expropriation, qui serait le transfert matériel des objets en « retour » dans les zones d’où ils proviennent (la restitution au sens propre). Le lien revendiqué avec le passé n’est pas inévitablement exclusif : ce qui caractérise les objets dans les musées des Autres, c’est qu’ils sont liés à une histoire commune, faite à la fois de violence et d’appropriation.
Une telle perspective invite à un effort d’imagination, utilisant notamment les nouvelles possibilités technologiques et juridiques, tant du côté des pratiques d’exposition que de conservation et de circulation des collections. Les anthropologues ont un rôle essentiel à jouer dans ce nouveau contexte, dans la mesure où leur expérience de l’interlocution avec les habitants de mondes différents du nôtre, mais en relation de multiples façons avec lui, les met en position de jouer un rôle de passeurs entre mondes.
Bibliographie
Nélia DIAS, Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro (1878-1908). Anthropologie et muséologie en France, Paris, 1991.
Dominique TAFFIN, Du musée colonial au musée des cultures du monde, Maisonneuve et Larose, /2000
Science, Magic and Religion: the Ritual Processes of Museum Magic, Mary Bouquet et Nuno Porto (dir.), Bergahn, 2004.
Cordula GREWE (dir.), Die Schau des Fremden: Ausstellungskonzepte zwischen Kunst, Kommerz und Wissenschaft, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2006.
Musée du quai Branly, n° spécial, Le Débat (n° 147, novembre-décembre 2007)
(Bethencourt, F., ed.) Les Arts premiers, Arquivos do Centro Cultural Calouste Gulbenkian XLV, 2003
Sally PRICE, Paris Primitive: Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly, Chicago, 2007.
Nicholas THOMAS, Possessions. Indigenous Art/Colonial Culture, Thames and Hudson, 1999;
« Colonial legacies: the past in the present », dossier à paraître dans Social Anthropology/ Anthropologie sociale.
Benoît de L’Estoile, anthropologue, enseigne à L’École normale supérieure. Il vient de publier Le goût des autres. De l’exposition coloniale aux Arts premiers, Flammarion, 2007. Il a notamment dirigé Empires, Nations and Natives. Anthropology and State-making, Duke University Press, Durham, 2005, (avec F. Neiburg et L. Sigaud). Il a été commissaire de l’exposition « Nous sommes devenus des personnes« . Nouveaux visages du Nordeste Brésilien, Paris (ENS), 2003 Dijon (Université de Bourgogne), 2005. Il a notamment publié récemment sur le thème des musées : « Le Musée de l’Homme, laboratoire de l’ethnologie (1937-2003) », in : Christian Jacob dir. , 2007, Les lieux de savoir, Albin Michel, Paris, pp.737-760 ; « Musée des origines ou musée post-colonial : que faire de l’histoire? », Histoire de l’art et musées, Ecole du Louvre, Paris, 2005, pp.53-71″ ; Quand l’anthropologie s’expose… « , Frontières de l’anthropologie, Critique, n° 680-681, janvier-février 2004, pp.5-15.