Anaïs Linares étudie les pratiques numériques influencées par les modes opératoires prévus par les fournisseurs d’appareils mais qui leur échappent en partie. Toute une recherche ethnographique s’intéresse aux gestes liés aux objets techniques qui relèvent des Personal Tactics ou du Digital Plumbing : les utilisateurs et utilisatrices, les artistes, inventent de nouvelles procédures dans le droit fil de ce que remarquait Michel de Certeau : les consommateurs ne sont pas si passifs que prévu.
Laurence Bertrand Dorléac
Anaïs Linares Gestes et technologies numériques
Depuis le début des années 2000 et l’avènement du web 2.0 qui se caractérise par une démocratisation des pratiques numériques, des artistes, chorégraphes, réalisateurs et designers se font les observateurs de nouvelles chorégraphies associées aux smartphones, tablettes, et autres interfaces connectées. En s’appuyant sur des relevés, des pratiques d’archivage et des investigations sur le terrain, ils s’inscrivent dans la continuité du tournant anthropologique de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Cet article propose de mettre en parallèle l’œuvre What Shall We Do Next? (Séquence #2) de l’artiste Julien Prévieux au projet de recherche en design intitulé « Curious Rituals » mené en 2012 à l’Art Center College of Design de Pasadena (Californie) par Nicolas Nova, Katherine Miyake, Nancy Known et Walton Chiu.
Inventorier. D’une gestuelle programmée à une gestuelle réappropriée
Les usagers des technologies numériques déploient toute une palette gestuelle, depuis les modes opératoires conçus par les entreprises et conformes au design graphique des appareils, jusqu’aux tactiques d’utilisation toutes personnelles, parfois improvisées.
Le projet « Curious Rituals » s’inscrit dans une démarche proche de la recherche ethnographique appliquée au design[1]. Pendant sept semaines, à la fois aux États-Unis et en Europe, les chercheurs ont répertorié des gestes en interaction avec des technologies numériques. Ce catalogage a donné lieu à une publication intitulée Curious Rituals. Gestural interaction in the digital everyday[2]. Dans l’introduction de l’ouvrage, Nicolas Nova insiste sur l’influence de l’œuvre de Georges Perec dans l’élaboration de cet inventaire[3], et plus particulièrement la prédilection de l’auteur pour le « […] banal, [le] quotidien, […] l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel […]. »[4]. Assimilée à de nouveaux rituels, cette gestuelle est définie comme « une série d’actions régulièrement et invariablement suivie par quelqu’un »[5]. Les gestes récoltés sont classifiés parmi sept catégories ; illustrés, titrés, et accompagnés de textes mettant l’accent sur le rôle des designers dans la création de technologies. Les chercheurs relèvent un certain nombre de comportements qui ne sont pas prévus, programmés, dans la conception des appareils, tels ceux réunis sous les intitulés « Personal Tactics » ou « Digital Plumbing » : « Généralement, les utilisateurs se réapproprient et domestiquent les objets technologiques de leur propre manière particulière »[6]. Les gestes surnommés « Naive fix » témoignent par exemple de la façon dont des utilisateurs s’emploient à tenter de réparer un dysfonctionnement : en levant un doigt pour obtenir une meilleure connexion[7] (Fig. 1).
Ce relevé contraste avec les gestes récoltés par Julien Prévieux. Depuis 2006, l’artiste mène un travail de prospection au long cours dans les archives de l’agence United States Patent and Trademark Office (USPTO), chargée de gérer brevets et marques déposées. Le recensement de gestes brevetés par des entreprises du numérique pour faire fonctionner leurs technologies sert à l’artiste de support au développement d’un projet sous forme de séquences, intitulé What Shall We Do Next ?. La Séquence #2 (2014) est une vidéo mettant en scène six danseurs qui exécutent une sélection des gestes compilés par l’artiste. L’humain est alors vu comme un exécutant de procédures conçues pour faire fonctionner des appareils (Fig. 2).
Alors qu’avec « Curious Rituals », une observation des usages de ces technologies révèle une forme d’accaparation des objets numériques par les utilisateurs, cette réappropriation passe chez Julien Prévieux par l’acte de création lui-même, ainsi que par le geste du performer. Si, d’un premier abord, les corps des danseurs sont comme automatisés, mécanisés, ils transposent également des schémas de mouvements codifiés par des brevets dans le champ de la danse. Le geste réifié devient « abstraction chorégraphique »[8] ; la danse étant ici un moyen d’incarner le geste, mais aussi de le ramener à son aspect purement physique, de désactiver sa fonction industrielle. Chacun à leur manière, les chercheurs de « Curious Rituals » et Julien Prévieux font ainsi état de formes d’appropriation. Leur démarche s’insère dans la continuité de la réflexion de Michel de Certeau qui affirme dans l’ouvrage L’invention du quotidien : Arts de faire[9] que les utilisateurs de produits de consommation ne sont pas « voués à la passivité et à la discipline »[10] : ils ne se contentent pas de répondre à un mode d’emploi précis, mais s’approprient les objets, les détournent. L’auteur parle d’ « arts de faire » et fait état de tactiques permettant de déjouer la société de consommation.
Quels futurs gestuels possibles ?
