Armelle Fémelat — dont la thèse sur le portrait équestre italien (XIIIe-XVe siècles) sera bientôt publiée — nous fait entrer dans l’univers des représentations d’animaux figurés morts ou vifs où les choses ont leur vie propre. Elle nous invite à saisir la nature de l’altérité animale à travers le monde des formes en franchissant les frontières du temps et de l’espace.
Les animaux et la peinture des choses
Armelle Fémelat
Au regard de la problématique de la représentation animale, l’expression « peinture des choses » s’avère plus pertinente que le terme consacré de « nature morte »1. Plus ouverte, elle englobe les innombrables représentations qui demeurent à la lisière des genres académiques. Figurés morts ou vifs, les animaux constituent un prisme particulièrement intéressant pour « rendre compte de la vie propre des choses », démarche appelée de ses vœux par Laurence Bertrand Dorléac. Enjeu de taille, la libération des animaux dans leur vie propre d’objets et de sujets peints n’est néanmoins pas chose aisée. Comme le rappelle Elisabeth de Fontenay, c’est toujours « à l’horizon de nos pensées et de nos langues que se tient l’animal, saturé de signes ; c’est à la limite de nos représentations qu’il vit et se meut, qu’il s’enfuit et nous regarde »2. Il semble ainsi souhaitable de se défaire d’un point de vue et d’un regard trop anthropocentrés pour appréhender les animaux jusque dans leur représentation. Ainsi Eric Baratay s’efforce-t-il de saisir la dimension vivante de leur histoire à travers leurs manières de vivre, de réagir et de sentir en interaction avec l’histoire des hommes3. Une translation vers le point de vue animal amène à se demander ce qu’expriment les animaux peints des artistes qui les ont représentés, de la société qui les a générés voire peut-être d’eux-mêmes. Objets picturaux issus d’une démarche créatrice, en tant que sujets ils donnent à voir toute la diversité des relations qu’ils entretiennent avec les hommes – animaux sauvages ou domestiqués, vivants ou morts, du fait ou non de l’action des hommes. Manque en France une approche sensitive et matérielle déjà entreprise outre-manche et outre-atlantique dans le cadre des Animal et Cultural Studies qui ont le mérite de proposer des méthodologies inédites, à même pour les plus convaincantes de parfaire la connaissance des animaux.
Aux frontières de la réalité
Dès ses prémices, la peinture des choses joue avec les frontières de la réalité à la faveur du trompe-l’œil. Les animaux figurent en bonne place dans ces tableaux créant l’illusion d’une continuité entre espace réel et espace fictif, souvent associés à des meubles ou des éléments d’architecture. Eloge de la virtuosité du peintre et du pouvoir mimétique de la peinture, leur ressort tient à l’effet de surprise généré au moment de la prise de conscience par le regardeur que sa perception a été manipulée. Ainsi en est-il de la célèbre Perdrix morte de Jacopo de’ Barbari (1504, Munich, Alte Pinakothek), peinte pour l’intérieur d’un pavillon de chasse de Frédéric le Sage, et du non moins fameux Chardonneret de Carel Fabritius (1654, La Haye, Mauritshuis), à l’origine cloué sur un mur à proximité de la porte d’entrée de la demeure d’un ami du peintre néerlandais, homonyme du petit volatile. L’importance visuelle et picturale de ces deux oiseaux se double d’une dimension symbolique et d’un discours sur l’acte de peindre. Motif traditionnel du genre du trophée de chasse, la perdrix évoque le désir et le plaisir, voire la luxure et la concupiscence, tout comme le lièvre et le lapin auxquels elle est souvent associée. La dimension symbolique de tels animaux procède du langage emblématique alors dominant et immédiatement déchiffrable par tout un chacun. Traditionnellement identifié comme la première nature morte indépendante de l’époque moderne, le petit panneau de Barbari est devenu un véritable topos du genre, pictura princeps d’un long catalogue. De son côté, le chardonneret compte parmi les animaux domestiqués à qui l’on aimait apprendre à chanter et à puiser de l’eau. Symbole de la débrouillardise du fait de son agilité et de sa prétendue intelligence, mais également symbole de l’amour captif et du salut de l’âme, il est présent dans diverses scènes de genre, en particulier dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, chez Gerrit Dou et Abraham Mignon notamment. Loin de toute anecdote en revanche, l’énigmatique chardonneret de Fabritius n’en finit pas d’inspirer les regardeurs d’hier et d’aujourd’hui4. Représenté à grandeur attaché au perchoir de sa mangeoire, il affiche son état captif, animal assujetti aux hommes jusque dans l’acte pictural.
