n°131 | Art for Society ? | Louis-Antoine Mège

En 1978, Michael Baldwin et Mel Ramsden, qui forment alors le groupe Art & Language, attaquent violemment un certain art politique contemporain. Leur dénonciation ne se comprend bien que dans le contexte qui nourrit leur désenchantement en interdisant désormais l’utopisme d’hier. Ce faisant, les deux artistes posent une question qui reste d’actualité, dans notre monde agité de crises et de peurs : doit-on, ou peut-on « demander ce que l’art peut faire ? » Art & Language répond par la négative, mais si son œuvre semble donner l’impression d’un désaveu radical, elle ne renonce pour autant pas à l’action. C’est que nous apprend Louis-Antoine Mège, qui réinscrit les formes picturales et discursives du groupe conceptuel dans un projet original où l’ambition critique et le programme esthétique redéfinissent les contours d’un art autrement politique.

Laurence Bertrand Dorléac et Thibault Boulvain

Art for Society? Polémique et politique dans la pratique conceptuelle d’Art & Language (Angleterre, circa 1979)

Louis-Antoine Mège

« We are nothing unless we are trying to change ourselves as part of the whole. » Art & Language, « Art for Society? », 1980

En 1978, Art & Language, groupe alors formé par les artistes anglais Michael Baldwin et Mel Ramsden, signe une virulente tribune à l’encontre d’un art contemporain ouvertement politique1Art & Language, « On the Recent Fashion for Caring », Art Monthly, n° 20, 1978, pp. 22-23. Il s’agit d’une version abrégée d’une communication donnée par Baldwin, Harrison, Pilkington et Ramsden, à la Whitechapel Gallery, en 1978 à Londres, dans le cadre de l’exposition « Art for Society: Contemporary British Art with a Social or Political Purpose ». En 1980, dans leur revue, Art & Language publiera une nouvelle version plus développée, à laquelle nous reprenons le titre « Art for Society? ».. Dès les premières lignes, ils dénoncent un « ‘art de gauche’ », sans autre effet que la perpétuation de la « domination démocratique bourgeoise », orchestré par des « curateurs imbéciles, monstres opportunistes » et des artistes à la déconcertante « lâcheté intellectuelle ». Expédiant tout utopisme, ils répondent à la question rhétorique « Devons-nous nous demander ce que l’art peut faire ? » par « Rien, sans se confronter aux mécanismes réels de la domination. »

Constitué dix ans plus tôt autour du Coventry College of Art, rapidement devenu le représentant notoire d’un art conceptuel analytique et linguistique, Art & Language connaît au cours des années 1970 un développement transatlantique considérable et une certaine reconnaissance critique. Néanmoins, l’énergie passée à penser le groupe, ses transformations et ses dissensions ainsi qu’une mutation du paysage de l’art contemporain et une situation économique incertaine provoquent, à la fin de cette même décennie, un resserrement de la forme collective qui s’accompagne en retour d’une radicalisation du discours des membres restants. D’une démarche artistique et théorique initialement informée par l’épistémologie et la philosophie analytique, s’en suit une période prenant ses distances avec la rigueur scientifique en assumant une posture sans compromis envers le monde de l’art. En contrepoint du travail pamphlétaire, une étonnante remobilisation du médium pictural a lieu.

Cette double dynamique s’échafaude autour d’une année 1979 qui, au Royaume-Uni, cristallise une longue succession de crises sociales et politiques. L’échec des gauches à répondre au « mécontentement » populaire, l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir et la mise en place d’un régime libéral-conservateur mettent un terme aux aspirations révolutionnaires héritées des années 1960.  Face à ce contexte, écrits et peintures d’Art & Language semblent, de prime abord, éviter l’évidence. Préférant jouer d’attaques ad personam caricaturales, d’une mise à distance ironique, d’une idiosyncrasie amère, les artistes donnent l’impression d’un désaveu radical de toute efficacité politique de l’art. Pourtant, au cours de ces « années 1979 », Art & Language, dans un geste tant provocateur que protecteur, cherche également à retrouver au sein d’une production textuelle et iconique assez déroutante les moyens d’une possible transformation personnelle et politique.

fig. 1 : Art & Language, Ils donnent leur sang, donnez votre travail, 1978, collage et gouache sur tirage photographique, 30 x 54 cm, collection Philippe Méaille/Château de Montsoreau-Musée d’Art Contemporain © Art & Language ; Courtesy Philippe Méaille. Photographie CRBMC.

