Dans les films de Tarkowski, les objets sont aussi importants que les personnages. Dans chacun de ses plans, il y prête une attention aussi intransigeante qu’à tout le reste. Il est permis d’y reconnaître l’écho de natures mortes anciennes mais cela ne suffit pas à rendre compte de leur fonction majeure dans un processus où la matérialité se met au service de l’invisible. Philippe Bettinelli tente ici de retrouver les sources de ces images de choses en activant la notion de nature morte vivante indispensable à notre séminaire.
Laurence Bertrand Dorléac
« Plonger les choses les plus familières dans une ambiance irrationnelle » :
les objets dans le cinéma d’Andreï Tarkovski
Philippe Bettinelli
« Depuis Solaris, puis dans Le Miroir et dans Stalker, il y a les mêmes objets, toujours les mêmes. Certaines bouteilles, certains vieux livres, des petits objets divers sur des étagères ou des rebords de fenêtre. Seulement ce que je voudrais avoir chez moi a le droit de trouver une place dans un plan d’un de mes films. Si les objets ne me plaisent pas, je ne peux simplement pas m’autoriser à les laisser dans le film (…). J’élimine et j’annule, avec une intransigeance maximum, tout ce que je n’aime pas d’un plan.[ref]Entretien d’Andreï Tarkovski avec Tonino Guerra, publié pour la première fois dans Panorama, no. 676, April 3, 1979, pages 160-161, 164, 166, 169-170, traduction libre à partir de « A Conversation between Andrei Tarkovsky and Tonino Guerra (1979) », disponible à l’URL suivante : http://people.ucalgary.ca/~tstronds/nostalghia.com/TheTopics/Tarkovsky_Guerra-1979.html[/ref] »
Andreï Tarkovski porte une attention particulière à la matérialité de ses films, à la constitution d’un contexte physique dans lequel évoluent ses personnages, qui prend forme par le positionnement d’objets choisis avec grande attention et avec un souci particulier pour les effets de matières des surfaces qui les entourent – sols, murs – prenant une dimension résolument haptique. Le cinéma de Tarkovski est cependant un cinéma ouvertement religieux, parfois qualifié de cinéma de l’invisible, et semblant par bien des aspects viser une forme d’immatériel plus qu’une description du monde réel et des choses bien tangibles qui le peuplent.
Ces choses peuvent parfois prendre une fonction symbolique, comme le souligne Jacques Aumont dans l’analyse d’une scène de Stalker, qui montre dans un long travelling vertical une suite d’objets abandonnés dans la Zone, qui s’apparente selon lui à un « montage d’objets » de la peinture hollandaise[ref]Jacques Aumont, Matière d’image, Paris, Images modernes, 2005.[/ref]. Montrant armes, pages de calendrier, seringues, pièces de monnaies, ainsi qu’une reproduction du saint Jean-Baptiste du retable de Gand, cette suite d’objets prendrait précisément le sens d’une vanité (fig. 1). La reproduction de l’œuvre de Van Eyck s’apparenterait elle, en tant qu’image d’un témoin de Dieu mise à mal, réduite au rang d’objet, couverte de vase et de déchets, à l’image du Stalker lui-même, alors en proie au doute. L’exemple de Stalker est loin d’être un hapax : d’autres exemples de « montages d’objets » faisant écho à la narration peuvent être identifiés, à commencer par un plan de Nostalghia (fig. 2). Alors que le personnage principal, un musicologue russe souffrant de son exil italien, erre ivre dans des ruines et s’endort, la caméra s’arrête sur une bouteille de vodka et un livre en feu – recueil de poèmes d’Arseni Tarkovski traduits en italien que ce personnage s’est vu offrir, au début du film, et qu’il a rejeté en arguant du caractère intraduisible de la poésie. Ce plan fait écho à un autre plan similaire, au début du film, présentant quant à lui une Bible et une bouteille d’eau : il se fait de manière presque littérale l’écho du désarroi du personnage principal, de son rapport difficile à l’Italie et de l’intense nostalgie de la Russie qui le frappe.
De très nombreux plans, par leur composition, s’apparentent comme celui-ci assez clairement au genre pictural de la nature morte, bien qu’il soit impossible d’y voir la citation d’une œuvre précise. Ils trouvent peut-être leur origine dans un plan de L’Enfance d’Ivan, dans lequel les personnages préparent des vivres avant de partir en mission : les personnages y amènent dans le cadre un certain nombre d’objets, comme s’ils étaient en train de composer une nature morte (fig. 3). Bien que Tarkovski ait rejeté à plusieurs reprises l’idée d’une influence directe de la peinture sur le cinéma, se plaçant dans la lignée des déclarations de Robert Bresson sur la pureté du médium cinématographique, ces plans semblent témoigner d’une forme de picturalité diffuse, qui s’exprime jusque dans un prédilection d’Andreï Tarkovski pour les rebords de fenêtre, sur lesquels il aime placer avec précision des objets – lieu commun du détail en peinture dont Les Epoux Arnolfini est certainement l’exemple le plus illustre. Ces compositions évoquent parfois, comme dans un plan du Miroir, la peinture de bodegón, par la juxtaposition d’objets en frise sur fond neutre : présentant notamment un trognon de pomme, une plante fanée et un mécanisme d’horlogerie, elle repose sur des objets que Charles Sterling présente comme symboliques d’une fuite du temps dans la nature morte hollandaise [ref] Charles Sterling, La Nature morte : de l’antiquité à nos jours, Paris, Tisné, 1952, p. 50.[/ref] – ce qui, dans un plan montrant un souvenir d’enfance, prend tout son sens (fig. 4).
