n° 123 | Jeu de billes | Victor Claass

Victor Claass s’intéresse au billard en méditant la métaphore de Michaël Baxandall au sujet de « l’influence ». C’est la conception causale du monde de l’art que l’historien de l’art gallois détruit pour annoncer la bonne nouvelle : le jeu est plus ouvert que prévu, les artistes ne sont pas « influencés » mais circulent dans le vaste espace des échanges, des emprunts et des recyclages. Pour écrire à nouveaux frais l’histoire de l’art, ils dialoguent avec les œuvres des autres par-delà les siècles et les frontières et si Degas est hanté par la figure du billard, ce n’est pas qu’il aime particulièrement ce divertissement, c’est qu’il lui inspire le vertige de la difficulté et le sentiment qu’en peinture, il faut toujours tout recommencer.

Laurence Bertrand Dorléac

Bille objet

Victor Claass

 

« Les flancs de ce vénérable billard de chêne s’ouvraient comme des armoires
et pouvaient servir de logement à une avant-garde. »

Champfleury, La succession Le Camus. Misères de la vie domestique, 1857

Digression sur une digression

Dans son ouvrage Patterns of Intention paru en 1985, l’historien de l’art Michael Baxandall incitait la communauté savante à repenser les modalités de la compréhension des œuvres d’art. Un livre d’investigation théorique particulièrement dense, technique, tout au long duquel l’auteur tente d’appréhender la notion d’« intention » et questionne le traitement souvent problématique réservé à l’interprétation de celle-ci par les historiennes et historiens de l’art. De cette publication, qui figure parmi les tentatives de refonte épistémologique les plus fameuses de la discipline, un bref extrait à la portée inattendue mérite d’être isolé : il dresse une curieuse analogie entre l’histoire l’art et le jeu de billard.

Dans ce passage fréquemment cité, intitulé « Excursus against influence », Baxandall estime nécessaire d’écarter définitivement de l’outillage théorique de l’histoire de l’art la notion piégeuse d’« influence » artistique. Pauvre, mal invoqué, ce terme perpétuait à ses yeux une conception outrageusement causale de la vie des formes, qu’il choisit de comparer au phénomène de transfert d’énergie cinétique à l’œuvre dans une collision entre deux billes de billard. « Quand on parle d’influence », remarque l’auteur, « on s’appuie souvent, semble-t-il, sur une image humienne classique de la causalité, qui veut qu’une boule de billard, dite X, en heurte une autre, dite Y1Baxandall 1991, p. 108.. » En réponse à ce modèle trop simpliste, Baxandall se prononce pour un changement de focale. L’histoire des développements artistiques, qui s’accompagne de dynamiques d’appropriations, d’échanges, d’emprunts, d’avancées, de retours et d’à-coups eux-mêmes dépendants d’une pluralité incommensurable de facteurs, se jouait à ses yeux dans un champ plus vaste, que l’image d’un tapis de billard où s’entrechoquent des sphères colorées lui paraissait en mesure de conceptualiser. L’auteur conclut : « Les arts sont des jeux de position et chaque fois qu’un artiste “subit” une influence, il réécrit un peu l’histoire de l’art à laquelle il appartient2Id.. » Se dessine alors, par caramboles successives, une cartographie sociale et artistique de la création en perpétuelle mutation, caractérisée par ses infinités de possibles, ses empêchements et masquages transitoires, ses lois et ses hasards.

Observer jouer

Fig 1: Antoine Trouvain (1656-1708). « Troisième appartement à Versailles – Le Roi, Monsieur, Monsieur le duc de Chartres… jouant au billard ». Eau-forte et burin. Paris, musée Carnavalet.