Contrariantes contradictions

Une affiche de propagande vichyste est détournée pour être exposée dans le nord de l’Angleterre (fig. 1), un portrait officiel de Lénine est réinterprété à la manière de Jackson Pollock (fig. 2), une touche nerveuse néo-expressionniste brouille le réalisme courbétien (fig. 3). C’est ainsi que les peintures d’Art & Language, produites dans le voisinage de 1979, troublent des oppositions idéologiques (Est/Ouest), politiques (droite/gauche), artistiques (expressionnisme/réalisme).  De la même manière, les textes nombreux et virulents de cette époque poursuivent ces incertaines collisions. En effet, entre 1976 et 1985, soit de la fin de l’histoire étasunienne du groupe jusqu’à la suspension de la revue fondatrice Art-Languague, Baldwin et Ramsden, parfois en collaboration avec Charles Harrison2Historien de l’art, Harrison (1942-2009) a entretenu une collaboration ininterrompue avec le groupe, du début des années 1970 jusqu’à son décès., multiplient les écrits, les formats (bref, long, référencé), les formes et les objets (recension d’une exposition ou d’une publication, essai, pamphlet, poème), les supports (leur revue, les catalogues, les magazines d’art, les peintures), révélant une réelle inventivité argumentative et rhétorique.

fig.2 : Art & Language, Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock VII, 1980, peinture à l’émail sur toile marouflée sur bois, 105 x 100 cm, Lisson Gallery (A&L800007), Londres © Art & Language ; Courtesy Lisson Gallery. Photographie Ken Adlard.

Parfois abscons et abruptes, ces textes témoignent d’un progressif déplacement depuis une apparente scientificité vers une verve de polémistes jusqu’à une étrange forme « poétique ». Le travail de parolier et de librettiste, en collaboration avec le groupe de rock expérimental Red Krayola mené par Mayo Thompson3Outre, les six albums réalisés avec le Red Krayola entre 1976 et aujourd’hui, ils ont écrit le libretto d’un opéra inachevé, Victorine (1984)., attise cette nouvelle modalité discursive. Rythmes, rimes, figures de style et luxuriance lexicale tendent à assourdir voire occulter l’ancrage politiquement assumé des textes antérieurs. Faut-il pour autant y voir le ravivement d’un débat qui calquerait le travail littéraire sur le spectre politique, plaçant le souci du style à droite contre la vie des idées à gauche ? Autrement dit, les mutations successives d’Art & Language, forcées par une conjoncture dans et en dehors du groupe, se traduiraient-elles par une surpolitisation soudainement précipitée et définitivement altérée dans une étourdissante « stylisation » ?

Maniérisme mélancolique ?

Dans l’excès ou la concision, flirtant avec la polémique et le décoratif, Art & Language assume être « engagé dans une sorte de maniérisme », comme contre-histoire d’un art occidental dominant. Bien qu’inscrite dans une tendance contemporaine, comme en témoigne leur participation à l’exposition « Mannersm: A Theory of Culture » à Vancouver en 1982, cette posture pourrait apparaître, selon les propres mots des artistes, comme une « retraite réactionnaire 4Art & Language, La Conférence du Jeu de Paume, Paris, Flammarion/Galerie de Paris, 1996, p. 28. » venant abonder dans le sens d’un style politisé. Et il est vrai que ce geste maniériste qu’Art & Language décrit comme « allusion, parodie, travestissement, bluff, contrefaçon, double langage5Art & Language, « A Letter to A Canadian Curator », Art-Language, vol. 5, n° 1, octobre 1982, p. 33. » s’oppose aux propositions explicitement politiques défendues dans l’exposition « Art for Society ». L’attachement à la duplicité des formes au détriment de la pédagogie du fond confirmerait l’abandon de tout programme politique dans un esprit antimoderne suspicieux.

fig. 3 : Art & Language, Study for ‘Gustave Courbet’s “Burial at Ornans” Expressing…’, 1981, collage, encre et crayon sur papier, 76,5 x 161,5 cm, collection Philippe Méaille/Château de Montsoreau-Musée d’Art Contemporain © Art & Language ; Courtesy Philippe Méaille. Photographie CRBMC.