Cette picturalité diffuse des plans, cette présence souterraine de la peinture dans des plans qui semblent élaborer avec ce médium des parentés lointaines, et peut-être partiellement irrationnelles, participe au développement d’une forme de fascination autour d’objets pourtant éminemment courants, et souvent intégrés dans le décor en toute cohérence diégétique. Ces choses comme mises entre parenthèse, mises en suspens, disposent alors d’une qualité de présence particulière, qui pourrait participer à les faire considérer comme un peu plus que des objets, ou un peu autre que des objets, tant leur mise en scène semble les faire sortir de l’expérience courante à laquelle ils sont généralement cantonnés – de la même manière que les peintres espagnols avaient, pour citer encore une fois Charles Sterling « […] l’aptitude à plonger les choses les plus familières dans une ambiance irrationnelle […][ref]Ibid. p. 66.[/ref]».
Tarkovski semble chercher, par la disposition de ces objets, à concrétiser une injonction tirée des Notes sur le cinématographe de Robert Bresson : « Donner aux objets l’air d’avoir envie d’être là[ref]Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975, p.111.[/ref] ». Et ce faisant de, très paradoxalement, les faire paraître à la fois extrêmement familier – ils semblent être là où ils le devraient – et extrêmement étranges – cette décision proviendraient d’eux, qui ne seraient alors plus tout à fait des choses. Tarkovski, qui disait souvent que l’homme n’était plus capable de relever les traces de Dieu dans sa vie quotidienne, semble laisser des indices d’un au delà des choses, laisser entrevoir la présence discrète d’une forme d’invisible.
Par la qualité de présence particulière que leur confère Tarkovski, les choses qui peuplent ses films peuvent éventuellement rappeler le goût du surréalisme pour l’objet. Si Tarkovski a dès son premier film été rapproché du surréalisme[ref]En premier lieu par Jean-Paul Sartre, cf. Jean-Paul Sartre « Discussion sur la critique à propos de L’Enfance d’Ivan », dans Michel Ciment et alii, Andreï Tarkovski, Lettres modernes, Paris, 1986, p. 9.[/ref], il réfutera cette appellation, et s’est par ailleurs montré plusieurs fois hostile à l’art moderne dans son ensemble, auquel il reproche notamment un manque de spiritualité. En contradiction avec ces déclarations de principe, on trouve dans le journal d’Andrei Tarkovski de nombreuses traces d’un goût, relatif du moins, pour l’art moderne[ref]Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Paris, Cahiers du cinéma, 1993, pp.284-285.[/ref], et l’on sait également par son directeur artistique sur Solaris que Tarkovski appréciait plusieurs artistes modernes qui instauraient un « dialogue avec les maîtres », dont Magritte et Dali[ref]Mikhail Romadin, « Film and painting », dans Nathan Dunne (éd.) Tarkovsky, Londres, Black Dog, 2008, p. 388.[/ref].
Ce n’est cependant pas le Dalí surréaliste au sens propre du terme qui pourrait avoir influencé Tarkovski, mais le Dalí de l’après guerre, marqué par une « mystique nucléaire », celui qui, selon Robert Descharnes, effectue la « triple synthèse entre peinture classique, ère atomique et spiritualisme aigu[ref]Robert Descharnes, Salvador Dali 1904-1989 : l’œuvre peint, Cologne, Taschen, 1994, p. 407.[/ref] », formule qui pourrait tout aussi bien décrire le cinéma d’Andreï Tarkovski. Cette proximité, plus que dans des citations précises, peut se faire sentir dans la reprise d’un concept de Salvador Dalí, qui est celui de « nature morte vivante » (fig. 5).
Dans sa période « mystique nucléaire », Dalí estime en effet que l’action des protons et des neutrons, qu’il compare à des anges, permet de soulever des corps dans l’espace et expliquerait l’Assomption : la mise en mouvement des objets, en apesanteur, ainsi que leur fragmentation, est pour Dalí le moyen de représenter l’invisible, le divin[ref]Ibid. p. 423.[/ref]. Ces principes d’éclatement ou de lévitation d’un objet soumis à une force invisible peuvent se retrouver à plusieurs reprises dans l’œuvre de Tarkovski. La scène d’apesanteur de Solaris en constitue le premier cas flagrant, permettant notamment aux objets de ce véritable cabinet de curiosité qu’est la bibliothèque de la station spatiale de s’animer.