Prise à la lettre et comme par jeu, cette métaphore invite à observer les apparitions variées du motif du billard, étonnamment fréquentes, dans l’histoire des arts visuels. Apparu au XVe siècle sous sa forme moderne sur table, le billard s’est en premier lieu démarqué comme une pratique de cour à travers l’Europe. De célèbres images, notamment une gravure d’Antoine Trouvain (Fig. 1) figurant Louis XIV en plein effort ludique en compagnie de ses ministres, documentent sa manière de mettre en scène « l’affrontement individuel ou collectif, amoureux ou guerrier3Damisch 1989, p. 187-191. » – comme l’écrivait Hubert Damisch au sujet des échecs. Pratique associée à la noblesse (le père de Jean Siméon Chardin, ébéniste, était le billardier attitré du roi4Sur les rapports entre Chardin et son père, et sur le tableau de jeunesse qu’il consacra au motif, voir Lajer-Burcharth 2018.), cette activité gagne peu à peu les sphères bourgeoises au cours du XVIIIe siècle, lors duquel le jeu se démocratise. Louis-Léopold Boilly, dans un tableau présenté au Salon de 1808, fit d’une scène potentiellement localisée dans le château du Montcel de la famille Oberkampf à Jouy-en-Josas un prétexte à un discours piquant sur les sociabilités, les vices et les vertus de son temps. (Fig. 2).

Fig. 2. boilly

Fig. 2. Louis-Léopold Boilly, Un jeu de billard, 1807, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage.

Une image complexe et foisonnante, où s’entrechoquent les rapports de générations et de genres. Dans une analyse du tableau, l’historienne de l’art Susan L. Siegfried s’attarde sur le caractère menaçant de la figure de la joueuse érotisée, vue de dos, prenant les billes pour cible – signe d’une reconfiguration du rapport entre les sexes dont l’imagerie populaire se saisit tout au long du siècle5Voir Siegfried 1995.. Alors que le sport est associé à la confrontation virile et aux espaces de masculinité, les très nombreuses scènes de billard figurant des caramboleuses servent de prétexte à une objectification des sujets, voire, à l’ère de la poussée des féminismes européens, à la tenue d’un discours (le plus souvent masculin) sur la révision des règles du jeu genré.

Au cours du XIXe siècle, durant lequel le billard français connait son essor le plus foudroyant (les compétitions entre ses plus grands champions, autour de 1900, drainaient les foules6Ortalli 2009-2010.), la représentation du jeu offre ainsi l’occasion d’une coupe transversale de la société urbaine ou rurale. Honoré Daumier réalisa tout le potentiel du motif : dans un cycle dédié comprenant une dizaine de planches, l’illustrateur s’intéresse à la fois au maintien des corps et aux configurations de classe (Fig. 3).

Fig. 3. Honoré Daumier, « Les joueurs de billard », Le Journal amusant, no 485, 15 avril 1865.

Le ridicule des amateurs maniant malhabilement la canne y est fréquemment exploité pour sa dimension comique, et la salle de jeu transformée en univers coulissier du petit théâtre de la vie urbaine. Les adversaires ventripotents se présentent au regardeur dans des attitudes de distinction artificielle ou des situations de conflit verbal, voire de lutte physique exaltée où queues, billes et tabourets virevoltent à travers l’estaminet. Par leur mise à l’épreuve de l’organisme humain, les scènes de billard permettent ainsi d’évoquer la façon dont l’habitus s’incarne et se réalise dans une pratique, c’est-à-dire dans une hexis confondant positionnement physique et attitude morale.

L’art de la carambole

Au-delà des discours moraux ou sociaux et de l’établissement de « typologies », voire de « physionomies » historicisantes dont le XIXe siècle fut friand (Fig. 4), l’essor du billard s’accompagne d’une multitude de traités cherchant à en percer mystères et bienfaits. Les mathématiciens y voient un terrain propice au développement des connaissances savantes, tandis que ses praticiens les plus convaincus associent l’activité aux pratiques artistiques les plus nobles. L’analogie entre le jeu de billard et les beaux-arts semble, à la lecture de ces textes, un glissement des plus naturels.

Fig. 4. Yves et Barret, « Les joueuses de billard », La Vie parisienne, 27 janvier 1883, p. 53.

