Amanda Herold-Marme, qui prépare une thèse à Sciences Po sur les artistes espagnols à Paris pendant le franquisme, revient pour nous sur la trajectoire singulière de Roberta González, artiste qui a travaillé en France à partir des années 1930 jusqu’à sa mort, en 1976. Elle repère dans son œuvre les traces de la guerre et de la situation politique en Europe.
Laurence Bertrand Dorléac
Amanda Herold-MarmeRoberta González : un parcours artistique forgé par la guerre
Roberta González est une artiste franco-espagnole dont la vie et l’œuvre se sont construites au contact de la guerre. Porteuse de souffrances et d’opportunités, la guerre marquera son parcours, contribuera à l’amener vers son chemin artistique personnel et lui offrira la possibilité de faire connaître son œuvre et celle de son père au niveau international. Tel sera notre propos.
Née en 1909 d’une mère française largement absente de sa vie, et de l’artiste catalan Julio González, Roberta González grandit à Montparnasse avec sa famille paternelle. Selon la légende familiale, elle aurait développé un talent artistique précoce, remarqué par Picasso lui-même, un ami proche de son père. A ses 18 ans, elle suit des cours libres à l’Académie Colarossi et fréquente les musées, mais surtout, entre 1927 et aux alentours de 1946, son œuvre de jeunesse se construit au contact du travail artistique de son père.
Le trait courbe qui simplifie les formes de ses scènes campagnardes des années 20 cède la place dans les années 30 à la ligne droite qui éclate les volumes en facettes, multipliant les plans et les angles de perspective. Les œuvres des González s’éloignent de la réalité observée, vers une vision souvent cauchemardesque. Les œuvres réalisées dans ce style cubo-surréaliste dégagent un sentiment de violence ou de détresse, souvent articulé chez Roberta autour d’un personnage féminin, tête penchée en arrière, de facture volumétrique et anguleuse, rendu par une palette sombre, comme Angoisse1, réalisé en 1936.
Une œuvre en souffrance
Ce tournant coïncide avec le début de la Guerre Civile Espagnole. Alors que cette guerre reste géographiquement lointaine pour la famille González, celle-ci soutient la IIe République Espagnole, comme la plupart des artistes modernes espagnols. La manifestation artistique la plus célèbre du soutien de Julio González est sa sculpture en fer La Montserrat2 représentant une courageuse paysanne catalane. Quant à Roberta, la violence des formes et du contenu de son œuvre à cette période—une œuvre en souffrance—pourrait être interprétée comme une manifestation de solidarité envers le peuple espagnol, victimes de la guerre.
Très vite, une autre guerre viendra toucher les González plus directement, bouleversant le bonheur de notre artiste et de son nouveau mari, l’artiste allemand Hans Hartung, admirateur de l’œuvre de son père. En 1939, ils sont obligés de quitter la région parisienne pour le Lot, afin de fuir les Nazis qui traquent Hartung. Les œuvres réalisées par Roberta dans le Lot dans un style cubo-surrealiste sont empreintes d’une angoisse toujours plus palpable. L’introduction de femmes voilées, implorant le ciel en prière, suggère une résurgence de foi pour faire face aux épreuves qui se multiplient. Julio González décède subitement à Paris en mars 1942. En 1943, Hartung doit fuir l’invasion des Nazis dans la France non-occupée, donnant des nouvelles à sa femme uniquement fin 1944, quand il est hospitalisé avec une blessure qui entraîne l’amputation de sa jambe. Les souffrances de la guerre, autrefois lointaines, atteignent notre artiste désormais profondément. Roberta écrit d’ailleurs à cette époque : « …on a dit de ce monde que c’était un purgatoire, je crois que c’est un enfer, et souvent une large fenêtre ouverte sur une vue paradisiaque »3. Cette dualité dans sa vision du monde, cultivée par les épreuves de la guerre, restera au cœur de son œuvre de maturité, comme nous le verrons par la suite.
La reprise de la lutte artistique
Alors que la guerre est terminée, le retour en région parisienne en été 1945 signifie pour Roberta le retour au « champ de bataille », la « repr[ise de] la lutte »4, cette fois-ci de nature artistique. Ayant perdu son maître, notre artiste cherche à s’affirmer dans une scène artistique parisienne divisée par des polémiques opposant l’art figuratif à l’abstrait, et l’abstraction dite « géométrique » à celle dite « lyrique », dont Hartung est un des chefs de file. Ayant « ouvert une fenêtre sur un univers pictural nouveau »5 pour notre artiste, son influence commence à se manifester. Entre 1947 et 1950, elle réalise une galerie de femmes mélancoliques, dont le visage reste à l’ombre, où une palette sombre domine. L’immobilité sculpturale des personnages, tracés avec un contour arrondi et sans aucun détail anecdotique, se juxtapose à l’énergie latente des traits rectilignes superposés, ainsi qu’avec la touche qui garde les traces du geste du peintre.
