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En 1991, Christian Boltanski réalise une œuvre dans un des vides sanitaires du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Secrète, elle conserve une mémoire, réelle et fictionnelle, des élèves et des refusés de l’établissement. À partir de l’étude de cette œuvre, Déborah Laks déplie une réflexion singulière qui lie enseignement et création artistiques, invitant à reconsidérer l’un à l’aune de l’autre. Ce faisant, elle nous invite à notre tour à apprendre et à regarder autrement le travail de Boltanksi, où le statut de la fable et la narration ont tout à voir avec une volonté de transmission, et où s’avoue aussi, parfois, une étrange parenté entre l’artiste et l’élève.
Laurence Bertrand Dorléac et Thibault Boulvain
Déborah Laks Récits d’une formation à l’imaginaire : l’atelier Boltanski et ses réserves cachées
En 1991, Christian Boltanski réalise une œuvre dans un des vides sanitaires du Conservatoire de Musique et de Danse de Paris. Cette commande passée par l’architecte Christian Portzamparc dans le cadre du 1% artistique est difficilement accessible au public et principalement connue par une rumeur qui la réinvente perpétuellement. Les Réserves du Conservatoire s’inscrit assez typiquement dans la démarche de Boltanksi : composée de plusieurs salles, elle constitue un parcours au travers d’archives, photographiques d’abord, puis papier. Les images agrandies et faiblement éclairées, tout comme les boites d’archives portant un nom et une date suggèrent une multitude d’anciennes et anciens élèves. Unis dans un passé de concours, de représentations et d’aspiration à l’art et à l’excellence ces noms suggèrent aussi l’oubli et les illusions perdues. Le recours à la photographie agrandie et aux boites d’archives, tout comme l’évocation des processus mémoriels et de la tension entre individu et collectif inscrivent cette œuvre au cœur de la démarche de Boltanski. Formellement et thématiquement, elle poursuit des réalisations qui lui sont contemporaines, comme les archives du Carnegie International (1991) et la Réserve des Suisses morts (1990), mais aussi des œuvres plus anciennes, comme Portrait des élèves du C.E.S Lentillères (1973).
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Christian Boltanski, La Réserve du conservatoire de musique, 1991, installation, Etablissement public du parc et de la grande halle de la Villette, Paris.
Lorsque Christian Boltanski crée cette œuvre, il est professeur à l’École des beaux-arts de Paris. L’artiste a enseigné 23 ans à Paris (de 1986 à 2009) et auparavant aux Beaux-arts de Bordeaux à partir de 1979. Sa pratique de l’enseignement est très rarement mentionnée, dans les textes qui lui sont consacrés comme dans ses entretiens. Ce silence est significatif, même s’il n’est pas rare, notamment à l’époque, de la part d’artistes reconnus qui exercent aussi en école d’art une carrière parallèle et considérablement moins valorisée. Afin de pallier l’absence de témoignages directs de l’artiste et la rareté des archives, cette recherche repose donc sur une série de 14 entretiens que j’ai menés avec des anciennes et anciens élèves de Boltanski, des Beaux-arts de Bordeaux et de Paris1Les citations non référencées sont tirées de cette série d’entretiens menés entre septembre 2023 et février 2024.. Tous s’accordent à dire que Boltanski enseigne comme il crée. La construction d’une « mythologie individuelle », la fabrique, l’étiolement des mémoires et la place de l’individu dans la masse irriguent en effet autant sa création que son enseignement. Une tentation serait donc de considérer ce dernier comme une œuvre à part entière. Ce serait simplificateur, car les discussions, les récits, les anecdotes sur lesquelles il fonde son enseignement poursuivent son œuvre, mais ils la décalent aussi. La regarder à partir de cet espace de l’enseignement, qui est à la fois de représentation, d’introspection, d’ouverture aux autres, permet d’y voir plus et d’autres choses.
Les illusions perdues
Les Réserves du conservatoire constitue à ce titre un exemple particulier, car l’œuvre porte sur de jeunes artistes, plus exactement sur leur oubli. Tous les visages, toutes les poses se fondent dans un grand tout où l’individualité se perd. Il semble pourtant que cette œuvre déplace en partie le propos de ses autres réalisations, comme Les Suisses morts par exemple : les personnes représentées ou suggérées ici sont de jeunes artistes en devenir. Une seule date par boite, réparties sur une décennie : dans le contexte on imagine une date d’entrée au Conservatoire. Le début de la vie d’artiste, la joie et les défis de la formation et de l’émulation. L’espoir surtout. C’est un concentrée de jeunesse que Boltanski attrape au vol et qu’il emmure dans un mastaba caché dans les entrailles de la grande machine à rêver qu’est le Conservatoire. Le constat de l’anonymat est amer, il résume et contient espoirs perdus et trajectoires interrompues. Placée là, cette œuvre joue un rôle comparable à celui d’une crypte dans une église. Les reliques conservées sous le chœur dispensent leur aura protectrice aux fidèles réunis au-dessus. Le travail de la lumière mené par l’artiste accentue cette référence, tout à la fois par la pénombre et par l’ouverture initialement pratiquée dans le mur de la seule salle ne disposant pas d’éclairage électrique. L’œuvre fonctionne sans doute comme memento mori. À propos de Portrait des élèves du C.E.S Lentillères, il dit « Dix ans plus tard, tous ces visages d’enfants me semblaient tous être ceux de cadavres. Les portraits sont vraiment morts, et pour toujours, car ils sont maintenant des adultes2Cité par Gumpert, Lynn, Christian Boltanski, trad. de l’américain par Anne Rochette, Paris, Flammarion, 1992, p.84.. » Mais ici comme à Lentillères, il ne s’agit pas d’une archive de mort, même si les étagères-couchettes d’archives de la troisième salle sont glaçantes. Boltanski ne suggère pas la disparation de personnes, mais de leurs rêves. L’atmosphère de l’œuvre dissimule aussi une dimension hautement satyrique. Les poses stéréotypées des photographies se moquent plus des attentes et des modes que des jeunes artistes. Les boites d’archives alignent des noms de gangsters, de politiciens, d’artistes et des blagues potaches où l’on voit un B. Sorbitol voisiner avec un M. Bourré et un S. M. Soulé.