L’observation d’une gestuelle propre au fonctionnement de technologies numériques engendre chez ces artistes et designers un questionnement quant à la pénétration de ces technologies dans la vie quotidienne. Ils s’intéressent aux enjeux économiques et sociétaux se dévoilant en filigrane derrière ces gestes, jusqu’à imaginer les futurs possibles des comportements humains.
Avec What Shall We Do Next? (Séquence #2), Julien Prévieux effectue des allers-retours entre gestes passés, présents et à venir. Pour un regardeur d’aujourd’hui, certains des gestes mis en scène peuvent être reconnus, alors que d’autres sont déjà obsolètes. Cette ambiguïté est d’autant plus présente que l’artiste prélève volontairement des gestes associés à des échecs commerciaux ; la « perruque intelligente » est par exemple, au temps présent de notre rédaction, loin d’être un succès. L’œuvre ne représente pas tant un véritable quotidien gestuel présent ou à venir, qu’une ambition industrielle visant à s’implanter dans les corps, faite de réussites, mais aussi de ratages.
Dans une même ambition de s’enquérir des répercussions des évolutions technologiques sur les corps, les membres du projet « Curious Rituals » accompagnent leur publication d’une vidéo intitulée A Digital Tomorrow, mettant en scène une jeune femme dans un futur proche. Ce film s’inscrit dans la pratique du design fiction, définie en 2009 par Julian Bleecker[11] et caractérisée par la mise en scène d’un futur imminent, plausible. La finalité du design fiction est de faire émerger des débats quant aux modes de vie à venir, et de permettre notamment une remise en question de la notion de déterminisme technologique ; d’un futur tel qu’il pourrait être en cours de définition par des entreprises. Lunettes connectées remplaçant les écrans (Fig.3), voiture avec système de reconnaissance gestuelle et faciale ou encore projection de la pensée vers un smartphone grâce à un casque, autant de nouveaux objets connectés visibles dans A Digital Tomorrow.
À la fois potentiellement réalisables, proches des technologies contemporaines, et relevant du domaine de la fiction, ces appareils sont à l’origine de nouvelles chorégraphies gestuelles ritualisées, parfois absurdes, se déployant dans un quotidien rythmé par des interactions avec les machines.
Dans les travaux cités, l’observation des gestes liés au fonctionnement et à la réception des technologies numériques constitue un point d’appui pour dépeindre la société contemporaine et ses futurs possibles. Le corps est représenté par le biais d’un façonnage induit par l’utilisation de technologies numériques. Pourtant, des failles, des possibilités de déjouer les modes d’emploi, et surtout l’ambition de prendre part activement à une réflexion quant au futur quotidien dans lequel l’humain pourrait vivre, émergent de l’analyse de ces projets.
[1] Pour une définition du Design Ethnography, voir Nicolas Nova, Lysianne Lechot Hirt, Fabienne Kilchor, « De l’ethnographie au design, du terrain à la création : tactiques de traduction », Sciences du Design, [En ligne], n°1, 2015. Consulté le 1er octobre 2019. URL : https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-1-page-86.htm
[2] Nicolas Nova, Katherine Miyake, Nancy Known, Walton Chiu, Curious Rituals. Gestural interaction in the digital everyday, [En ligne] Los Angeles, Near Future Laboratory, 2012. Consulté le 2 juin 2019. URL : https://curiousrituals.files.wordpress.com/2012/09/curiousritualsbook.pdf
[3] Ibid., page 9.
[4] Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, page 11.
[5] Nova, K. Miyake, N. Known, W. Chiu, Curious Rituals. Gestural interaction in the digital everyday, op. cit., page 8, note 2.
[6] Ibid., page 81 : « Users generally re-approriate and domesticate technological objects in their own peculiar ways ».
[7] Ibid., page 123.
[8] Notice de l’œuvre disponible sur le site Internet de Julien Prévieux. Consulté le 1er octobre 2019. URL : http://previeux.net/fr/videos_WSWDNSeq2.html
[9] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, I : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
[10] Ibid., page XXXV.
[11] Julian Bleecker, Design Fiction, A short essay on design, science, fact and fiction, Los Angeles, Near Future Laboratory, 2009.
Bibliographie sélective
Julian Bleecker, Design Fiction, A Short Essay on Design, Science, Fact and Fiction, Los Angeles, Near Future Laboratory, 2009.
Jehanne Dautrey, Emanuele Quinz, sous la direction de, Strange Design. Du design des objets au design des comportements, Villeurbanne, It éditions, 2014.
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, I, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
Anthony Dunne, Hertzian tales. Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design, Cambridge, MIT Press, 2006.
Anthony Dunne, Fiona Raby, Speculative Everything. Design, Fiction, and Social Dreaming, Cambridge, MIT Press, 2013.
Hal Foster, Le retour du réel, situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.
Joseph Kosuth, « The Artist as Anthropologist », Art after Philosophy and After. Collected Writings, 1966-1990, éd. G. Guercio, Cambridge, MIT Press, 1991, pp. 107-128.
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Anaïs Linares est doctorante en Histoire de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis la rentrée 2019. Elle mène une thèse intitulée « La gestuelle des technologies numériques dans l’art du XXIe siècle », sous la direction de Pascal Rousseau et la co-direction d’Antonio Somaini (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3).