Comme ses « jeune(s) fille(s) pensive(s) »6, Roberta s’interroge sur sa voie artistique personnelle face aux influences contraires qui l’entourent : « Les problèmes que posent l’abstraction me hantent au même titre que ceux posés par la figuration » ; elle cherche une « synthèse des deux expressions »7. Pour ce faire, elle introduit « toutes sortes d’éléments vivants : animaux, plantes, etc. et aussi des objets » afin de pouvoir « juxtaposer, entremêler, la forme figurée avec des formes géométriques »8. Les formes figurées représentent « la mobilité, la plasticité, la forme en mouvement se transformant sans cesse », alors que les formes géométriques « exprime[nt] la permanence de la forme immuable ». C’est « en les opposant sur la toile (que) l’équilibre instabilité-stabilité est créé »9. Le vocabulaire de son langage plastique personnel entre la figuration et l’abstraction, fondé sur la dualité qui reste au cœur de son œuvre, est ainsi annoncé.
Cette coexistence de motifs figurés et abstraits, grattés ou peints dans des plages de peinture étalée vigoureusement dans un espace de moins en moins défini se voit dans Chant sombre, grande toile horizontale de 196010. Le tableau est « né d’un seul jet.
Toile noire, austère, dépouillé au maximum. Une des meilleures que j’aie jamais faites.
C’est le cri d’un cœur blessé, d’une âme qui a perdu tout espoir. Chant sombre, oui, mais contenu, étouffé—les masses noires sont belles »11.
Une artiste « franc-tireur »
Depuis les années sombres de la guerre, le noir est « maître de [sa] palette »12. Mais ayant « soif de couleur »13, notre artiste lutte pour introduire des tons plus gais dans son œuvre. Cela est facilité peut-être par un incendie vécu à Bormes-les-Mimosas ; selon Pierre Descargues, « Le feu l’a libérée »14. Mais surtout, cette libération intervient en même temps que Roberta González semble assumer pleinement son chemin artistique personnel. Ses grands formats sont alors caractérisés par un dynamisme de touche et de composition, une explosion chromatique et une expressivité sans précédent chez elle. Dans Portraits de Famille n°215, les ombres de l’après-guerre s’illuminent, insufflant couleur et vie à la réinterprétation personnelle de ce thème si cher à notre artiste. Sens obligatoire n°116 de 1969 déborde de mouvement, couleur et énergie, une manifestation des « cris de joie »17 recherchés depuis des années. La souffrance de la guerre a été maîtrisée et assimilée dans son style personnel. Notre artiste est en fin en paix avec elle-même :
… je suis un « franc-tireur »… je ne peux intéresser ni les figuratifs, ni les abstraits, ni les protagonistes de l’art pauvre (ni riche, d’ailleurs !), ni les protagonistes de n’importe quoi d’autre. Mais maintenant, je suis … indifférente à être appréciée ou pas—Je poursuis mon chemin, et le reste appartient à Dieu…18
Alors qu’elle lutte pour s’affirmer en dehors de l’influence de son père et de son premier mari, et en marge des tendances en vogue, notre artiste franco-espagnole doit aussi se positionner par rapport à la dictature franquiste et son opposition, qui se servent tous les deux de l’art pour promouvoir leurs causes.
La participation au front artistique pro-républicain
L’émigration politique espagnole en France profite du climat antifranquiste de l’après-guerre pour organiser un front artistique pro-républicain conçu pour gagner du soutien pour la cause antifranquiste. Ces expositions antifranquistes sont fréquentées par des ministres, journalistes, et membres du monde artistique français qui achètent quelques œuvres pour l’Etat français. Des expositions des artistes espagnols de Paris ont lieu aussi à l’étranger.
En 1946, R. González participe à deux de ces expositions : le Premier salon d’art catalan organisé à la Galerie Reyman à Paris par l’Amicale des Catalans à Paris sous le patronage de la Direction Française des Arts et des Lettres, ainsi que l’exposition pragoise L’art de l’Espagne Républicaine : Artistes espagnols de l’Ecole de Paris, organisée sous les auspices du gouvernement tchèque 19. Parmi les œuvres exposées qualifiées par Jean Cassou comme des « messagers d’un pays qui … a souffert et combattu »20 figurent cinq œuvres de notre artiste dans son style cubo-surréaliste angoissé. Succès artistique et politique, cette manifestation précède de peu la reconnaissance officielle du gouvernement de la République Espagnole en exil par le gouvernement tchèque.