Constante dans la peinture des choses de l’époque moderne, la combinaison des motifs d’animaux et de la veine illusionniste condense parfois l’effet de trompe-l’œil à un seul élément de la composition. Il s’agit souvent d’une mouche, comme dans plusieurs peintures de Willem van Aelst (ill. 1) où l’insecte est le seul élément figuré en respectant sa taille réelle. Topos de la peinture occidentale5, la mouche en trompe-l’œil est tout autant une démonstration de la virtuosité technique et de la valeur artistique qu’un symbole ambigu de la mort, se référant à la fois à l’envolée de l’âme et au pourrissement de la chair. En dépit de sa petite taille et du peu d’importance que lui accordent les hommes, la mouche nécrophage est une clé de lecture décisive de ces tableaux, prototype du détail iconique tel que l’a théorisé Daniel Arasse6. L’insecte vivant s’inscrit plastiquement sur la dépouille du gibier, mort du fait de l’homme. Une manière de mettre en scène la vie propre de cet animal indomptable, si propice à l’agacement humain, à son corps défendant. La peinture des choses s’impose aussi comme celle de la pulsion de vie, de l’altérité animale, du paradoxe de la beauté et de la délectation esthétique, issues d’un objet de méditation cruel et austère.
La sollicitation des sens constitue un autre pont entre réalité et fiction. Constante de la peinture des choses, l’appel aux cinq sens se double, à l’époque moderne, d’un discours moralisant renvoyant à la mesure et à la finitude. Multi-sensoriels, les animaux qui sont souvent les seuls êtres animés des représentations, sont autant des évocations que des invitations sensorielles adressées au regardeur par l’intermédiaire de la vue qui fait œuvre de médiation.
Jeux de matières
Pelage, plumages, écailles, mais également élytres, carapaces ou coquilles, toutes ces textures appelant la virtuosité picturale n’ont pas manqué d’inspirer les artistes à l’époque moderne. Spécialiste anversois de peinture animalière dans le sillage de Frans Snyders (ill. 2), Jan Fyt (ill. 3) est tôt passé maître dans la représentation des fourrures et des plumages qui ont assuré sa gloire, notamment dans le domaine des trophées de chasse7. Au-delà de leur lyrisme baroque, ses œuvres tirent leur force de la plasticité du rendu des dépouilles animales, en particulier des plaies et du sang versé, dont l’interprétation ne fait cependant pas l’unanimité. Si les uns y voient de simples objets de jouissance picturale en écho au plaisir de la chasse8, d’autres y décèlent l’expression pathétique d’un malaise et d’une empathie, issus du contraste entre la recherche du plaisir visuel et la violence insufflée au corps de l’animal9.
À partir du XVIIe siècle, quelques artistes se sont en effet engouffrés sur la voie périlleuse de la matérialité et de la mise en avant du geste pictural. La matière de la peinture est alors venue renforcer la figuration des animaux. Et des animaux morts en particulier. Ainsi exhibée, la peinture qui affiche son épaisseur et sa densité, quitte à agresser l’œil, entre en résonance avec la violence qui sous-tend la mort de l’animal dont la dépouille est ainsi infligée au regard. Pionnier en la matière, Rembrandt marque une rupture avec son Bœuf écorché (1655, Paris, Louvre), amas de pâte qui porte les stigmates de la trituration. La brutalité de cette carcasse de taureau châtré qui paraît crucifié exhibée par l’homme tient autant au sujet qu’à la manière10. Ainsi imposée dans sa matérialité et sa gestuelle, dans ses rapports problématiques avec le peintre, la représentation de certains animaux les pare d’une subjectivité inédite. Prise de position éthique de la part de l’artiste ? Expression des animaux sur la nature de leurs rapports aux hommes, dénonciation de la sauvagerie humaine ? Ainsi le ressent-on.
Stylistiquement moins agressive mais aussi radicale dans la démarche, l’œuvre de Chardin (ill. 4) poursuit la réinvention de la représentation animale par le truchement de la matière. À en croire Cochin, l’artiste se serait « converti » à la nature morte après qu’on lui ait offert un lapin mort, avec l’ambition de le « rendre avec la plus grande vérité à tous égards et cependant avec goût, sans aucune apparence de servitude qui en pût rendre le faire sec et froid »11. Il se dégage des animaux peints par Chardin une singulière impression de complicité ainsi que, dans le cas des animaux morts, un discret mais constant sentiment de pathétisme et de tristesse, toujours plus perceptible au fil du temps.
