Le dragster est une chose-machine dont le principal atout réside dans la vitesse extrême : elle accélère brutalement sur un très court trajet, atteignant le record de plus de 500 kilomètres à l’heure. Liée au danger encouru par son pilote, sa mythologie est importante dans certains milieux que Paul Ardenne étudie en anthropologue de l’art à notre époque tentée par la décroissance mais, à son autre extrémité, par la performance et l’accélération.
Laurence Bertrand Dorléac Paul Ardenne
Le dragster - quoi ?
Le « dragster » ? Que dit l’encyclopédie ?
« Le dragster est un sport mécanique d’accélération ouvert aux véhicules à deux et quatre roues. Départ arrêté, il s’agit de mettre le moins de temps possible pour franchir une distance de 1/4 de mile (402 mètres), de 1/8 mile (201 mètres) ou encore, depuis 2012, de 1 000 pieds (305 mètres![1]). »
Le « dragster », pratique sportive, est aussi une machine, un véhicule techniquement conçu pour accélérer :
« Véhicule sportif à deux ou quatre roues, au moteur d’une puissance de plusieurs centaines à plusieurs milliers de chevaux, le dragster utilise un carburant amélioré et doit parcourir le plus rapidement possible de courtes distances, départ arrêté. Il atteint en 10 à 3 secondes des vitesses qui peuvent être supérieures à 500 km/h[2]. »
Un sport, une machine. Avec, pour incarner ce sport et cette machine, des ingénieurs, des mécaniciens, des pilotes, des organisateurs de compétitions, le public des enthousiastes qui suit les compétitions. Cet ensemble génère une culture, un fait de civilisation, la civilisation de l’accélération comme forme de vie.
Dédier sa vie à l’accélération, telle est la mission du dragster.
L’accélération est un phénomène mécanique : un corps prend de la vitesse. Elle est une sensation : vivre le passage d’une mobilité moindre à une mobilité accrue. Elle est une expérience vitale : on abandonne une position et l’on se satellise pour en vivre une autre. Elle est, encore, un départ, un moment d’arrachement, la projection dynamique de nos corps dans l’espace. Se refusant au mouvement régulé, l’accélération constitue une activation intense de la vie humaine.
En tant qu’il en permet l’expression la plus extrême, le dragster, maître majeur de l’accélération, se hisse au rang de machine essentielle, mécanique certes mais existentielle. Les machines peuvent être idiotes et elles le sont, pour la plupart. Elles rendent un service, en esclaves d’une demande, pour épauler, pour faciliter la production ou certains gestes de la vie. Le dragster, en soi, est idiot. Il est une machine comme tant d’autres – engin pour se déplacer, conçu pour mouvoir le corps d’un pilote et pour activer nos regards de spectateurs qui suivent sa course sur l’espace contenu du drag strip.
Au-delà de l’idiotie, toutefois, le dragster est plus qu’un objet simplement utile. Il est encore, en lieu et place d’une « chose », un compagnon émotionnel.
Passer de l’immobilité à la plus rapide possible des mobilités : cette obsession humaine est immémoriale. De tous temps les humains ont cherché à se mouvoir le plus vite possible, à quitter le statut d’êtres immobiles, posés là quelque part à la surface du monde, pour conquérir celui d’êtres mouvants, en déplacement – un déplacement si possible exceptionnel par sa vitesse, par la distance parcourue en un éclair, par la capacité à faire valoir l’espace contre le temps et le temps contre l’espace.
Dans cette entreprise hautement anthropologique, le dragster est le vecteur le plus approprié qui soit. Qu’il compte deux, trois ou quatre roues, cet engin mécanique né avec le 20e siècle est conçu pour l’accélération et pour elle seule. Le dragster, ce sont des prises de vitesse insensées en dépit d’un parcours sur piste, en ligne droite, réduit au minimum (quelques centaines de mètres tout au plus). Le dragster, ce sont, pour son pilote, des sensations à la fois brutales et complexes. Brutales, car le corps du dragstériste, lors du « run », encaisse en quelques secondes jusqu’à 6 G ou plus – six fois la charge de son propre poids. Complexes, car la compétition dragstérienne vise cet objectif aussi héroïque qu’improbable, annuler le temps écoulé en ne gardant que l’espace conquis. Challenge d’office problématique, quête d’un inaccessible absolu.