En 1955 encore, notre artiste participe à l’Hommage des artistes espagnols au poète Antonio Machado à la Maison de la Pensée Française à Paris. Comme les poèmes du célèbre espagnol mort en exil en 1939, les œuvres exposées se veulent l’incarnation de la « culture espagnole, qui ne se soumet pas aux servitudes et aux tyrannies et aspire à une Espagne libre et maîtresse de son destin »21 . L’engagement de R. González contre le régime franquiste semble avéré.
Mais en 1955 les relations sont normalisées entre l’Espagne franquiste, considérée un moindre danger que le communisme, et la plupart des démocraties occidentales. Pour sceller son acceptation sur la scène internationale, le régime franquiste se servira progressivement de l’art moderne. Des bourses permettent d’exposer et de former la nouvelle génération d’artistes espagnols à Paris ; la visite chez notre artiste pour rendre hommage à son père semble être un rite de passage pour certains22.
La récupération des González par l’appareil franquiste
Les jeunes artistes espagnols ne sont pas seuls à s’intéresser au travail de González. L’appareil artistique espagnol cherche aussi à récupérer des artistes espagnols perdus dans l’exil. En juillet 1954, l’ambassade espagnole à Paris demande à R. González de prêter des œuvres de son père pour représenter l’Espagne dans une exposition officielle internationale 23. Initialement prête à collaborer à cet événement, elle en est cependant dissuadée par Hartung, Soulages et Clayeux 24.
En revanche, R. González finira par collaborer avec Luis González Robles, acteur important dans le renouveau de l’art espagnol moderne, pour organiser en Espagne une série d’expositions de son père, de son oncle, artiste lui aussi, et d’elle même. Des expositions particulières consacrées à Roberta et Julio González auront lieu en Espagne en 1960. En 1968 se tient la première exposition espagnole consacrée à toute la famille González, Los Tres González 25. Dans le catalogue, le critique Carlos Arean revendique les exploits artistiques des González pour la grandeur de l’Espagne : « toutes ses expositions nous permettent une meilleure connaissance en Espagne … de ces trois artistes qui sont les nôtres, qui ont su laisser à un tel niveau le pavillon national en terre française» 26.
La vie et l’œuvre de Roberta González se sont construites au contact d’influences fortes : d’un côté, la guerre, avec ses souffrances et ses opportunités, de l’autre, le modèle artistique de son mari et surtout celui de son père. A partir de l’après-guerre, son œuvre s’épanouira au-delà de ces diverses influences, vers un style artistique personnel emprunt d’une dualité entre figuration et abstraction, statisme et mouvement, mélancolie et joie. Par ailleurs, son positionnement face à la politisation de l’art espagnol peut paraître contradictoire. Exposante de ses œuvres en souffrance dans des manifestations pro-républicaines d’après-guerre, elle finit cependant par participer à des expositions organisées par l’appareil franquiste. S’agit-il d’opportunisme ou de solidarité avec le peuple espagnol tenu à l’écart depuis de longues années de l’art moderne ? Cette question complexe se pose d’ailleurs pour de nombreux artistes espagnols qui se retrouvent au carrefour des agendas politiques divers à partir de l’après-guerre et au long des années de la dictature franquiste.
Notes1 R. González, Angoisse, 1936, huile sur toile, 81 x 57 cm, Fondation Hartung Bergman, Antibes.
2 J. González, La Montserrat, 1935, sculpture en fer, 163 x 59 x 42.5 cm, Stedelijk Museum, Amsterdam.
3 Lettre de R. González à Marie-Thérèse González-Roux depuis Montauban, datée le 9 décembre1944, Paris, Archives de la Bibliothèque Kandinsky du MNAM, GON. R., pièce C06 8267.
4. Lettre de R. González à Marie-Thérèse González-Roux depuis St. Porquier, datée du 8 juin 1945, Paris, Archives de la Bibliothèque Kandinsky du MNAM, GON. R., pièce C13 8274.
5 C. Valogne, Roberta González, Paris, Editions Le Musée de Poche, 1971, p. 44.
6 R. González, Jeune fille pensive, 1949, huile sur toile, 61 x 38 cm, Fondation Hartung Bergman, Antibes.
7 González, carnets inédits, 22 janvier 1951, Collection privée.
8 R. González, carnets inédits, 10 mars 1953, Collection privée.
9Ibid.
10 R. González, Chant Sombre, 1960, huile sur toile, 60 x 180 cm, IVAM, Institut Valencià d’Art Modern, Generalitat. Donation C. Martínez et V. Grimminger, Paris.
11 R. González, carnets inédits, 11 février 1960, Collection privée.
12 R. González, carnets inédits, 8 mai 1953, Collection privée.
13 R. González, carnets inédits, 11 février 1960, Collection privée.
14 P. Descargues, Roberta González : Ombres et Profils, Catalogue de l’exposition, Paris, Galerie de France, 1968, non paginé.