Cachée3Riout, Denys, Portes closes et œuvres invisibles, Paris, Gallimard, 2019., presque jamais photographiée, quasiment jamais visitée, l’œuvre atteint un état de sous-détermination qui donne aux imaginaires et aux projections de chacun une place centrale dans son histoire. La culture populaire s’y fait une place au travers des noms empruntés au cinéma et à l’actualité, comme une mélodie entêtante du contemporain. Boltanski disait « Je m’intéresse surtout à l’évolution de l’œuvre et à sa transformation par (l’)oralité. Mon désir est que l’œuvre soit continuellement réinterprétée, jouée » et « J’ai le désir, sans doute impossible, de créer de nouveaux mythes qui ne s’appuient pas forcément sur des choses visuelles, de créer quelque chose qui puisse exister après moi, sous la forme d’une histoire4Christian Boltanski, Faire son temps, cat. exp. Centre Pompidou, Paris, 2019, p.92 et 95.. » Or la Réserve du Conservatoire répond absolument à ce programme. L’œuvre en effet existe principalement par son récit. Elle est une rumeur parmi les élèves du Conservatoire, une anecdote partagée par les rares personnes à l’avoir visitée, ravis sans doute de l’exclusivité du lieu. La narration est une modalité, peut-être la modalité majeure, de son existence. Elle la construit, la fait évoluer, la recrée à l’image du présent.
Faire impression
L’enseignement lui aussi existe dans la mémoire, recombiné, assimilé, réinventé dans l’altérité et dans le temps. Virgil Vernier, ancien élève de Boltanski à Paris, considère qu’« il savait en faisant cours qu’un jour les gens raconteraient ses cours. Il fallait que ces récits soient mythiques ou légendaires, au minimum. » Dans le contexte académique de l’École des beaux-arts de Paris, qui sépare les apprentissages techniques et artistiques, les chefs et cheffes d’atelier font figure de mentors : c’est à leur contact qu’on apprend ce qu’être artiste veut dire. Exemples ou repoussoirs, ils sont les premiers sujets d’étude des élèves. Dans un des rares témoignages qu’il livre de sa pratique de professeur, Boltanski dit à Catherine Grenier : « Je crois que les étudiants n’ont rien à apprendre, mais qu’il est très important pour eux de connaitre un artiste, et de le connaitre au quotidien. Savoir que je fume la pipe, que je répète toujours les mêmes histoires, etc. Ils doivent, à partir de leur observation, arriver à comprendre eux-mêmes quel est leur propre ‘sujet’5Catherine Grenier, La Vie possible de C. Boltanski, Flammarion, Paris, 2011, p.249. ». Les anecdotes qui sont au cœur de l’enseignement de Boltanski sont en effet tout sauf désincarnés ou abstraits : un certain nombre de détails matériels et sensoriels reviennent dans presque tous les entretiens que j’ai pu faire. Toutes et tous se souviennent d’un atelier sans meubles. Les cours se déroulaient donc assis par terre autour de Boltanksi qui fumait la pipe, et parlait d’autant plus bas que les sujets abordés étaient importants. Francisco Ruiz de Infante parle d’une « ambiance un peu secrète », « bizarre », et aux yeux de toutes mes interlocutrices et interlocuteurs ces éléments anecdotiques et sensibles renforçaient un sentiment d’appartenance et d’exception. Les élèves semblent conserver de ces moments des impressions quasiment synesthésiques. Plusieurs se rappellent de la lumière : Clémentine Mélois raconte ainsi « Au moment où la nuit tombait, si on était dans son atelier, il nous faisait éteindre les lumières, et on attendait qu’une péniche passe sur la Seine. Parce que l’atelier donnait sur la Seine. Alors les phares de la péniche projetaient l’ombre des rambardes, des rebords de fenêtres. Il disait que c’était l’ancêtre du cinéma. Et on était tous silencieux dans l’atelier, on regardait comme ça ces grandes formes qui avançaient sur le mur de l’atelier, c’était très beau. Et après, ça fait penser aux pièces qu’il a faites avec des personnages en fil de fer. Tout ça, tout ça c’est lié. » Entre l’œuvre de Boltanski, son attitude, son discours, les récits et les anecdotes qu’il raconte et répète, quelque chose de l’ordre d’une relation de nécessité se tisse ; comme s’il performait pour ses élèves l’idée de continuité entre vie et œuvre. Jakob Gautel se souvient que Boltanski « jouait, avec presque une mise en scène. (…) Et je crois qu’au début on prend ça comme vérité, et après on s’aperçoit que c’est aussi une attitude, et une façon de se poser face au monde, une position. Il y a, évidemment, une partie de ce qu’il enseigne là-dedans. Je crois qu’il y a ça dans l’œuvre de Boltanski aussi. Son enseignement est très, très proche de son œuvre, je crois. » L’artiste enseigne qui il est, et il enseigne comment se créer soi-même. Angelika Markul le dit ainsi : « Au fond c’est la question de l’histoire. Il faut créer une histoire. Créer une mythologie pour soi. » De ce point de vue, le processus de création passe par une exploration intime qui conduit à identifier un récit de soi, à s’en emparer comme d’une matière première et à le malaxer jusqu’à le distendre, à le rendre souple jusqu’au collectif.
