En 1980, au Musée National d’art moderne, le titre d’une exposition fondatrice annonçait le programme : Les Réalismes entre révolution et réaction 1919-1939. Son maître d’œuvre, Gérard Régnier (Jean Clair), rappelait le sens commun qui entend par réalismes : « L’observation scrupuleuse faite par l’artiste du modèle représenté, qu’il soit figure, visage ou nature morte, même si cette étude aboutit à une composition allégorique ou religieuse ». Le pluriel marquait plutôt la diversité et là, le commissaire reprenait les propos de Jean Laude, pionnier dont les textes annonçaient alors toutes les bonnes questions depuis plus de vingt ans. Dès 1919, disait alors Jean Laude, « un discours s’élabore et se constitue dans toute l’Europe, (il conviendrait d’y rajouter, comme on le verra les États-Unis) : il entend mettre fin aux errances passées contre lesquelles il met en garde. Tout aussi bien dans la littérature et dans la musique, il réhabilite les valeurs culturelles nationales, le goût du travail bien fait, du beau métier artisanal, et de la tradition. »
Jean Laude reconnaissait le poids du contexte historique qui avait influé sur les œuvres d’art et même si l’on sait aujourd’hui que le fameux retour (ou rappel) à l’ordre débute en amont de la première guerre mondiale, la mélancolie sinon la nausée, la peur du déclin et de la violence à nouveau autant que les pulsions de destruction s’emparaient des sociétés occidentales. En art comme ailleurs, le repli nationaliste était le symptôme d’une crise des identités au moment où la grande culture faisait office d’ultime rempart. La suite se chargerait d’avouer son manque d’efficacité devant l’histoire. En attendant, ce furent une succession d’emprunts, citations, détournements des modèles réalistes nullement étrangers à la voie « moderne », au moins pour une partie d’entre elle —, le mouvement dépassait de loin les acteurs rétrogrades.
François Legrand retrace les épisodes marquants de la situation américaine depuis le 19e siècle, quand s’élabora aux États-Unis une définition des critères d’américanité et quand s’inventa un passé artistique réaliste et cohérent contre le modernisme et le cosmopolitisme. De son côté, Jérôme Bazin étudie les modalités d’un réalisme socialiste en RDA après la guerre, où l’être social devient le sujet principal d’une peinture avant tout faite pour éduquer les masses, selon des modalités moins convenues que prévu.
Que les réalismes soient convoqués dans l’un et l’autre cas au profit de causes si différentes ne prouve pas seulement l’élasticité du modèle mais sa force ambiguë au moment où il s’agit de faire jouer à l’art un rôle social éminent.
Laurence Bertrand Dorléac
François LegrandLa vie sans l’œuvre ou l'invention de Thomas Eakins
Isolationnisme et réalisme
« les Américains, écrivait le critique Royal Cortissoz en 1925, ont besoin de connaître le terroir où s’enracine l’évolution de leur art. » La consécration du réalisme américain du XIXe siècle n’est pas étrangère au climat isolationniste qui devait tant marquer les États-Unis après la Grande Dépression. Sur le plan culturel, ce repli favorisa la valorisation exclusive de l’Amérique comme terreau artistique et permit à ce désir d’indépendance artistique de s’incarner dans la promotion du réalisme. Les mots proférés une génération plus tôt par le peintre William Merritt Chase : « Je préférerais aller en Europe qu’aller au paradis » n’auraient plus lieu d’être. Cette atteinte à l’« esprit du lieu. » était désormais révolue.
Pour saisir véritablement le caractère revendicatif de ces positions de l’entre-deux-guerres, il convient de faire retour à un souvenir humiliant. Avec le paysage, l’art américain avait éprouvé, dès le début du XIXe siècle, le sentiment de tenir sa forme artistique spécifique. Ce genre identitaire avait même permis de mettre fin à la réprobation de l’art par l’éthique puritaine.
L’art et la religion pouvaient désormais converger par l’entremise de la nature, mais une nature singulière puisqu’elle restait associée à un dessein messianique qui conférait au paysage la grandeur de la peinture d’histoire. Si le territoire américain offrait aux peintres un miroir divin, les peintres tendaient à la nation une image idéale d’elle-même, perçue comme un véritable autoportrait (ill 1 et 2).