Ne serait-ce toutefois pas à replacer dans un vaste mouvement partagé par des gauches occidentales qui, à partir de 1979 selon l’analyse d’Enzo Traverso, s’enferment dans un sentiment de défaite, de deuil et de mélancolie6Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, Paris, La Découverte, 2018, p. 5. ? Cela pourrait éclairer l’évolution progressive de l’énergie discursive du groupe vers un mutisme assumé par la tenue du pinceau dans la bouche pour réaliser de grandes peintures (fig. 4) ou par la représentation de l’atelier plongé dans l’obscurité (fig. 5). Entre maniérisme et résignation, Art & Language accélère cette trajectoire entropique en formulant ce terrible aveu : « la décadence nous guette tous7Art & Language, « A Letter to A Canadian Curator », art. cité.. » Pourtant, et en dépit du fait qu’en 1979 la seule révolution qui a eu lieu est celle du tournant néo-libéral, pourrait s’ouvrir, par un jeu d’artifices verbo-iconiques, une brèche dans l’horizon atone de la mélancolie.

fig. 4 : Art & Language, Index: The Studio at 3 Wesley Place Painted by Mouth (I), 1982, acrylique, crayon et encre sur papier, 343 x 727 cm, collection Herbert Foundation, Gand © Art & Language ; Courtesy Herbert Foundation.

D’échos et d’écarts

« Traversière, la poétique est à la fois de ce temps et contre ce temps8Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Éditions Verdier, 1995, p. 93.. » Suivant la dynamique anachronique suggérée par Henri Meschonnic, le geste « réactionnaire » d’Art & Language devient tour de force poétique. Il s’agirait alors de reconsidérer dans un travail formel singulier, autrement dit dans leur style, la vitalité politique d’un dialogisme propre au groupe depuis ses débuts. Non seulement textes et images sont animés par une grande intertextualité et intericonicité mais différentes stratégies discursives et visuelles tentent de mettre en scène une poly-auctorialité (par des dialogues, chœurs ou portraits de groupe) et une adresse au public (selon une discrète influence de la distanciation brechtienne).

fig.5 : Vue d’exposition au Château de Montsoreau de l’œuvre d’Art & Language, Index: The Studio at 3 Wesley Place in the Dark (III), 1982, acrylique sur toile, 330 x 780 cm, collection Philippe Méaille/Château de Montsoreau-Musée d’Art Contemporain © Art & Language ; Courtesy Philippe Méaille. Photographie Marie-Caroline Chaudruc.

Dès lors, le style, loin de toute stylisation figée, devient un espace complexe d’échos et d’écarts. John Roberts caractérise ainsi la pratique discursive d’Art & Language par une écriture de bruit, de retardement et de perturbation9John Roberts, « The ‘Black Debt’: Art & Language’s Writing », in Art & Language, Writings, Londres/Madrid, Lisson/distritocu4tro, 2005, p. 18-19..  Ce sont autant de hiatus qui nous conduisent à la sensible analyse de Déborah Laks écrivant au sujet de ces « peintres » qui retournent au « “poétique” pour désigner une communication propre à la peinture et à l’époque qui ne serait pas de l’ordre du sens ou de la forme mais bien de l’ambigu10Déborah Laks, « Hans Hartung et les poètes. Réseaux et intermédialité », in Thomas Kirchner et al. (dir.), Hans Hartung et l’abstraction, Dijon, Les presses du réel, 2020, p. 55..

Aussi, sans abandon aucun face à un contexte hostile, Baldwin et Ramsden cherchent-ils à redessiner une œuvre qui ne soit plus totalement du côté du sens et pas tout à fait de la forme, ni marche forcée d’une dialectique qui tourne à vide, ni jeu sans terme des signifiants, mais qui chemine, pour citer Laks à nouveau, sur « la ligne de l’ambigu ».

Cette ambiguïté des formes et des propos dont témoigne le style polémique souligné en introduction met en tension ambition critique et programme esthétique. C’est dans cet espace incertain qu’Art & Language nous lance, pour le dire avec Valérie Mavridorakis au sujet de cette même ambiguïté, un véritable « défi à l’intelligence 11Valérie Mavridorakis, « Différences et répétitions. Une sensibilité steinienne dans l’art minimal et conceptuel », in Cécile Debray et Assia Quesnel (dir.), Gertrude Stein et Pablo Picasso, Paris, Musée du Luxembourg, 2023, p. 116. ». De ce défi découle une plus vaste entreprise sceptique dont l’action politique commence, selon Baldwin et Ramsden, en s’efforçant à « se transformer soi-même ».

Je remercie chaleureusement Philippe Méaille et Marie-Caroline Chaudruc (Collection P. Méaille/Château de Montsoreau-Musée d’art contemporain), la Herbert Foundation (Gand), la Lisson Gallery (Londres) ainsi que les artistes, Michael Baldwin et Mel Ramsden, pour l’aimable prêt de visuels et l’autorisation de publication.