Le voyage court
L’espace de la compétition dragstérienne, le drag strip, est le plus simple qui soit : une piste avec une ligne de départ. Piste de béton aux premières heures du dragster. Piste goudronnée le plus clair du temps depuis les années 1960, les courses d’accélération se faisant en général sur des revêtements bitumés, qui « accrochent », de haute adhérence.
Le drag strip, voyons-le comme la scène de théâtre de l’univers dragstérien. Des spectateurs, de part et d’autre, ont pris position, derrière des barrières, debout. D’autres, en surplomb, sont assis en tribune. Cette grappe humaine se concentre au plus proche de la ligne de départ. Comme l’on se serrerait en masse, dans un théâtre à l’italienne, au cœur du parterre – afin d’être au plus près de la scène et des acteurs. Les habitués, par souci d’une meilleure saisie optique du spectacle, s’éloignent cependant plus volontiers du point de départ : prendre du recul permet de mieux percevoir l’accélération. La prise de vitesse des dragsters est telle que même l’œil le plus habitué peut être surpris, manquer le spectacle.
Toute compétition a son espace propre, son aire – l’aire du jeu. L’aire du jeu d’échecs, restreinte, concentrée, placée directement sous le regard, exprime la nature puissamment cérébrale de ce jeu d’adresse mentale. Dans le cas du jeu d’échecs, nul besoin de déploiement géographique voire nul besoin, à la limite, d’espace proprement dit : le grand joueur d’échecs tient son jeu et celui de son adversaire en lui, imprimé, il peut jouer, comme l’on dit, « de tête ». Le drag strip se déploie au contraire dans l’espace, à l’instar des terrains affectés aux sports qui impliquent que le joueur, pour accomplir le jeu, parcoure un territoire extracorporel, qui déborde de son propre corps. On en apprend beaucoup sur la nature d’un sport à seulement considérer la configuration de son périmètre d’action. Le drag strip, terrain de jeu du dragster, est de ces lieux d’une simplicité trompeuse. Un lieu très ordinaire en apparence, un espace en tension pourtant. Comme le sont, à l’égal, la piste de 100 mètres sprint et celle du 110 mètres haies. La simplicité de l’espace de jeu, son caractère ramassé, la concentration optique qu’il permet ne manquent pas d’exprimer l’intensité du défi et la violence des concurrences entre acteurs, comme sur un ring. Espace compté, espace disputé en un éclair, à conquérir sans même avoir le temps de respirer. Dans ce milieu par excellence des investissements courts et des engagements vifs, la brutalité est de rigueur. Ne pas être brutal, dans cette partie, c’est d’office perdre, s’exposer à la défaite.
Machine plus
Le dragster, qu’il compte deux, trois ou quatre roues (les « trikes », à trois roues, restent cependant rares), est une machine plus.
Qu’entendre par « machine plus » ? Une mécanique pour laquelle l’excès est partie intégrante des gènes. Excès interne : la mécanique d’un dragster est conçue de manière à donner le maximum au risque de la casse, qui est assumée comme faisant partie du lot ; excès externe : autour du dragster en fonctionnement, le monde même est malmené, mené à la dure.
Au sortir des années 1940, dans l’atmosphère euphorique et désinvolte du début des « Trente Glorieuses » (le sociologue Jean Fourastié nomme ainsi la période trentenaire 1945-1975, caractérisée par une embellie économique sans pareille), bien des jeunes gens ont au cœur le désir séminal de l’accélération et de ses bienfaits. Un désir chevillé au corps, désir haut, désir sublime. Ceux-là, plus que tout, aspirent à la transcendance que prodigue l’accélération. Sont-ils majoritaires ? Non. La plupart des adolescents et des adultes ont alors en tête, après que la Deuxième Guerre mondiale a redistribué les cartes du pouvoir planétaire, l’idée de révolution politique. Renverser les bourgeoisies égoïstes et partager les richesses. Abolir les vieux systèmes hérités du premier capitalisme industriel et de la colonisation occidentale. Ces combats, pour ces gamins pressés, sont de grands combats, ils aspirent comme une tornade l’appétit des jeunesses pour un monde meilleur, moins inhumain. En Europe, en Chine, en Afrique, en Inde, à Cuba…, l’heure est pour les jeunes pousses à « changer la vie-transformer le monde », ainsi qu’y appelle un slogan à la mode fédérant Karl Marx, Arthur Rimbaud et Franz Fanon. Alors quoi, préférer l’accélération à la révolution, est-ce bien raisonnable ? N’est-ce pas, peu ou prou, méprisable ? Le dragster n’est-il pas d’abord un divertissement, un entertainment, un hobby ? Et est-ce seulement un sport, le dragster ? Est-ce plus qu’une forme pauvre du divertissement pascalien, dont l’exercice vous détourne à bon compte des nécessités, des lourdeurs de l’existence, des authentiques défis de l’existence ?