Ce motif de fierté nationale devait pourtant s’effriter devant les sarcasmes de la critique parisienne lors de l’Exposition universelle de 1867. La violence de ce désaveu fragilisa le monde artistique américain, avant de le remettre en situation d’apprentissage et de dépendance vis à vis de l’Europe.
L’« esprit du lieu » contre le cosmopolisme
Dans l’entre-deux-guerres, l’heure était au contraire à la consolidation de l’identité nationale et certains critiques feront de la définition de critères « objectifs » d’américanité l’une de leur mission. Le passé devenant la condition de l’avenir, s’inventer un passé artistique, c’était aussi trancher sur l’art du présent et maintenir la suprématie de la figure, du réel et du local contre les postulats du modernisme. Fort logiquement, le ressentiment de certains critiques à l’encontre de toute forme de cosmopolitisme, finit même par porter atteinte au prestige des figures consacrées de la génération antérieure : Whistler et Sargent.
Christine Savinel a mis l’accent sur la coïncidence établie par les détracteurs de Whistler entre le « flottement identitaire » de sa figure d’artiste -entre Europe et États-Unis- et le « flou » pictural de son œuvre. Whistler était accusé d’instaurer le règne du « non-lieu. » Apôtre de l’art pour l’art, Whistler faisait ainsi de l’art « son propre lieu », rendant impossible toute inscription nationale. La gloire cosmopolite de Sargent reposait, elle sur le succès de sa peinture mondaine « transnationale. » Au nom de l’idéologie du fini et de la morale sociale du travail bien fait, le « fa presto » du peintre serait assimilé à une dérive licencieuse et immorale (ill. 3) et son aristocratisme à une incongruité européenne. Le cosmopolitisme avait toujours à faire avec le soupçon de décadence.
Dans les années trente, certains adeptes du régionalisme, cet art figuratif et méticuleux de l’Amérique terrienne, allaient durcir leur perception de l’héritage culturel afin de retrouver dans l’art du passé le « fidèle reflet de l’esprit américain. » Thomas Craven, un des défenseurs les plus chauvins de cet art « spécifique » et « particulier » à l’Amérique, devait radicaliser le paradigme viril des tenants du réalisme. L’ « efféminé » serait désormais synonyme d’ « étranger » et l’abstraction, art d’importation, serait fatalement vouée à l’artifice (par opposition au réalisme, authentique « produit du cru ») et à l’ « impuissance. » Dans cette optique, le réalisme marquerait le retour « aux vertus masculines, car tous les grands peintres, écrivait Craven, sont grossiers, bourrus et insupportables. »
Dans cette logique restauratrice, l’instrumentalisation du passé devait permettre l’élaboration d’une nouvelle généalogie de l’ «école américaine », préservée de toute trace de l’influence corruptrice européenne. Mais avant de réhabiliter ces « héros » américains, encore convenait-il de les « inventer. »
Goodrich et l’invention d’Eakins
L’historien d’art Lloyd Goodrich (1897-1987), qui effectuera sa carrière au Whitney Museum of American Art, fut, dès le début des années trente, l’un des ses principaux propagateurs. Pour trouver l’antidote au flou cosmopolite, il fallait donc inventer l’anti-Sargent, autrement dit une figure fondatrice, réparatrice et « américaine jusqu’au bout des ongles » ; un « rameur solitaire » qui répondrait aux impératifs édictés par les nouvelles valeurs culturelles : parcours solitaire, absence de sophistication et innovation formelle sans apprêt. A certains égards, on serait tenté d’évoquer un Pollock du XIXe siècle…
La monographie de Goodrich, Thomas Eakins, His Life and Work, publiée en 1933 par le Whitney, ressuscitait autant qu’elle créait cette image rustique de précurseur dont la gloire aurait pour nom « malentendu, persécution, abandon. » Le mythe Eakins appartenait désormais à l’histoire de l’art.
La construction psychologique du « pionnier » Eakins s’oppose point par point aux archétypes mondains incarnés par Sargent et démontre à quel point les valeurs esthétiques mises en avant par ses thuriféraires relevaient avant tout d’a priori moraux.