[1] Art & Language, « On the Recent Fashion for Caring », Art Monthly, n° 20, 1978, pp. 22-23. Il s’agit d’une version abrégée d’une communication donnée par Baldwin, Harrison, Pilkington et Ramsden, à la Whitechapel Gallery, en 1978 à Londres, dans le cadre de l’exposition « Art for Society: Contemporary British Art with a Social or Political Purpose ». En 1980, dans leur revue, Art & Language publiera une nouvelle version plus développée, à laquelle nous reprenons le titre « Art for Society? ».

[2] Historien de l’art, Harrison (1942-2009) a entretenu une collaboration ininterrompue avec le groupe, du début des années 1970 jusqu’à son décès.

[3] Outre, les six albums réalisés avec le Red Krayola entre 1976 et aujourd’hui, ils ont écrit le libretto d’un opéra inachevé, Victorine (1984).

[4] Art & Language, La Conférence du Jeu de Paume, Paris, Flammarion/Galerie de Paris, 1996, p. 28.

[5] Art & Language, « A Letter to A Canadian Curator », Art-Language, vol. 5, n° 1, octobre 1982, p. 33.

[6] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, Paris, La Découverte, 2018, p. 5.

[7] Art & Language, « A Letter to A Canadian Curator », art. cité.

[8] Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Éditions Verdier, 1995, p. 93.

[9] John Roberts, « The ‘Black Debt’: Art & Language’s Writing », in Art & Language, Writings, Londres/Madrid, Lisson/distritocu4tro, 2005, p. 18-19.

[10] Déborah Laks, « Hans Hartung et les poètes. Réseaux et intermédialité », in Thomas Kirchner et al. (dir.), Hans Hartung et l’abstraction, Dijon, Les presses du réel, 2020, p. 55.

[11] Valérie Mavridorakis, « Différences et répétitions. Une sensibilité steinienne dans l’art minimal et conceptuel », in Cécile Debray et Assia Quesnel (dir.), Gertrude Stein et Pablo Picasso, Paris, Musée du Luxembourg, 2023, p. 116.


Bibliographie

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Art & Language, La Conférence du Jeu de Paume, trad. par C. Schlatter, Paris, Flammarion/Galerie de Paris, 1996.

Art & Language, « A Letter to a Canadian Curator », Art-Language, vol. 5, n° 1, octobre 1982, p. 32-35.

Art & Language, « Art for Society? », Art-Language, vol. 4, n° 4, juin 1980, p. 1-25.

Art & Language, « On the Recent Fashion for Caring », Art Monthly, n° 20, 1978, p. 22-23.

Hartley, Daniel, The Politics of Style: Towards a Marxist Poetics, Leiden/Boston, Brill, 2022.

Laks, Déborah, « Hans Hartung et les poètes. Réseaux et intermédialité », in Thomas Kirchner, Martin Schieder, Antje Kramer-Mallordy, (dir.), Hans Hartung et l’abstraction – « Réalité autre, mais réalité quand même », Dijon, Les presses du réel, 2020, p. 36-58.

Mavridorakis, Valérie, « Différences et répétitions. Une sensibilité steinienne dans l’art minimal et conceptuel », in Cécile Debray et Assia Quesnel (dir.), Gertrude Stein et Pablo Picasso, l’invention du langage, cat. d’expo., Paris, Musée du Luxembourg, 2023 (15 septembre 2023 – 21 janvier 2024), p. 109-116.

Meschonnic, Henri, Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Éditions Verdier, 1995.

Richards, Magaret et Serota, Nicholas (dir.), Art for Society: Contemporary British Art with a Social Or Political Purpose, cat. d’expo., Londres, Whitechapel Art Gallery (10 mai – 18 juin 1978).

Roberts, John, « The ‘Black Debt’: Art & Language’s Writing », in Art & Language, Writings, Londres/Madrid, Lisson/distritocu4tro, 2005, p. 9-22.

Traverso, Enzo, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2018.


Louis-Antoine Mège est actuellement doctorant en histoire de l’art contemporain à Sorbonne-Université, sous la direction de Valérie Mavridorakis. À partir de la notion de conversation, son travail doctoral s’attache à étudier les transformations de l’œuvre du groupe d’artistes conceptuels, Art & Language, du début des années 1970 à la fin des années 1990. Après avoir été assistant de recherche à la documenta institut (dir. Felix Vogel, Kassel), il est actuellement boursier annuel au Centre allemand d’histoire de l’art/DFK (dir. Peter Geimer et Georges Didi- Huberman, Paris).

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