Chacun sa vie, ses options, sa révolution à soi. Dans l’esprit des pionniers du dragster, n’iraient-ils pas dans le sens du consensus, le culte de l’accélération en tant que forme de vie vaut bien d’autres choix existentiels. Y compris du point de vue politique. Le révolutionnaire marxiste aspire-t-il à la libération de l’humain, et le militant anti-impérialiste, à la libération du colonisé ? Gageons que le dragstériste, à l’instar de ces champions de la liberté, est lui aussi un libérateur, à sa façon. Quel est le projet vital du dragstériste sinon briser les chaînes de l’inertie ? Quel est son objectif sinon projeter son propre corps dans un espace dégagé de toute entrave ? Quelle est le but sacré qu’il se donne sinon faire grandir, sinon élargir, sinon dilater à sa manière singulière, foudroyante, radicale et tonitruante, les ailes de la liberté ?
Un avenir ?
À l’heure où l’on écrit ces lignes, celle du « réchauffement climatique », en un monde sonné de toutes parts par le constat d’un désastre environnemental avéré, la pratique du dragster se voit incontestablement fragilisée. Les machines à propulsion thermique, parce que pollueuses, n’ont plus bonne presse. La culture globale est aux énergies dites « douces », que l’homme cueille dans la nature comme on cueillerait des fleurs sans couper leur tige – celle du vent, celle de la chaleur solaire. Le consensus, par les temps qui courent, n’aime décidément plus ni le pétrole, ni le gaspillage. Comment dès lors faire valoir l’intérêt, la nécessité même d’une machine qui consomme chaque seconde dix litres d’un carburant hautement toxique et explosif, qui expédie dans l’atmosphère, le seul temps bref d’un run, plusieurs centaines de m3 de dioxyde de carbone et des kilogrammes de gomme fondue, une machine, pour solde de tout compte, qu’il faut reconditionner au terme d’une dizaine de secondes de fonctionnement ?
Rien d’étonnant, dans cette atmosphère culpabilisante, au fait que les drag strips, avec le 21e siècle, se vident peu à peu, en maints endroits, de leurs concurrents et de leurs spectateurs. Bref, les mentalités changent. Quiconque veut sentir le temps dans sa densité, quiconque veut sentir l’espace dans sa densité trouvera cependant dans la pratique du dragster une opportunité d’accomplissement. Vivre de l’accélération, dans l’accélération. Le dragster comme forme d’existence majeure.
[1]http://fr.wikipedia.org/wiki/Dragster
[2]Définition du dictionnaire Larousse.
Bibliographie
Don Montgomery, Dragster and Funny Car Memories, Book 7 Southern Cal In The 60’s, auto-édition.
Tony Sakkis Publisher, The Anatomy & Development of the Top Fuel Dragster, Motorbooks Intl (October 1, 1993), ISBN-10: 087938770X ISBN-13: 978-0879387709.
Dan Welberry, Top Fuel Dragster Manual : The quickest and fastest racing cars on the planet !, Hardback Haynes Owners’ Workshop Manuals, 2014, Haynes Publishing Group, Royaume-Uni, 2014. ISBN100857332651 ISBN139780857332653.
Agrégé d’Histoire, docteur en Histoire de l’art, universitaire (UFR Arts, Amiens), collaborateur, entre autres, des revues Art press, Archistorm (France) et INTER (Canada), Paul Ardenne est l’auteur de plusieurs ouvrages ayant trait à l’esthétique actuelle : Art, l’âge contemporain (1997), L’Art dans son moment politique (2000), L’Image Corps (2001), Un Art contextuel (2002), Portraiturés (2003). Ses plus récentes publications s’intitulent Un Art écologique (2018) et Apologie du Dragster (2019). Il est également romancier et Curateur en art contemporain. Il a conçu les expositions « Micropolitiques » (Grenoble, 2000), « Expérimenter le réel » (Albi-Montpellier, 2001 et 2002) et « Working Men » (Genève, 2008). Il a été l’un des commissaires invités de l’exposition « La Force de l’art » au Grand Palais, à Paris, en mai-juin 2006.