Dans son Musée éphémère, Francis Haskell regrettait l’hégémonie nouvelle des grandes expositions d’art et ses conséquences néfastes. Il rappelait la genèse des modalités de circulation des œuvres, et, à partir du début du 20e siècle : les premiers prêts de tableaux pour les expositions internationales prestigieuses, les liens naissants entre les musées et les institutions, le rôle des nationalismes.
L’exposition a toujours été un lieu de légitimation et de régulation de la vie artistique et du marché. L’histoire remonte au 17e siècle et aux premiers salons, organisés par la jeune Académie des peintres et des sculpteurs qui voulait endiguer un mouvement d’autogestion par les artistes. Vers le milieu du 17e siècle, un certain Martin de Charmois se plaignait ainsi devant la famille royale des artistes qui voulaient échapper à leur statut d’artisans en tenant boutique et en assurant leur propre marché.
On connaît la suite avec les salons organisés par une puissante Académie finalement doublée par des jurys plus ouverts à des normes de sélection différentes. Du régime assez simple encore, touchant un monde encore assez restreint et homogène, nous sommes passés à une situation toujours plus complexe, avec toujours plus d’acteurs, de lieux et d’objets, à l’usage de populations de plus en plus nombreuses. Il suffit de voir combien les Biennales ont proliféré depuis les années 1990, s’affirmant comme de véritables phénomènes artistiques mais aussi touristiques, diplomatiques, économiques et politiques.
Paul Ardenne et Olivier Berggruen, historiens de l’art et commissaires d’expositions, ont une longue expérience des événements qui scandent la vie artistique internationale. Leur bilan est informé et critique : accélération, globalisation, uniformisation des normes de légitimation et des lieux de présentation, métissage des institutions devenues interchangeables, prééminence de la foire, du spectacle et de l’économie, élitisme et populisme conjugués, échanges inégaux entre l’Occident et ses partenaires.
À cet égard, des îlots de résistance existent — sinon des brèches — mais la condition politique de l’art semblera pour certains largement déterminée par des positions qui pourraient viser davantage à maintenir un exotisme de pacotille qu’à inventer un vrai dialogue avec de nouveaux arrivants sur le marché. D’autres verront l’extension du domaine de l’art comme un lieu de tension privilégié où se reposent inlassablement les questions d’identité et de pouvoir en brisant les fiefs et en actionnant la pensée du monde.
Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 29 juin 2006
Paul ArdenneLe temps
des mutations
Ce que l’on observe du développement de la scène artistique de ces dernières décennies ne fait guère de doute : marquée par les effets de la globalisation, la situation de l’art d’aujourd’hui reflète la trace des échanges commerciaux entre l’Occident et ses partenaires (et parfois ses adversaires idéologiques, comme Cuba). Les mêmes structures institutionnelles se retrouvent aux quatre coins du globe, alors que le marché de l’art étend son domaine un peu partout dans le monde. On sait d’ailleurs que l’essentiel de ce marché porte sur l’art contemporain ; la politique des musées est axée en grande partie autour de la diffusion de cet art, tandis que les réseaux de présentation et de production — qui se tissent entre musées, artistes, galeries, critiques, collectionneurs et presse spécialisée — vont dans le sens d’une uniformisation à l’image de la globalisation économique menée par l’Occident. Autre phénomène de cette régularisation culturelle, la tenue de grandes expositions telles que les biennales et autres manifestations de grande envergure menées tambour battant, tandis que les foires ont remplacé dans l’esprit du public les biennales (je reviendrai sur ce point).
Les triomphes du marché
Arrêtons-nous le temps de survoler à distance l’univers de l’art contemporain. Artistes, galeries, marchands (ceux dont l’activité porte sur le “secondary market” selon l’expression américaine, c’est-à-dire les revendeurs d’oeuvres qui ont déjà pénétré le marché), critiques d’art, musées, fondations privées, historiens de l’art, partenaires publics, sponsors, publicitaires, maisons de vente aux enchères, jouent les rôles que l’Europe industrielle et marchande du XIXème siècle leur a attribués. Cette expansion du monde de l’art atteint son apogée avec la construction des grands musées européens et américains, la création du Museum of Modern Art de New York en 1929 marquant symboliquement la date à partir de laquelle l’art contemporain devient l’objet de toutes les convoitises. Mais si les catégories que je viens d’énumérer remplissaient jadis des rôles bien définis, le monde actuel encourage leur métissage. A titre d’exemple, les grandes galeries commerciales ouvrent des espaces qui ressemblent à s’y méprendre à des salles de musée, elles organisent des rétrospectives que bien des musées seraient prêts à accueillir (le partenariat entre secteurs public et privé est d’ailleurs devenu courant) et publient des catalogues luxueusement imprimés. On assiste donc à un renversement des hiérarchies lorsque tel galeriste New-yorkais a plus d’influence que la plupart des directeurs de musées. A l’inverse, certains administrateurs sont tentés par le milieu commercial et travaillent pour des galeries ou des maisons de vente. Plus inquiétant est le fait que certains musées, face à l’engouement sans précédent pour l’art contemporain, abdiquent leur indépendance en faveur des produits portés par le marché, parfois sous la pression de « trustees » de type anglo-saxon, renonçant à leur indépendance pour céder sous la pression d’un conformisme dicté par le marché de l’art.