C’est « une croyance profonde de l’artiste » qui est mise au jour par le rapprochement entre création et enseignement : « l’unique statut d’existence du réel est la fable, puisque la narration est le seul moyen de la transmission6Catherine Grenier (dir.), Christian Boltanski, Flammarion, Paris, 2011, p.18. ». Le récit permet notamment de tenir ensemble le sérieux et la satire. L’image que Boltanski cultive et à partir de laquelle il enseigne force encore ses traits, qu’il soulignait déjà au pastel gras dans les Saynètes comiques de 1974. L’artiste assis par terre, enjoignant ses élèves à regarder La Petite maison dans la prairie pour cultiver une jachère créative, n’est-il pas lui aussi en train de poser comme les jeunes concertistes et danseuses en représentation dans les photographies de Réserves du Conservatoire ? Les espoirs dévorants et déçus des jeunes gens qui rêvent d’y arriver sont tout à la fois ceux des élèves du conservatoire, de l’École des beaux-arts de Paris, et de Boltanski lui-même.
[1] Les citations non référencées sont tirées de cette série d’entretiens menés entre septembre 2023 et février 2024.
[2] Cité par Gumpert, Lynn, Christian Boltanski, trad. de l’américain par Anne Rochette, Paris, Flammarion, 1992, p.84.
[3] Riout, Denys, Portes closes et œuvres invisibles, Paris, Gallimard, 2019.
[4] Christian Boltanski, Faire son temps, cat. exp. Centre Pompidou, Paris, 2019, p.92 et 95.
[5] Catherine Grenier, La Vie possible de C. Boltanski, Flammarion, Paris, 2011, p.249.
[6] Catherine Grenier (dir.), Christian Boltanski, Flammarion, Paris, 2011, p.18.
Bibliographie
Boltanski, Christian, Faire son temps, cat. exp. Centre Pompidou, Paris, 2019.
Les Grands Entretiens d’Artpress, « Christian Boltanski », IMEC, éd. Artpress, 2014. (ouvrage collectif)
Grenier, Catherine (dir.), Christian Boltanski, Flammarion, Paris, 2011.
Grenier, Catherine, La vie possible de Christian Boltanski, Seuil, 2007.
Gumpert, Lynn, Christian Boltanski, trad. de l’américain par Anne Rochette, Paris, Flammarion, 1992.
Obrist, Hans Ulrich, Christian Boltanski. The Conversation series n°19, Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln, 2009.
Riout, Denys, Portes closes et œuvres invisibles, Paris, Gallimard, 2019.
Semin, Didier, Boltanski, Paris, Artpress, 1988.
Déborah Laks est chargée de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur la question de la transmission et de la pédagogie via des réflexions sur la mémoire et l’imaginaire. Elle conduit actuellement un projet intitulé « L’enseignement des arts plastiques entre 1933 et 1999 : l’avant-garde en héritage ». Sa thèse, dirigée par Laurence Bertrand Dorléac, a donné lieu en 2018 à la publication Des déchets pour mémoire. L’utilisation de matériaux de récupération par les nouveaux réalistes (1955-1975), Les Presses du Réel, récompensée du prix Olga Fradiss. Outre de nombreux articles et participations à des catalogues d’exposition, ses publications récentes incluent notamment la direction scientifique d’une anthologie des textes de Daniel Spoerri, Anecdotomania. Daniel Spoerri sur Daniel Spoerri, Editions des Beaux-arts, 2021. Elle a organisé plusieurs colloques internationaux dont elle a co-dirigé les actes, notamment, Artistes enseignantes. La transmission au prisme du genre avec Aware association for women artists en 2020. Elle enseigne à Sciences Po, à Paris.