Tout comme la peinture ou la sculpture, le billard se pratique en académie ou dans un cadre indépendant. Il convoque l’intelligence, la créativité, et nécessite de belles exécutions associant le corps du praticien à un accessoire rectiligne qu’il doit apprendre à maîtriser, tout en l’apposant sur sa main en « chevalet ». La connaissance des angles et des mathématiques répond à la maîtrise par les peintres des règles de la construction perspective. La pratique du billard implique par ailleurs des effets, des lignes et des couleurs, la production de séries, et convoque un champ lexical pouvant aisément s’appliquer aux images, à leur production ou force d’éloquence. Enfin, le cadre de la table et son tapis vert, envisagés dans leur dimension matérielle, rejouent dans l’espace de la représentation la surface bidimensionnelle de l’objet-tableau.

Le cas d’Edgar Degas, obsédé par ce jeu et auteur de deux belles vues dépeuplées d’une salle de billard de la résidence normande de son ami Paul Valpinçon, exemplifie cette union ludo-artistique. Dans ses souvenirs, Ambroise Vollard évoque le sentiment d’intense frustration que l’artiste éprouvait lorsque les joueurs du troquet situé au pied de son domicile manquaient à leur poste – il se plaisait à les dessiner (Fig. 5)7Vollard 1924, p. 109-110..

Fig. 5. Edgar Degas, croquis d’un joueur de billard, Carnet no 3 (p. 15), Paris, Bibliothèque nationale de France, Réserve 4-DC-327 (D,3).

Tout comme les corps des danseuses, observées dans la variété de leurs contorsions, les caramboleurs fléchis sur la table constituaient un prétexte suffisamment intéressant pour rassasier son regard et éveiller sa sensibilité pour la mimique, évoquée par Paul Valéry. Sport d’angles et de géométrie, véritable gymnastique de la vision, le motif répondait à son triple attrait pour les postures embarrassées, les comportements sociaux et la puissance de la ligne. Une missive adressée à son ami Albert Bartholomé évoque même tout son découragement face au motif, visiblement indocile8Lettre de Degas à Bartholomé de 1892, citée dans Cat. exp. 1988, p. 506 : « J’ai voulu peindre et me suis appliqué à des intérieurs de billard. Je croyais que je savais un peu de perspective, je n’en savais rien et cru [sic] qu’on pouvait la remplacer par des procédés de perpendiculaires et d’horizontales, mesurer des angles dans l’espace au moyen de la bonne volonté. Je me suis acharné. ». Autre perspectiviste acharné de la nébuleuse impressionniste, Gustave Caillebotte plia à son tour et laissa inachevée sa silencieuse et intime scène de billard figurant son propre père, observé à contre-jour, dans la villa familiale de Yerres (Fig. 6).

(Fig. 6). Gustave Caillebotte, Le Billard, 1875-76, coll. part.

(Fig. 6). Gustave Caillebotte, Le Billard, 1875-76, coll. part.

La revanche de la table

Peu avant 1900, les tables de billard préparent leur envol. Usées et non-jouées dans les tableaux arlésiens de Vincent van Gogh et de Paul Gauguin, elles servent à accentuer le sentiment de torpeur et la teneur symboliste de leurs scènes de cafés de nuit. Nappé de son étoffe verte, le meuble horizontal irradiant se rabat peu à peu vers le plan du tableau avant d’en épouser la frontalité. Peu représentée à l’âge d’or du cubisme, la table de billard fit néanmoins l’objet d’une étonnante série tardive de Georges Braque, qui lui consacra plusieurs croquis et non moins de sept toiles autour de 1950. Ces images ne sont en rien l’expression d’une stabilité retrouvée après le chaos du conflit mondial : elles déséquilibrent à l’inverse le regardeur par la réunion qu’elles provoquent, sur un oblique imaginaire, entre verticalité et horizontalité. Penseur de la planitude, son ami Francis Ponge s’y montra sensible. L’artiste néerlandaise Jacqueline de Jong allait se saisir à son tour des variations de ces regards rasants au milieu des années 1970, dans une admirable série dédiée au billard explorant à intensité égale jeux formels – jusqu’aux confins de la figuration – et discours espiègles sur les interactions humaines.

Fig. 7. Sherrie Levine, La Fortune (after Man Ray), 1990, photo. Richard Lemarchand.