Son négligé vestimentaire légendaire (ill. 4) devient ainsi une métaphore de son ancrage pragmatique dans l’expérience quotidienne. Cet anticonformisme sans la moindre connotation populaire –Eakins appartenait résolument à la middle-class de Philadelphie- l’éloignait autant du modèle romantique de l’inspiration (ill.5) que de la bohème artistique ou du désir d’autopromotion sociale propre aux portraits ou aux vues d’atelier de Sargent ou de Chase (ill. 6).
Pour souligner le contraste avec l’art « superficiel » et désinvolte de ses deux confrères, Eakins sera érigé en modèle de virilité, de franchise, de rigueur, d’objectivité et d’indépendance obstinée.
Cet éloge de l’homme Eakins permet de mesurer l’ampleur du renversement relatif à la vision de l’artiste américain. Entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres, les manquements d’Eakins à l’étiquette d’un monde de l’art encore victorien vont être progressivement valorisés en signes manifestes d’accomplissement artistique.
Le renvoi pour indécence d’Eakins de l’académie de Pennsylvanie en 1886 –il faisait poser ses élèves nus (ill. 7)- sera la pierre angulaire de cette aura rétrospective de « refusé. » Si l’hostilité envers ce martyr de la vérité « vraie » ne doit rien à la fiction, l’usage qui sera fait de ces revers par des biographes trop zélés visait systématiquement à la construction d’un modèle mythique de l’artiste américain. Dans le contexte isolationniste des années trente, l’image d’Eakins en self-made-man triomphant seul d’une série d’épreuves présentait l’avantage insigne de l’opposer au modèle de l’artiste européen, perçu comme un héritier, donc incapable d’originalité. A tel point que Goodrich aussi bien que Gertrude Vanderbilt Whitney s’évertueront à minimiser, voire à nier, l’impact artistique du séjour parisien du peintre américain dans l’atelier de Gérôme (1866-1869).
L’intégrité du réalisme
Dans ce contexte idéologique, l’objectivité du réalisme doit s’entendre comme un gage d’intégrité morale, un témoignage de fidélité nationale et de loyauté vis à vis du « caractère sacré du réel américain. » L’art d’Eakins renouerait avec le vœu puritain d’un « art sans style », d’un « style sans style » (Greenberg lui-même n’a-t-il pas qualifié Eakins d’« artiste sans manière » au style « neutre et transparent.») L’absence de style devient ici une clause d’ordre moral. Car le style sans style, cet art sans séduction renoue avec le fantasme d’innocence et de pureté qui laverait l’art de tout soupçon d’immoralité et d’inutilité. Un art sans style, c’est aussi un art immédiatement lisible et intelligible. Cette immédiateté supposée du langage réaliste, c’est encore le vieux rêve d’un art adéquat à son modèle, sans le moindre écart, hors de toute convention, de toute corruption étrangère, de toute tradition préalable. Pour G. Whitney, l’art d’Eakins, coupé de ses influences françaises, symbolisait le « puritanisme américain et son intolérance à l’égard du mal. »
La fascination d’alors pour le modèle, souvent fictif, de l’artiste réaliste autodidacte (Bingham, Homer) révèle encore cette hantise de retrouver le paradis perdu de la transparence. Issu de la génération spontanée, ce réalisme intègre jaillirait spontanément de la terre américaine comme la sansevière, cette plante en pot connue pour sa résistance, qu’arbore tel un emblème la mère démodée de Grant Wood, dans un portrait de 1929. La vigueur de la terre engendre l’art américain authentique, celui des « pionniers. »
L’aveuglement volontaire de la critique
Cette construction héroïque de la figure d’Eakins se fondait sur une incompréhension manifeste de la nature réflexive et conflictuelle de son art. Pouvait-il en être autrement alors que Goodrich et ses proches réduisait son apport à de simples constats thématiques et documentaires sur l’Amérique ? Chez Eakins, les thèmes –l’aviron, la boxe, la chirurgie…- et les pratiques –l’anatomie et la perspective- n’ont jamais été que des outils au service de procédures picturales dissidentes.