Comme chez Fyt, la tâche de sang s’impose comme détail particulièrement signifiant, détail pictural et emblème de la représentation à la lumière de l’analyse arassienne12. Dans une atmosphère silencieuse qui prête au recueillement, Chardin exprime, avec tendresse et pudeur mais sans sensiblerie, une certaine empathie à l’égard de ces dépouilles abandonnées dans la mort. Sarah Cohen a récemment proposé d’interpréter ces tableaux comme une invite faite au regardeur de sympathiser avec les animaux représentés, de s’imaginer dans leurs corps. Pas totalement convaincante, cette interprétation écocritique se fonde sur une stratégie interprétative anthropodécentrée, justifiée, selon l’historienne de l’art, par le double constat que les représentations animales en appellent aux sens et que les animaux se sont récemment vus reconnaître un certain degré de subjectivité13.
1 Terme néanmoins récemment repris lors de l’exposition Von Schönheit und Tod. Tierstilleben von der Renaissance bis zur Moderne qui s’est tenue à la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe du 19 novembre 2011 au 19 février 2012, puis du colloque L’animal ou la nature morte à ses limites », co-organisé par le Musée de la Chasse et de la Nature et l’INHA les 15 et 16 mai 2014.
2 Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, rééd., coll. Points essais, 2013, p. 19.
3 Voir en particulier Eric Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire, L’Univers Historique, Seuil, 2012.
4 Dont récemment la romancière américaine Donna Tartt, The Goldfinch, Little, Brown and company,2013. Au sujet de cette peinture, voir Frederik J. Duparc (dir.), Carel Fabritius, 1622-1654, catalogue d’exposition, La Haye, Mauritshuis, 2004.
5 Voir notamment A. Pigler, « La mouche peinte : un talisman », Bulletin du musée hongrois des Beaux Arts, Budapest, 24, 1964, p. 47-64 ; André Chastel, Musca depicta, Milan, F.M.Ricci, 1984.
6 Daniel Arasse, Le détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992, rééd. 1996,p. 117-126 ; Id., Histoires de peintures, Paris, éditions Denoël, 2004, rééd. Gallimard, folio essais, 2007, p. 286-287.]
7 Raphaël Abrille, « Trophées de chasse peints en France aux XVIIe et XVIIIe siècles », communication donnée lors du colloque L’animal ou la nature morte à ses limites au Musée de la Chasse et de la Nature le 15 mai 2014, reprenant l’article paru dans le catalogue de l’exposition de Karlsruhe de 2011. Nous remercions ici l’auteur de nous avoir transmis ce texte.
8 Olivier le Bihan, Trophées de chasse, catalogue d’exposition, musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 1991, p. 24.
9 Thomas Balfe, « Fake fur : the Animal Body between Pleasure and Violence », communication donnée le 16 mai 2014 lors du colloque L’animal ou la nature morte à ses limites » au Musée de la Chasse et de la Nature.
10 Gérard Dessons, Rembrandt, l’odeur de la peinture, Paris, éditions Laurence Teper, 2006, passim.
11 Charles Nicolas Cochin, Essai sur la vie de Chardin, 1780, publié par Charles de Beaurepaire, Précis analytique des travaux de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen 1875-76 t. XXVIII p. 421.
12 Daniel Arasse, Le détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992, rééd. 1996,p. 7, 194-195.
13 Sarah Cohen, « Ecocriticism as a critical strategy applied to animal Still Lives : Chardin », communication donnée le 16 mai 2014 lors du colloque L’animal ou la nature morte à ses limites » au Musée de la Chasse et de la Nature ; ouvrage sur le sujet en cours de publication.
Daniel ARASSE, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992, rééd. collection Champs, 1996.
Beauté animale, catalogue d’exposition, Paris, RMN-Grand Palais, 2012.
Bernadette de BOYSSON et Olivier LE BIHAN, Trophées de chasse, catalogue d’exposition, Périgueux, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, 1991.
Sibylle EBERT-SCHIFFERRER, Natures mortes, Paris, Citadelles & Mazenod, 1999.
Holger JACOOB-FRIESEN, Von Schönheit und Tod. Tierstilleben von der Renaissance bis zur Moderne, catalogue d’exposition, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, 2011.
Etienne JOLLET, La Nature morte ou La place des choses. L’objet et son lieu dans l’art occidental, Paris, Hazan, 2007.
Susan KOSLOW, Frans Snyders, peintre animalier et de natures mortes (1579-1657), Fonds Mercator Paribas, 1995.
Charles STERLING, La Nature morte. De l’Antiquité au XXe siècle, Paris, Macula, 1985.
Stefano ZUFFI (dir.) La Nature morte, Paris, Gallimard, 2000