Mais c’est l’artiste américaine Sherrie Levine, en faisant le choix de recréer en trois dimensions un billard figuré dans une composition de Man Ray (Fig. 7), qui offrit à la table de jeu les moyens de son retour au monde. Passée du réel à la représentation illusionniste, puis de cette dernière à l’abstraction, la table de billard pouvait ainsi faire son retour dans l’univers des choses, comme par évasion du tableau. Cette démarche appropriationniste semble légitimer les remarques initiales de Baxandall sur l’histoire de l’art comme jeu positionnel, et incite à une mise au défi amusée de la discipline, dans sa quête d’équilibre entre le proprement visuel et le social.

 


[1] Baxandall 1991, p. 108.

[2] Id.

[3] Damisch 1989, p. 187-191.

[4] Sur les rapports entre Chardin et son père, et sur le tableau de jeunesse qu’il consacra au motif, voir Lajer-Burcharth 2018.

[5] Voir Siegfried 1995.

[6] Ortalli 2009-2010.

[7] Vollard 1924, p. 109-110.

[8] Lettre de Degas à Bartholomé de 1892, citée dans Cat. exp. 1988, p. 506 : « J’ai voulu peindre et me suis appliqué à des intérieurs de billard. Je croyais que je savais un peu de perspective, je n’en savais rien et cru [sic] qu’on pouvait la remplacer par des procédés de perpendiculaires et d’horizontales, mesurer des angles dans l’espace au moyen de la bonne volonté. Je me suis acharné. »

[9] Ponge 2002, p. 68 : « La Table est (aussi) le renversement d’arrière en avant (de derrière l’homme en avant de lui) du mur, sa mise en position non plus verticale mais horizontale (oblique en réalité : comme le billard de Braque est cassé de l’horizontale en verticale oblique) ».


Bibliographie 

Michael Baxandall, Formes de l’intention. Sur l’explication historique des tableaux, trad. Catherine Fraixe, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 1991.

Cat. exp., Braque. The Late Works, John Golding (dir.), New Haven, Yale University Press, 1997.

Cat. exp., Degas, Paris, RMN, 1988.

Victor Claass, « Degas Carambole », Nouvelle revue française, no 629, mars 2018, p. 85-89.

Victor Claass, Jeux de position. Sur quelques billards peints, Paris, Éditions de l’INHA, collection « Dits », 2021.

Gaspard-Gustave Coriolis, Théorie mathématique des effets du jeu de billard, Paris, 1832.

Hubert Damisch, « L’échiquier et la forme “tableau” », dans Irving Lavin (dir.), World Art : Theme of Unity in Diversity, actes du 26e colloque international d’histoire de l’art, University Park, Pennsylvania, State University Press, vol. 1, 1989, p. 187-191.

Edmond Hirschler, Le Billard au XIXe siècle et son influence sur les mœurs, Marseille, Imprimerie Saint-Ferréol, 1874.

Ewa Lajer-Burcharth, The Painter’s Touch. Boucher, Chardin, Fragonard, Princeton, Princeton University Press, 2018.

Gherardo Ortalli, « Vignaux and Slosson : 1880-1882. Billiards and Signs of New Departures in Ludicity », Ludica, 15-16, 2009-2010, p. 99-112.

François Mingaud, Le noble jeu de billard. Coups extraordinaires et surprenans, qui ont fait l’admiration de la majeure partie des souverains de l’Europe, Paris, 1827.

Allison Morehead, « Modernism and the Green Baize », NonSite.org, no27, 11 février 2019.

Francis Ponge, La Table, Paris, Gallimard, 2002.

Susan L. Siegfried, The Art of Louis-Léopold Boilly. Modern Life in Napoleonic France, New Haven/Londres, Yale University Press, 1995.

Ambroise Vollard, Degas (1834-1917), Paris, Éditions Georges Crès et Cie, 1924, p. 109-110. 


Victor Claass  est docteur en histoire de l’art, et coordinateur scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art depuis 2019. Il enseigne l’histoire de l’art contemporain au sein de diverses institutions universitaires. Son livre Jeux de position, duquel est inspirée la présente contribution, est à paraître à l’automne 2021 aux éditions de l’INHA.

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