Aux antipodes d’un réalisme qui ne porterait qu’un constat rassurant sur la réalité effective des choses, Eakins convertit son expérience du réel en drame de la vision. A l’évidence objective et à l’observation directe mises en exergue par Goodrich, s’oppose constamment l’art d’Eakins, fondé sur l’énigme, le conflit et la violence. Le cadre recouvert de graffiti, dans le portrait du Pr. Rowland,(ill. 8) opposait brutalement deux ordres de réalité inconciliables, la peinture et la graphie, cet « accident qui affecte la pureté du langage » (Derrida).
Dans ses scènes d’aviron (ill. 9), dépourvues de la moindre spontanéité, l’insistance inédite sur les reflets et la dissolution de la figure n’est d’abord qu’une métaphore de la nature réflexive de son art. Poussant le réalisme jusqu’à ses limites, Eakins fait du reflet une instance presque inquiétante de défiguration. Dans La Clinique du Dr. Gross (ill.10), qui fit scandale par sa dimension « sanguinaire », Eakins montre que la violence du thème –une greffe osseuse réalisée devant un auditoire dans lequel on reconnaît Eakins lui-même- n’est jamais que celle du peintre envers le spectateur. Tout témoigne d’une relation iconoclaste au corps humain : le corps illisible du patient semble atteint dans son intégrité, alors que le scalpel rouge de sang suscite le geste d’effroi de la mère du patient qui se voile le regard.
Michael Fried a mis à jour cette dialectique entre répulsion et fascination, refus de voir et pulsion sadique de susciter l’effroi. « La peinture réaliste, affirme-t-il, serait celle que le spectateur ne peut littéralement pas supporter de voir. »
« For the public I believe my life is all in my work » écrivait Eakins en 1894. La méprise idéologique de Goodrich et des tenants de cette réappropriation identitaire d’Eakins dans les années vingt et trente, fut de s’aveugler comme la mère du patient au point de croire que « his work was all in his life. »
Bibliographie
Américains à Paris, 1860-1900, Londres, Boston, New York, 2006-2007, éd.fr, Milan, 5 Continents Editions, 2006.
Chassey, Eric de, La Peinture efficace, Paris, Ed. Gallimard, 2001 (sur Thomas Craven,en particulier, voir pp. 86-89)
Thomas Eakins, Un réaliste américain,1844-1916, Paris, Ed. R.M.N., 2002.
Thomas Eakins, Peinture et Masculinité, Actes du colloque organisé par le musée d’Orsay et le musée d’art américain de Giverny, Terra Foundation for the Arts, 2003.
Katleen A. Foster, Thomas Eakins rediscovered. Charles Bregler’s Thomas Eakins Collections at the Pennsylvania Academy of Fine Arts, New Haven and London, Yale University Press, 1997.
Michael Fried, Realism, Writing, Disfiguration, On Thomas Eakins and Stephen Crane, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1987.
Winslow Homer, Poète des flots, Giverny, musée d’art américain-Terra Foundation for American Art, 2006.
Edward Lucie-Smith, Le Réalisme américain, Paris, Ed. Thames and Hudson, 2002.
Made in USA, L’Art américain, 1908-1947, sous la dir. d’Eric de Chassey, Bordeaux, Rennes, Montpellier, Ed. R.M.N., 2001.
Paris 1900, Les Artistes américains à l’Exposition universelle, Paris, musée Carnavalet, Paris musées, 2001.
Gérard Régnier, Les Réalismes, 1919-1939, Paris, Ed. Centre Georges Pompidou, 1981.
Christine Savinel, Le cosmopolitisme de Whistler, Sargent, Wharton et James : une relation critique in L’art américain, Identités d’une nation, Paris, Terra Foundation for American Art, Louvre, ENSBA, 2005.
François Legrand est ancien élève de L’École du Louvre et docteur en histoire de l’art, après avoir soutenu sa thèse sur : Le Paradis perdu et l’esthétique romantique (1996). Il est l’auteur du livre d’entretien avec Michel Laclotte : Histoires de Musées, Souvenirs d’un conservateur (2003). Il a collaboré aux éditions Macula et Gérard Montfort et actuellement à Connaissance des Arts.