A partir de cette scène, il sera possible de trouver de nombreux indices de l’action de forces invisibles, qui consistent parfois dans le déplacement incompréhensible – au premier regard du moins – d’un objet. La scène suivante de Solaris, par exemple, s’ouvre sur un récipient cassé dont les fragments oscillent encore, sans que l’action à l’origine du mouvement n’ait été montrée : on ne comprend qu’après coup qu’il s’agit de la tentative de suicide d’Hari. Ce principe, montrer d’abord la conséquence d’une action – le mouvement d’un objet – puis sa cause, est à l’origine d’un effet de confusion ici utilisé dans son sens le plus simple, à très faible intensité. On le retrouve également dans une scène du début de Stalker présentant des objets sur une table de nuit qui se déplacent sous l’effet d’une force invisible, difficile à identifier tant le traitement sonore de la scène, à première vue incohérent – mélange de bruits de train et de musique – met entre parenthèse toute tentative d’interprétation. On comprend plus tard qu’il y a vraisemblablement bien une ligne de train à proximité, et que la musique entendue relève, quant à elle, probablement du rêve d’un des personnages. La scène de la chute de la jarre de lait du Sacrifice, tombant du fait d’une force invisible que l’on n’assimilera que plus tard au probable passage de bombardier près à déclencher ce que l’on devinera être une guerre nucléaire, relève du même principe : une justification diégétique, certes, mais tardive, et tout à fait secondaire quant à l’impact esthétique et au sentiment d’irréalité qu’elles génèrent.
Il serait possible de multiplier les exemples, d’un plan de rêve du Miroir à la fin de Stalker qui montre la fille du personnage principal, handicapée à cause de la Zone, déplacer des objets par la seule pensée. La scène est alors justifiée diégétiquement, mais en tant que miracle venant couronner un film sur le doute : preuve que la Zone peut être bonne, que ses pouvoirs sont bel et bien réels, et indice peut-être, également, du fait que le Stalker serait finalement entré dans cette fameuse chambre, dans laquelle il s’interdisait jusqu’alors de pénétrer.
En deçà de la grande révélation qu’est la scène de télékinésie de la fin de Stalker, il s’agit avant tout, par tous ces plans de « nature morte vivante » de rendre vivantes des choses qui n’ont pas vocation à le devenir, d’animer, dans le plan, des choses qui ne devraient pas l’être, et ainsi de faire basculer le film dans une atmosphère lumineuse. Les nombreux plans de lampes vacillantes ou à l’inverse brillant en crescendo jusqu’à ce que l’ampoule grille, remplissent cette fonction. Les tableaux, omniprésents, la remplissent aussi, semblant parfois fixer les personnages. Les choses les plus familières baignent dans une ambiance irrationnelle et, paradoxalement, semblent se trouver là où elles le souhaitent. Un programme que Jean Epstein semblait annoncer à merveille, alors qu’il arpentait les flans de l’Etna en 1926 :
L’une des plus grandes puissances du cinéma est son animisme. A l’écran, il n’y a pas de nature morte. Les objets ont des attitudes. Les arbres gesticulent. Les montagnes, ainsi que cet Etna, signifient. Chaque accessoire devient un personnage. Les décors se morcellent et chacune de leurs fractions prend une expression particulière. Un panthéisme étonnant renaît au monde et le remplit à craquer[ref]Jean Epstein, « Le cinématographe vu de l’Etna », dans Écrits sur le cinéma, I, Paris, Seghers, 1974, p. 134.[/ref]. »
Bibliographie sélective
AUMONT Jacques, Matière d’image, Paris, éditions Images modernes, 2005.
BONFAND Alain, Le cinéma saturé : essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.
CIMENT Michel et alii, Andréi Tarkovski, Paris, éditions Lettres modernes : Minard, 1986.
DE BAECQUE, Antoine, Andreï Tarkovski, Paris, éditions Cahiers du cinéma, 1989.
DESCHARNES, Robert, Salvador Dali 1904-1989: l’œuvre peint, Köln, éditions Taschen, 1994.
DUNNE, Nathan (éd.), Tarkovsky, Londres, éditions Black Dog, 2008.
EPSTEIN Jean, Écrits sur le cinéma, Paris, Seghers, 1974.
STERLING, Charles, La nature morte : de l’antiquité à nos jours, Paris, Tisné, 1952.
TARKOVSKI, Andreï, Journal : 1970-1986, Paris, Cahiers du cinéma, 1993.
TARKOVSKI, Andreï, Le temps scellé : de L’Enfance d’Ivan au Sacrifice, Paris, éditions Cahiers du cinéma, 2004.
Philippe Bettinelli est conservateur du patrimoine, responsable de la collection « art public » au Centre national des arts plastiques. Enseignant à l’Ecole du Louvre et membre du comité de rédaction de la revue Histoire de l’art, il s’intéresse particulièrement à l’histoire des images en mouvements. Il travaille notamment sur les relations entre peinture et cinéma, sur les survivances du paysage romantique ainsi que sur les relations entre jeu vidéo et art contemporain.