15 R. González, Portrait de famille n. 2, 1969, huile sur toile, 114 x 145.5 cm, IVAM, Institut Valencià d’Art Modern, Generalitat. Donation C. Martínez et V. Grimminger, Paris.
16 R. González, Sens obligatoire n. 1, 1969, huile sur toile, 130 x 163 cm, IVAM, Institut Valencià d’Art Modern, Generalitat. Donation C. Martínez et V. Grimminger, Paris.
17 R. González, carnets inédits, 2 mars 1953. Collection privée.
18 Lettre de R. González à E. Sempere, 15 juin 1970, Archives Julio González, Bibliothèque de l’IVAM, dossier 45, pièce 26_02. Nous traduisons.
19 Le catalogue de la reconstitution de cette exposition édité en 1993 inclut la traduction en espagnol du catalogue original de l’exposition sorti en 1946 en langue tchèque. Voir Artistas españoles de Paris : Praga 1946, Catalogue de l’exposition, Madrid, Caja de Madrid: Sala de Exposiciones Casa del Monte, décembre 1993-janvier 1994, p. 241-257. Nous traduisons.
20 Ibid., p. 249.
21 Hommage des artistes espagnols au poète Antonio Machado, Catalogue de l’exposition, Paris, Maison de la Pensée Française, du 4 au 24 février 1955.
22 Roberta González mentionne des visites chez elle des « jeunes artistes espagnols », souvent accompagnés du Père Roig, professeur à l’Ecole des Beaux Arts de Valence, très actif dans la diffusion de l’art moderne en Espagne et surtout de l’œuvre de Julio González. A part Eusebio Sempere, elle ne mentionne pas les noms de ces artistes, comme dans cet extrait du 6 décembre 1956 : « les jeunes étudiants espagnols sont passés dans l’après-midi—bien charmants et admiratifs ces jeunes gens. M’ont témoigné leur joie d’avoir passé un si bon moment ici ».
23 Il pourrait s’agir de la Triennale de Milan.
24 Il s’agit sans doute de Louis Clayeux, directeur de la Galerie Maeght de Paris, de 1948-1964. R. González, carnets inédits, 22 juillet 1954, Collection privée.
25 Cette exposition consacrée aux oeuvres de Julio, Roberta, et Joan González, frère de Julio décédé en 1908, a lieu à la Sala de Santa Catalina del Ateneo de Madrid et puis au Palau de la Virreina de Barcelona. Il est à noter que la première exposition consacrée à la famille González a lieu à Paris, à la Galerie de France, en 1965, suivie d’une deuxième en 1971.
26 C. Arean, Joan González, Julio González, Roberta González, Catalogue de l’exposition, Madrid, Sala de Santa Catalina del Ateneo, et Barcelona, Palacio de la Virreina, Barcelona, Cuadernos de arte, 1968, non paginé. Nous traduisons.
Documents d’archives
Carnets inédits de Roberta González, 1951-1976. Collection privée.
Correspondance avec Eusebio Sempere de Roberta González et Marie-Thérèse González-Roux, de 1960 à 1974, Archives Julio González, Bibliothèque de IVAM, Institut Valenci à d’Art Modern, documentation numérisée, dossier 45, 30 pièces.
Correspondance de Roberta González à Marie-Thérèse González-Roux depuis St. Porquier, Toulouse, et Montauban, 1944-1945, Archives de la Bibliothèque Kandinsky du Musée National d’Art Moderne Centre Georges Pompidou à Paris, numéros d’inventaire C1-C13, 8262 à 8275, 23 pièces.
Marianne HIRSCH, Family frames, photography narrative and postmemory, Harvard University Press, 1997, nouvelle édition en 2012.
Ouvrages
Carlos AREAN, Joan González, Julio González, Roberta González, Catalogue de l’exposition, Madrid, Sala de Santa Catalina del Ateneo, et Barcelona, Palacio de la Virreina, Barcelona, Cuadernos de arte, 1968, non paginé.
Artistas españoles de Paris : Praga 1946, Catalogue de l’exposition, Caja de Madrid: Sala de Exposiciones Casa del Monte, Madrid, décembre 1993-janvier 1994, 306 p.
Pierre DESCARGUES, Roberta González : Ombres et Profils, Catalogue de l’exposition, Paris, Galerie de France, 1968, non paginé.
Hommage des artistes espagnols au poète Antonio Machado, Catalogue de l’exposition, Paris, Maison de la Pensée Française, du 4 au 24 février 1955, p. 1.
Catherine VALOGNE, Roberta González, Paris, Editions Le Musée de Poche, 1971.