Dans ce monde de l’art à l’échelle planétaire, une vision dominante semble triompher, celle du marché. Dans la foulée du développement de la scène artistique contemporaine, les structures d’accueil se sont multipliées, et face à la diversité des initiatives, les biennales ont pour rôle de déblayer le terrain et d’ordonner des forces souvent chaotiques. Mais en fait, le marché de l’art assure une régularisation bien plus forte que n’importe quelle tentative critique ou institutionnelle. Or, le monde des grandes expositions vit actuellement un malaise dû à la peur d’être supplanté par les foires commerciales.[ref]Cette crainte s’est exprimée lors de la tenue du colloque sur le futur de la Biennale organisé en décembre 2005 par Robert Storr à Venise (“Where Art Worlds Meet: Multiple Modernities and the Global Salon”, Palazzo Cavalli Franchetti).[/ref] Cependant, les biennales ne s’inscrivent-elles pas dans la logique du marché ? En tous cas, la première et la plus importante d’entre elles, celle qui fait référence — Venise — a été créée il y un siècle pour revendiquer une place culturelle et commerciale quelque peu entamée depuis l’ère pré napoléonienne. Les rapports entre la Biennale et le monde commercial étaient pour ainsi dire naturels : les commissions sur la vente d’œuvres d’art servaient à financer la Biennale, jusqu’à ce que les mouvements étudiants de 1968 mettent fin à ce système.
Entre élitisme et populisme
Nous en arrivons à une situation où grandes manifestations internationales, foires et musées se partagent des rôles complémentaires. Le paysage culturel prend des formes facilement reconnaissables où dominent les grandes marques. Pour citer un exemple, la politique globale du Guggenheim, première multinationale de l’art, encourage cette uniformisation, lorsque les expositions circulent d’une “branche” à l’autre, entre Berlin, Venise, Bilbao et New York (c’était le cas d’une rétrospective des peintures de Jeff Koons).[ref]On remarquera également que les collections de musée servent souvent de monnaie d’échange entre grandes institutions et nouveaux partenaires publics ou privés désireux de participer au marché de la culture. Certes, la circulation des oeuvres d’art n’est pas en soi répréhensible, au contraire, mais comme l’a souligné Philippe de Montebello dans un récent discours, une telle politique a parfois pour conséquence fâcheuse d’exclure du dialogue des institutions souvent méritantes mais sans pouvoir véritable.[/ref] Le Guggenheim décerne chaque année un prix donné au meilleur artiste choisi par un Jury international, tout comme la Biennale attribue un prix à l’un de ses participants. À leur façon, les maisons de vente créent aussi des gagnants et des perdants. Si bien que dans la perception du public, ces institutions revêtent des identités facilement interchangeables. Par ailleurs, l’uniformisation des réseaux culturels va au delà des « contenus » pour s’étendre aux « contenants » : d’un continent à l’autre, les modes de présentation des œuvres convergent vers une même direction : des espaces blancs, lisses et anonymes (le “white cube” qui a donné son nom à l’une des principales galeries londoniennes), une sobriété de bon ton, un souci d’efficacité aux allures technocratiques ; en somme, une esthétique post-industrielle que seuls quelques architectes réussissent à mettre à l’épreuve. Un conformisme semblable règne sur les instruments de diffusion de l’art telles que les revues spécialisées qui font souvent appel au même jargon critique, car il existe un langage spécifique à l’art contemporain qu’il serait utile d’étudier en tant que symptôme éclatant du mode de fonctionnement de l’art d’aujourd’hui.
Venons en à la question de la diffusion de l’art contemporain dans un contexte global. Si l’art est vécu comme produit d’échange, il est à mon avis aux prises entre deux forces contradictoires : d’une part sa diffusion et propagation selon les méthodes publicitaires et commerciales, et de l’autre une aura d’exclusivité qui le maintient en situation d’autarcie. Il y donc deux formes de discours qui se font entendrent, l’un élitiste et l’autre populiste. Populiste, depuis que la démocratisation des institutions culturelles coïncide avec la multiplication des lieux d’accueil ; l’art revendique une plus grande affinité avec d’autres modes de communication, souvent populaires, comme le cinéma, la télévision, la mode, la publicité, etc. Pour l’essentiel, l’art contemporain repose moins sur un savoir hérité des institutions du XIXème siècle (opéra, théâtre, textes mythologiques, connaissance de la littérature et de la poésie), que sur des conventions qui se réclament de la culture populaire. Élitiste, parce que l’art s’est érigé en mode de pensée, parfois ésotérique, et constitue une forme de discours sur lui-même, comme dans l’œuvre de Ryman et de Richter. Sans certaines références à son histoire, sans la connaissance des jeux auxquels il se livre avec plus en plus d’entrain, la compréhension de l’art contemporain est malaisée. Un tournant semble avoir été accompli depuis que l’art s’est constitué en mode de pensée — grâce à Marcel Duchamp — mais une pensée qui reste essentiellement visuelle.
Mais au delà de la question de l’apprentissage de certaines règles, il y a la question de l’accès à la culture. Si les réseaux d’enseignement et de diffusion se sont développés, il n’en reste pas moins que le ticket d’entrée est devenu plus cher que jamais, réservé à une élite autrefois intellectuelle et artistique, aujourd’hui financière et médiatique. Cet accès demande un capital considérable, de la part de galeries dont les opérations sont coûteuses, des collectionneurs qui sont parfois pris au jeu de leurs ambitions spéculatives, alors que les critiques participent pleinement aux enjeux commerciaux (préfacer un catalogue d’exposition de galerie est l’activité la plus lucrative d’un critique d’art). Ces réseaux vivent dans un univers parallèle qui est celui d’un circuit obligé fait de voyages d’une grande exposition à l’autre, rencontres d’un monde privilégié à l’occasion de vernissages suivis de dîners fastueux. Il ne s’agit pas de décrier cet état des choses, mais de montrer que par cette globalisation accélérée l’Occident étend sa domination.
L’Occident dominant et ses îlots de résistance
La question du dialogue culturel entre l’Occident et ses partenaires soulève un certain nombre de problèmes, à commencer par celui de l’égalité des rapports. Personne ne conteste la diffusion — et l’enseignement — de l’art contemporain à l’échelle planétaire. L’Amérique du Sud et le Japon depuis plusieurs générations, l’Afrique plus récemment, la Chine et l’Inde aussi, participent à cet ‘échange’. Cependant on peut se demander si cette démocratisation ne constitue pas une nouvelle instance de colonialisme, puisque l’Occident exporte ses institutions culturelles dans des pays dont les traditions sont relativement différentes. (Il suffirait d’évoquer le cas de pays dans lesquels la production artistique est liée à des considérations religieuses.) Cependant, les arts de ces pays trouvent leur place dans un contexte global et mondial ; leurs productions artistiques, même traditionnelles, vivent au contact d’autres formes artistiques dont elles se nourrissent. (Ce n’est pas le lieu d’approfondir cette question complexe, mais toute tentative d’exclure les arts non-occidentaux du discours esthétique aboutit à une forme d’exotisme qui constitue un contresens flagrant.) Une certaine vision de l’art s’est imposée un peu partout dans le monde, sans pour autant étouffer des initiatives locales ou régionales, des forces de résistance souvent fécondes qui se constituent au contact de l’Occident. Preuve de la complexité des rapports entre anciens colonisateurs et colonisés, l’art qui s’est développé au Brésil dans les années 60 dans la lancée du néo-concrétisme (auquel on donne parfois le nom de tropicalisme). Pour Hélio Oiticica et plus récemment pour Cildo Meireles, la notion de représentation et de transposition d’une identité culturelle est remplacée par celle qui consiste à s’approprier la production de l’Occident, l’absorber et la digérer à la manière d’un anthropophage. Ce mode de fonctionnement artistique typiquement brésilien est en grande partie dérivé des écrits du poète Oswald de Andrade.[ref]Oswald de Andrade, Manifesto Antropófago, 1928. [/ref] Ou encore, pour citer un autre exemple, le travail de Jean-Michel Basquiat dont la force a été d’intégrer dans le discours pictural dominant des éléments hétérogènes issus de cultures « underground. » Les formes du discours artistique se renouvellent dans la lancée de ce brassage culturel. Il y a donc toujours une possibilité de subversion des modes conventionnels à l’intérieur même de la société postindustrielle.
Cela dit, la distribution de l’information est assurée par l’Occident, les opérateurs culturels dominants sont occidentaux. La situation des grandes expositions telles que les biennales est celle d’instruments qui assurent le maintien de ce status quo. Mais à l’intérieur du système s’ouvrent des brèches, tentatives souvent remarquables de remettre en question la situation actuelle (la biennale de La Havane, et souvent le travail des commissaires sud-américains et africains). Par ces brèches nous découvrons que le discours dominant, loin d’être inflexible, est susceptible d’être retourné sur lui-même — par des initiatives qui consistent justement à déplacer ces institutions géographiquement et culturellement. Hélio Oiticica portait des vêtements de carnaval qui affirmaient la fluidité du geste artistique ; l’artiste américain David Hammons avait exposé ; quelques objets dans un coin de rue new-yorkaise ; la danseuse indienne Sharmila Desai repense le rôle des disciplines artistiques traditionnelles de son pays d’origine en les transposant dans le contexte de la scène artistique contemporaine. De telles initiatives affirment une vitalité qui puise sa source dans les marges du système dominant, preuve que ce système offre la possibilité d’un dialogue avec d’autres manières d’appréhension de l’art.
Une biennale comme lieu de réflexion
Ma conclusion est tout au mieux provisoire. Dans le contexte d’une scène artistique internationale, les origines géographiques ou ethniques n’ont plus le caractère déterminant qu’elles avaient autrefois (encore que, comme on vient de le voir, certains artistes revendiquent une spécificité géographique, mais celle-ci s’articule à la lumière d’une confrontation avec l’Occident). La régularisation esthétique est assurée tant bien que mal par les forces du marché, dont la marque ne s’impose pas de façon uniforme. Si les institutions traditionnelles de Venise, Bâle, Miami et Kassel sont renforcées, l’art contemporain a la capacité de se soustraire aux forces hégémoniques en épousant les formes d’un discours capable d’interroger les structures mêmes de sa création et de sa diffusion. Robert Storr, commissaire de la prochaine Biennale de Venise, s’est fait le porte-parole de modes alternatifs de présentation, évoquant l’esprit des Salons du temps de Diderot et des lumières. Pour ma part, j’aimerais imaginer le futur des biennales non pas affaiblies sous le poids des tentatives d’uniformisation, mais en tant que lieux de réflexion. Pourquoi ne pas souligner le rôle des biennales par opposition aux institutions qui se greffent sur leurs succès ? Et pourquoi ne pas affirmer leur spécificité ? Quitte à renoncer à leurs ambitions muséales et encyclopédiques, il incombe aux biennales le devoir de créer des espaces de dialogue, de confrontation et de diversité pour l’art contemporain.
Bibliographie
Lawrence Alloway, The Venice Biennale, 1895-1968 : from salon to goldfish bowl, Londres, Faber, 1969.
Philippe de Montebello, « The Art Museum and the Public Trust », Conférence donnée au Fogg Art Museum, Cambridge, Mass., 2002,(publication privée Mai 2002).
Victoria Newhouse, Art and the power of placement, New York, Monacelli Press, 2005.
Caroline A. Jones, « Troubled Waters – Globalism and the Venice Biennale », in : Artforum, Février 2006, pp. 91-92.
Olivier Berggruen est né en Suisse et a fait ses études d’histoire de l’art à Brown University (Providence, Rhode Island) et au Courtauld Institute à Londres. Il a brièvement travaillé dans le département impressionniste et moderne de Sotheby’s, Londres, avant d’ouvrir une galerie d’art moderne et contemporain au début des années 90. Depuis 2002 il est conservateur associé à la Schirn Kunsthalle de Francfort. Il a été le commissaire de plusieurs grandes expositions internationales, notamment Henri Matisse : papiers découpés (Francfort et Berlin, 2002-3) et Yves Klein (Francfort et Bilbao, 2004-2005). Pour 2006, il prépare une rétrospective de l’oeuvre de Paul Klee (Santander et Rome) ainsi qu’une exposition sur le thème de Picasso et le Théâtre à Francfort.